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Paul Vergès et Aimé Césaire, DR
Paul Vergès et Aimé Césaire, DR
Flux d'actualités

Les Antilles, soixante ans après

Entre les Antilles et la France, les liens demeurent, soixante après un numéro spécial de la revue Esprit, à la fois étroits, artificiels et fragiles. Mais la perspective d’une émancipation totale semble durablement enterrée.

En avril 1962, paraissait le n° 305 « nouvelle série » d’Esprit, avec un copieux dossier intitulé « Les Antilles avant qu’il soit trop tard »1. L’occasion, exactement soixante ans plus tard, de faire le point sur les prises de position de l’époque à la lumière de la réalité d’aujourd’hui.

Des liens étroits, artificiels et fragiles

La préparation et, pour l’essentiel, la rédaction du dossier sur les « Antilles » (les Antilles françaises et la Guyane) ont été confiées à des anciens du Front antillo-guyanais pour l’autonomie (FAGA), créé au printemps 1961 à Paris et dissout sur instruction du général de Gaulle dès l’été suivant. Quatre articles sur cinq sont en effet de la plume des quatre fondateurs du FAGA : le premier, intitulé « L’assimilation, forme suprême du colonialisme », est signé de Paul Niger, le nom de plume d’Albert Béville, administrateur diplômé de l’École de la France d’outre-mer, qui périra deux mois plus tard dans l’accident d’un avion qui le ramenait en Guadeloupe. Il est suivi par un article intitulé « Chronique de la répression », signé de Marcel Manville, ami et compagnon de Frantz Fanon dans les Forces françaises libres, avocat du Front de libération nationale (FLN). Le sombre tableau des « Réalités économiques » est dû à un certain E. Marie-Joseph, plus vraisemblablement Cosnay Marie-Joseph, secrétaire général du Parti communiste martiniquais, qui sera interdit de séjour dans son île. Enfin, Édouard Glissant revient sur la situation « coloniale » dans « Culture et colonisation : l’équilibre antillais ». Un cinquième article intitulé « Le climat social » a été confié à Yvon Leborgne, professeur de philosophie, expulsé de Guadeloupe l’année précédente en vertu de l’ordonnance (promulguée en octobre 1960 et qui ne sera abrogée qu’en 1972) autorisant le rappel d’office en Métropole des fonctionnaires jugés turbulents. Le dossier contient également des poèmes d’Henri Corbin, Gabriel Jos et Sony Rupaire.

On trouve déjà dans le texte de Glissant l’ébauche de ce qui deviendra sa théorie de la créolisation : « Tous les peuples naissent un jour et ce n’est pas parce que les Antillais n’ont pas une culture nationale autochtone qu’ils sont condamnés à la déculturation éternelle. Au contraire. Littéralement suscité par l’entreprise occidentale de colonisation, le peuple antillais bénéficie (ou plutôt bénéficiera) de participer à la fois de plusieurs courants culturels. » « Bénéficiera » car, ajoute-t-il, « tout cela ne sera possible qu’à partir du moment où le peuple antillais se dirigera lui-même ». Ailleurs dans son texte, il évoque l’« émancipation totale » qu’il imagine dans le cadre d’une future fédération antillo-guyanaise. Même son de cloche chez P. Niger : « Le développement du pays se fera par lui-même sous la direction de l’autorité politique qu’il se sera librement choisie, à travers un bouleversement fondamental des structures économiques et sociales traditionnelles, ou ne se fera pas. » Le mot « indépendance » n’est pourtant pas prononcé. On lui préfère celui d’« autonomie », largement utilisé : « une option imposée par les épreuves subies, par l’analyse des conditions d’agonie du colonialisme aux Antilles », selon Y. Leborgne. Force est de reconnaître que les contours de cette autonomie demeurent très flous. E. Marie-Joseph entrevoit « une profonde révolution dans la conception de nos rapports avec la France », tandis que M. Manville reconnaît « qu’une solution originale [reste] à trouver, en fonction des caractères propres aux Antilles ». C’est que, en effet, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane font partie, avec la Réunion, des « quatre vieilles colonies » qui entretiennent avec la France des relations intimes, sans commune mesure avec celles qu’ont pu nouer les territoires de l’empire en cours de décolonisation.

