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Photo : Bruno Kelzer
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La fin du libre-échange ?

La crise sanitaire a mis au jour les pénuries et difficultés d’approvisionnement dont souffrent de nombreux pays Européens. La doctrine du libre-échange montrerait-elle des signes de fatigue ?

La crise du coronavirus a marqué un revirement inattendu pour nombre de dirigeants politiques qui ont redécouvert les vertus de la production industrielle nationale, face à la pénurie de matériel et d’équipement médical et face à la dépendance stratégique et humaine dans laquelle le système commercial mondialisé a placé les sociétés contemporaines. Les économies européennes ont été particulièrement fragilisées par des décennies de reventes d’entreprises à des investisseurs étrangers peu soucieux de leur stabilité économique et par les délocalisations à tout-va. Ces optimisations géoéconomiques des rendements financiers ont mené à la destruction d’un ensemble d’infrastructures de production et de savoir-faire, et les sociétés en paient désormais le prix d’une grande vulnérabilité.

L’essor du libre-échange

La théorie libérale naît en Angleterre, où la bourgeoisie émergente s’oppose aux privilèges héréditaires de la classe aristocratique. Ainsi s’explique l’aversion d’Adam Smith pour les monopoles, créés par des États mercantilistes, et son enthousiasme pour le marché comme mécanisme garantissant l’harmonisation des intérêts individuels. Le libéralisme nourrit également une vision de l’ordre international fondée sur le libre-échange, dont David Ricardo pose les bases théoriques. Il développe le fameux exemple du commerce de tissu et de vin entre l’Angleterre et le Portugal, et conclut que les États devraient renoncer à produire ce qu’ils peuvent acquérir à moindre coût à travers les échanges commerciaux : « Cette quête de l’avantage individuel est admirablement liée au bénéfice universel du tout2. »

Bien entendu, Karl Marx répond dès la fin du xixe siècle que l’extension du commerce à l’échelle mondiale n’est rien d’autre que la réponse des bourgeoisies nationales à la tendance naturelle à la baisse des taux de profit. Ricardo écrit en effet, juste avant le passage cité : « L’augmentation du taux de profit ne peut résulter que d’une baisse des salaires, et il ne peut y avoir de baisse permanente des salaires que s’il y a une baisse du coût des produits nécessaires à l’existence3. » Ainsi, le coût de la reproduction de la force de travail décroissant grâce aux produits importés, les salaires peuvent être réduits et les profits augmentent.

Mais l’insistance libérale sur l’harmonisation des intérêts est un projet politique, et non une règle économique. Face au réel, la théorie du libre-échange se heurte au caractère hiérarchique de l’économie mondialisée. Même au sein des deux ordres internationaux fondés sur la rhétorique du libre-échange, la domination impériale britannique et l’après-1945 américain, les entraves au commerce persistent, souvent instaurées ou défendues par les puissances libre-échangistes elles-mêmes (des privilèges commerciaux britanniques avec la Chine instaurés dès le traité de Nankin aux réticences des États-Unis à l’ouverture commerciale de leur secteur agricole).

Au-delà de l’idéologie

Néanmoins, cette utopie d’un marché unifiant le monde qui émerge au tournant du xixe siècle deviendra la cosmologie politique de l’après-1945, face à l’autre cosmologie politique moderne, le nationalisme, qui crée des communautés de destin distinctes et s’oppose ainsi, même dans sa version bénigne, à l’union universelle des hommes. Pour les internationalistes libéraux, le commerce, en harmonisant les intérêts individuels, crée petit à petit des intérêts communs, qui sont le socle d’une paix durable entre les États modernes. Si le libre-échange garantit la paix, qui oserait le remettre en cause sans être belliqueux et moralement répréhensible ?

En outre, Hayek associe la planification économique au totalitarisme et y oppose le mécanisme compétitif à l’œuvre dans les marchés, dont l’incertitude fondamentale garantit la liberté politique4. Bien entendu, les expériences nazie et soviétique semblent confirmer son analyse et prouver la supériorité morale du laisser-faire économique comme source de libertés.

