
La participation bien comprise
Le concept de participation, au cœur de l’idéal démocratique, se décompose en trois moments : prendre part (s’engager), apporter une part (contribuer) et recevoir une part (reconnaissance). Ils peuvent servir de critères à l’enquête sociale et permettent d’identifier différentes variétés d’injustice.
La participation des gens à l’existence des groupes dont ils sont membres est intrinsèquement souhaitable : logée au cœur de la démocratie, elle est aussi à l’origine de toute expérience éducative, nourrissante, plaisante, partagée – bref, digne d’être vécue. Aussi bien ordinaire que spécialisée, elle est essentielle à la construction de la personnalité de chacun comme à la cohésion des groupes dont les individus dépendent pour leur développement. C’est dire que participer est beaucoup plus exigeant que ce qu’on imagine. Ce n’est pas activer tel ou tel dispositif, répondre à telle ou telle convocation, appuyer sur le bouton vers lequel la flèche est dirigée, cliquer, « liker », réagir de manière unilatérale en disant oui ou non. Au contraire, qu’elle soit sociale, politique, professionnelle, scolaire, la participation implique une forme de vie complexe en laquelle se combine prendre part, apporter une part et recevoir une part[1].
Prendre part
Prendre part à une conférence, à une randonnée, à un dîner entre amis : il faut un certain engagement, il faut y être et en être, mais sans exigence particulière. Certains sont très actifs, d’autres plus discrets. Chacun adopte, dans certaines limites bien sûr, le comportement qui lui plaît. Par exemple, parmi les promeneurs, certains ouvrent le pas, d’autres observent les oiseaux, d’autres discutent entre eux. Certains ont préparé le circuit et d’autres les sandwichs.
Bien que très ordinaire, deux écueils guettent le prendre-part. D’une part, la transgression des règles implicites ou non du regroupement ponctuel qui en est le site le met en péril. Que l’un d’entre nous se mette à vitupérer au cours d’une conférence publique ou à mal se conduire au restaurant le détruit. Le prendre-part suppose des relations civiles et civiques qui définissent une certaine normalité. Mais, d’autre part, l’adhésion inconditionnelle des individus aux groupes menace autant le prendre-part que leur dissociation sous l’effet d’une attitude inadaptée. Il y a à méditer l’opposition entre prendre part et faire partie. J’ai proposé d’opposer commun et collectif pour rendre plus saillante la distinction entre les groupes préexistants auxquels l’individu doit sacrifier son individualité, comme dans la « foule psychologique » ou dans la fraternité (ou la mort), et ceux qui résultent d’une association libre et volontaire, si ponctuelle ou informelle qu’elle soit. Autant les premiers supposent une affiliation inconditionnelle qui peut aller jusqu’à l’effacement de soi, autant les seconds sont propices à l’expression individuelle et à l’épanouissement d’une personnalité singulière et unique.
Apporter une part
L’exigence est plus importante pour « apporter une part », autrement dit contribuer. La relation participative s’enrichit d’apports aussi variés qu’il y a d’individus. Pour comprendre ce qu’elle désigne, on peut penser à un orchestre, dont les membres, loin d’être interchangeables, jouent chacun leur partie en écoutant les autres, ou aux spécialistes d’un domaine scientifique précis dont les discussions, les échanges, les confrontations constituent la condition même de leur activité commune. Voilà pour des exemples sociaux.
Il en existe dans tous les domaines, notamment dans celui de la politique relevant du régime de la démocratie libérale. C’est en effet dans ce domaine que l’amenuisement de la participation est d’une telle ampleur qu’on en a conclu à une crise à la fois de la démocratie, qui aurait été vidée de sa substance, et de la représentation des citoyens par des dirigeants qui ne représenteraient plus que leurs propres intérêts. Afin de pallier ces graves défauts, on a créé moult instances de participation. On pourrait d’ailleurs, comme je l’ai suggéré dans mon livre, qualifier la démocratie libérale de contributive, plutôt que de participative, tant cet adjectif a été dévoyé. En effet, il est contraire à l’histoire de ce régime de confiner la fonction des citoyens dans le domaine de la surveillance des dirigeants, de l’approbation ou de la critique vis-à-vis de leurs actions. Certes, la démocratie « représentative » suppose que les citoyens évaluent l’action de leurs dirigeants, que ceux-ci rendent des comptes et que ceux-là votent en conséquence de ce qu’ils constatent, mais cette activité n’est qu’un moyen au profit de ce qui a été énoncé comme la finalité sans âge de l’idéal démocratique, à savoir l’autogouvernement, le fait d’agir sous le contrôle de ses propres convictions, de prendre des initiatives et de les suivre jusqu’à la complétion du cours d’action entrepris, de « commencer quelque chose de nouveau » comme le disait Arendt.