P. Niger souligne l’existence, « entre les Antilles-Guyane et la France, de liens à la fois étroits, artificiels et fragiles » : étroits parce que les Antillais sont convaincus qu’ils ne pourraient pas vivre sans la France, artificiels faute d’un réel développement économique, mais fragiles en raison d’une situation sociale explosive. Telle était la situation en 1962, telle est la situation aujourd’hui. Quant au premier point, le refus par les Martiniquais et les Guyanais en 2010 (les Guadeloupéens ayant refusé le principe même d’une consultation) de quitter « l’abri » de l’article 73 de la Constitution (relatif aux départements et plaçant ceux-ci par principe sous l’empire de la loi commune) pour les « périls » de l’article 74 (relatif aux territoires d’outre-mer et écartant par principe ceux-ci de l’application de la loi commune), le démontre suffisamment. Et la fusion du département et de la région, acquise en 2015, mettant fin à l’aberration des « régions monodépartementales » (mais toujours dans les seules Martinique et Guyane), ne s’est pas accompagnée de transferts de compétences significatifs. On ne peut que constater le manque d’appétence des populations comme des élus pour la large autonomie que la loi rend désormais pourtant possible. L’exemple des transports et de l’eau, gérés au plan local, conduit à douter de la capacité des élus d’assumer des responsabilités plus importantes et ces derniers ne sont d’ailleurs pas mécontents de pouvoir se retourner vers la Métropole en cas de besoin. La perspective d’une « émancipation totale » semble donc enterrée, sinon définitivement, du moins pour un bon moment.

Une situation de dépendance économique

Du point de vue économique, la relation entre la Métropole et les désormais « collectivités territoriales d’outre-mer » est encore plus artificielle qu’il y a soixante ans, la dépendance aux transferts financiers publics n’ayant cessé de croître. Les « dépenses budgétaires de l’État » s’élevaient, en 2017, à 10 000 € par habitant de moins de 60 ans en Martinique et en Guyane, 11 000 € en Guadeloupe, contre 7 000 € en Métropole, à quoi il convient d’ajouter 2 200 € de « dépense fiscale » par habitant (toujours de moins de 60 ans), spécifiques à l’outre-mer (taux de taxe sur la valeur ajoutée et barèmes d’impôt sur le revenu réduits, etc.), sans compter le surplus dans les dépenses de la Sécurité sociale. Ces efforts financiers ne sont toujours pas parvenus à combler les écarts de revenus avec la Métropole. Pour donner un ordre d’idées, le revenu disponible brut par habitant s’élevait en 2014 à 16 700 € en Martinique, 15 200 € en Guadeloupe et 10 500 € en Guyane contre 20 400 € en Métropole. Quant au taux de chômage, il atteignait, fin 2020, 17 % en Guadeloupe, 16 % en Guyane et « seulement » 12 % en Martinique, mais ce chiffre demeure sensiblement plus élevé que celui de la France entière (8 % hors Mayotte) à la même date. 

Les chiffres du revenu moyen par tête dissimulent de très fortes inégalités. Pour prendre l’exemple de la Martinique, celle-ci compte 30 % d’allocataires du revenu de solidarité active (6 % en Métropole), un tiers des Martiniquais sont sous le seuil de pauvreté, la moitié des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. À l’inverse, les mieux lotis sont plus riches qu’en Métropole (le revenu mensuel minimum du neuvième décile s’élevait, en 2017, à 3 100 €, contre 3 010 € en Métropole, selon l’Enquête sur le budget des familles 2017 de l’Insee). La fonction publique au sens large, même moins gâtée que dans les autres territoires ultra-marins – la sur-rémunération n’atteint « que » 40 % par rapport à la Métropole ! –, est un nirvana, ce qui ne peut que renforcer le clientélisme. Un rapport réalisé en 2003 chiffrait le « taux d’administration » (le rapport entre le nombre d’employés de la fonction publique et la population) à 32, 7 % dans les départements d’outre-mer contre 22, 5 % au niveau national. Un autre rapport faisait état de 30 % de sureffectifs en moyenne dans les communes de Guadeloupe par rapport aux communes métropolitaines. Aux Antilles, se côtoient ainsi les stigmates d’une grande pauvreté et les symboles d’une consommation ostentatoire, en particulier automobile. Le niveau des immatriculations de véhicules neufs dépasse 1 000 véhicules en moyenne mensuelle en Martinique, chroniquement embouteillée.

La situation de dépendance économique se lit également dans les chiffres du commerce extérieur. Pour ne prendre que l’exemple martiniquais, les exportations représentaient 12 % des importations en 2020, 64 % de ces dernières provenant de la Métropole. La production est donc loin de couvrir les besoins, à l’exception des bananes et du rhum. Concernant les bananes, on peut comparer les exportations martiniquaises actuelles avec les chiffres fournis par E. Marie-Joseph dans son article : 30 000 tonnes en 1938 et 100 000 tonnes en 1958 contre 150 000 tonnes en moyenne de nos jours. Cette augmentation de la production s’est payée par l’usage abusif d’un pesticide, le chlordécone, interdite aux États-Unis dès 1977 mais dont l’usage aux Antilles s’est prolongé jusqu’en 1993 en raison de dérogations successives. Ce produit organochloré, qui est une cause avérée de cancers, a empoisonné les sols et les cours d’eau et l’on est toujours incapable de l’éliminer. Quant au sucre, dont la Martinique exportait jusqu’à 60 000 tonnes en 1958, elle doit aujourd’hui en importer. Une seule usine subsiste, lourdement subventionnée, tandis que l’essentiel de la production de cannes est accaparé par la filière rhum, plus rémunératrice que le sucre. La production de rhum, toujours en Martinique, est actuellement de l’ordre de 100 000 hectolitres d’alcool pur, dont plus de 80 % sont exportés.