La doctrine libérale soutient paradoxalement que, dans un monde orienté par la croissance économique, des États peuvent à la fois être en concurrence pour l’accumulation de capital et partager équitablement ce capital. L’invention théorique de la croissance infinie permet de contourner ce paradoxe : alors que les États luttent pour accaparer des parts de gâteau, le gâteau augmente constamment grâce à cette lutte. Une folie dans un monde fini ! Même la croissance du système financier, sorte de sursis immatériel de la croissance économique, a fini, en 2008, par se heurter aux contraintes du réel. La concurrence mène naturellement au monopole, plutôt qu’à une répartition harmonieuse des ressources. C’est précisément la raison d’être des agences publiques de régulation de la concurrence. L’ordre libéral international fondé sur le commerce libéré est d’ailleurs pensé par les États à travers un prisme étonnement guerrier.

Depuis la fin de la guerre froide, le libéralisme a disqualifié toute idéologie contradictoire comme utopique et a revêtu un caractère indiscutable. Penseurs et dirigeants libéraux ont reproduit l’illusion que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’à ce qu’il soit rattrapé par la réalité : la dépendance commerciale, les vulnérabilités stratégiques, les dommages sociaux, culturels et environnementaux d’un commerce mondial débridé.

Paul Ricœur rappelait que l’idéologie, malgré ses travers, avait une « fonction saine », celle de « guérir l’utopie de la folie où elle risque de sombrer » en donnant « à une communauté historique l’équivalent de ce que nous appelions hier une identité narrative5  ». Le libéralisme post-idéologique sombre ainsi dans les dangereux travers de l’utopie, niant le réel et refusant toute utopie alternative.

Scénarios politiques

Plusieurs scénarios pour le futur proche semblent plausibles. Il est d’abord possible qu’à mesure que le libéralisme cède du terrain, un protectionnisme crispé le remplace, mais qu’embourbé dans la poursuite obsessionnelle de la croissance, il réponde avant tout à des logiques de concurrence et d’agression renouvelées (la décision allemande et française de bloquer les masques destinés à l’exportation vers l’Italie à leurs frontières en est un exemple).

Mais il est également possible d’envisager un protectionnisme apaisé, qui réintroduirait des paramètres sociaux et environnementaux de bon sens. Cela supposerait de repenser la coopération entre États comme solidarité et de rappeler que l’économie, irréductible au marché, est l’organisation politique de la production de biens et services essentiels à l’existence d’une communauté humaine. Seuls des États-nations démocratiques puissants pourront se doter de capacités de planification stratégique et porter de nouveaux projets de société qui ne soient pas uniquement mus et légitimés par la quête effrénée et mortifère de la croissance.

Il est possible d’envisager un protectionnisme apaisé, qui réintroduirait des paramètres sociaux et environnementaux de bon sens.

Selon un troisième scénario, les promoteurs du libéralisme risquent d’imposer leur projet de manière autoritaire. Ainsi, qu’est-ce que le modèle chinois, sinon un totalitarisme de marché ? La Chine sait parfaitement s’intégrer à l’ordre libéral mondial et en devient même le nouveau leader face au repli protectionniste américain6. Peut-être assistera-t-on à une convergence inédite entre le totalitarisme de Xi Jinping et le rêve économique des libéraux. On a fort à craindre d’un avenir toujours tourné vers la croissance à tout prix, et la réintroduction, justifiée par la crise économique qui se profile, de la panoplie habituelle des injonctions libérales (intégration, dérégulation, flexibilisation), alliée à la nouvelle utopie post-idéologique du xxie siècle : la numérisation des activités humaines. Il est donc impératif de penser de nouvelles possibilités politiques.

  • 1.Assistant Professor en relations internationales et science politique à Franklin University (Suisse). Spécialiste d’économie politique, ses travaux de recherche se concentrent sur les politiques de nation branding et de compétitivité mises en place par les États depuis les années 1980.
  • 2.David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt [1817], trad. sous la dir. de François-Régis Mahieu, Paris, Flammarion, 1992.
  • 3.Ibid.
  • 4.Voir Friedrich A. Hayek, La Route de la servitude [1944], trad. par Gérard Blumberg, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
  • 5.Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social » [1976], dans Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1998.
  • 6.Voir John G. Ikenberry, “Why the liberal world order will survive”, Ethics & International Affairs, vol. 32, n° 1, 2018.

Juliette Schwak

Enseignante-chercheuse en relations Internationales et science politique à Franklin University Switzerland. Elle est spécialiste de la Corée du Sud et ses travaux se concentrent sur l’économie politique internationale. Diplômée de Sciences Po puis d’un doctorat de la City University of Hong Kong, elle a étudié, vécu et travaillé en Corée, à Hong Kong, aux Philippines et au Japon.…

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