En se rencontrant, en enquêtant, en identifiant leurs intérêts communs, en préconisant telle initiative, les citoyens contribuent d’autant mieux aux décisions politiques qu’au lieu de se cantonner dans le rôle de spectateur du pouvoir, ils influent concrètement sur les conditions de leur existence commune. Ce faisant, ils participent réellement à l’élaboration des finalités de l’association politique. Au lieu d’être seulement consultés sur un certain panel de moyens en fonction d’une fin implicitement non négociable, ils portent la discussion sur les modalités mêmes de leur existence. Par exemple, au lieu d’être cantonnés dans le choix d’un dallage ocre ou brique pour la réfection de la place de leur quartier, ils interrogent la pertinence du projet municipal de réhabilitation, le devancent ou le discutent en fonction des priorités qu’ils parviennent à dégager en se mettant d’accord entre eux, en amont de la décision politique.
Les citoyens contribuent d’autant mieux aux décisions politiques qu’ils influent concrètement sur les conditions de leur existence commune.
La contribution est tout autant bordée d’écueils que le prendre-part : d’une part, afin d’être effective, il lui faut mobiliser des éléments réellement existants. Une contribution fait une différence, sans quoi elle n’est pas une contribution. La part apportée ne peut être fantasmatique. D’autre part, elle est telle dans la mesure où elle entre en relation avec d’autres contributions distinctives qui, ensemble, constituent un monde commun. On ne pourrait considérer comme une contribution un geste sans connexion avec ce qui est là. Par exemple, tel randonneur qui apporterait une carte des Calanques alors que la balade est prévue sur la Côte Bleue ne saurait être un contributeur. Finalement, la part apportée doit rencontrer son ou ses récipiendaires. On peut rappeler aussi la fable de la Fontaine, Le Renard et la Cigogne.
Recevoir une part
Finalement, il existe une condition fondamentale de la contribution, qui consiste en la reconnaissance qu’elle a bien lieu. Je peux nier en effet avoir reçu telle somme, avoir bénéficié de l’affection de mes parents ou des bienfaits des aides sociales de mon pays. La part apportée suppose une part reçue, à commencer par celle de la reconnaissance. À défaut de celle-ci, dont l’absence est si lourde et traumatisante lorsqu’il s’agit de la contribution de peuples entiers à l’histoire commune, le sentiment de superfluité ou d’inutilité qui accompagne souvent les personnes exclues de la contribution se perpétue, engendrant l’expérience amère de l’injustice. À ce bénéfice nécessaire s’en adjoignent d’autres tout aussi décisifs. Afin de contribuer, l’individu concerné doit avoir accès à un certain nombre de ressources, de biens, de compétences, que seule la société présente peut lui apporter. Faute d’avoir accès à des cours de français langue étrangère, les primo-arrivants, par exemple, courent le risque de ne pas pouvoir s’intégrer. Le même raisonnement s’applique bien sûr à l’école, ainsi qu’aux accomplissements culturels et artistiques dont la raison d’être et le mode de fonctionnement sont qu’ils soient largement partagés. On touche là à un aspect fondamental de l’action politique en faveur de la distribution égale des opportunités d’accès non seulement aux fruits de notre civilisation mais, par là même, à notre propre individuation.
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Les trois phases de la participation bien comprise que sont prendre part, apporter une part et bénéficier d’une part n’existent que rarement à l’état pur. Elles se combinent en de multiples situations dont les unes sont parfaitement ordinaires et les autres, exceptionnelles. Ici, je les ai dissociées pour les besoins de la présentation et, éventuellement, pour qu’elles puissent être utilisées comme des critères sur le terrain de l’enquête sociale et d’analyse politique. Mais leur dissociation est bien réelle. C’est à elle que se rapportent de nombreuses injustices. Bénéficier sans contribuer est caractéristique du profit indu, de l’exploitation, du mensonge. Contribuer sans bénéficier est caractéristique d’un nombre si colossal de situations qu’il est vain d’en énoncer quelques-unes. Quant à la suppression du prendre-part, elle est la chose la plus courante au monde. De l’individu anomique (Durkheim), désocialisé (Merton), « démoralisé », « perdu » (Dewey), privé de tout lien social normal (Arendt), désocialisé, enfermé en lui-même (Tocqueville), il en est sans cesse question. C’est parce que la possibilité de se relier ne va pas de soi que les sciences sociales existent, et c’est parce que l’importance de se relier est la plus grande et la plus fondamentale, tout le reste en dérivant, que, par exemple, Aristote avait considéré l’amitié comme la vertu cardinale.
[1] - Joëlle Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Les Voies du politique », 2011.