C’est donc peu de dire que la situation antillaise est fragile. Elle l’est au plan économique, puisque ces territoires dépendent massivement des importations pour satisfaire les besoins de la population, au point qu’on a pu parler d’une économie de « consommation sans production ». Elle l’est au plan politique, puisque c’est grâce aux transferts financiers que le niveau de vie des Antillais, bien que plus faible que celui de la Métropole, peut être nettement supérieur à celui des îles indépendantes voisines. Elle l’est encore et surtout au plan social, comme le montrent les explosions périodiques, marquées par les destructions, les pillages et les violences, mobilisant une frange de la population (souvent des jeunes chômeurs sans diplôme) qui ne demande qu’à en découdre.

Si le constat que l’on peut faire aujourd’hui à propos des Antilles demeure globalement le même que soixante ans en arrière, il existe néanmoins une différence notable. Alors que la démographie était encore très dynamique en 1962, on assiste aujourd’hui à un renversement complet de la tendance, avec une baisse accentuée de la population. Suivant les chiffres du recensement de 1946 repris par E. Marie-Joseph, la Guadeloupe comptait 280 000 et la Martinique 260 000 habitants. La population, qui n’avait cessé ensuite de croître, a connu un sommet en 2010 (respectivement 400 000 et 390 000 habitants) et diminue désormais (380 000 et 360 000 habitants en 2018) et ce malgré des taux de fécondité légèrement plus élevés qu’en Métropole (respectivement 2, 1 ; 1, 95 ; et 1, 84 enfants par femme). À l’exception de la Guyane, dont la population connaît encore une forte croissance du fait de l’immigration en provenance du Surinam et du Brésil, la démographie des deux collectivités des Antilles françaises est marquée par l’exode des jeunes, désespérant de trouver un emploi sur place. Mais tandis que la présence d’un chômage déjà massif en 1962 avait entraîné, dès l’année suivante, la création par le gouvernement du Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (BUMIDOM), les départs, qui n’avaient pas cessé après la fin du BUMIDOM en 1981, se poursuivent désormais à un rythme accéléré.

Quelle autonomie ?

Les auteurs du dossier d’Esprit ont laissé dans le vague le contenu de l’« autonomie » qu’ils appelaient de leurs vœux. Par la suite, bien que le mot d’ordre d’autonomie soit longtemps demeuré au centre des débats politiques, cette notion n’a fait que rarement l’objet de discussions sur le fond. En août 1971, cependant, une convention réunissant quinze organisations politiques des quatre départements d’outre-mer dans la commune du Morne-Rouge en Martinique a débouché sur le mot d’ordre d’autonomie. Le communiqué final fournit la liste des douze compétences qui devraient être remises à chaque « État autonome » : « élaboration et exécution de plans de développement ; commerce intérieur et commerce extérieur ; règlementation du crédit et de l’épargne ; régime fiscal et régime douanier ; contrôle de la Fonction publique et de l’Administration judiciaire ; organisation des services et offices territoriaux ; régime de propriété des moyens de production ; accords économiques et financiers ; éducation et information ; police ; tutelle des collectivités locales ; garantie du plein exercice des libertés publiques ». Comme il n’est question nulle part de compétences partagées avec la Métropole, il faut en déduire que cette liste correspond à des compétences exclusives, ce qui reviendrait à doter les nouvelles entités politiques de pouvoirs bien supérieurs à ceux des États fédérés au sein des fédérations. L’État français ne conserverait alors que ses compétences en matière de relations extérieures (hors commerce) et de défense, tout en continuant à apporter un financement d’un niveau au moins égal au niveau antérieur, « pour faire face aux conséquences de trois siècles de colonisation2 ».

La dernière tentative pour donner un sens relativement précis au concept d’autonomie est dûe à Aimé Césaire, alors candidat aux législatives de 1978 pour la circonscription de Fort-de-France, dans le discours dit des « Trois voies et des cinq libertés ». Écartant les deux voies que seraient le maintien de la départementalisation (qu’il avait pourtant défendue devant l’Assemblée en 1946) et l’indépendance, il se rallie à une autonomie articulée autour de cinq libertés (douanière, commerciale, économique, culturelle et politique), insuffisamment détaillées mais visiblement inspirées du programme de Morne-Rouge, à l’élaboration duquel son Parti progressiste martiniquais avait d’ailleurs contribué. Césaire allait, lui aussi, plus loin que dans les fédérations existantes, puisqu’il prévoyait par exemple que les responsables des différentes administrations – y compris les administrations déconcentrées de l’État – seraient choisis et contrôlés par le peuple martiniquais auquel ils devraient rendre des comptes.

Ces perspectives sont, dans tous les cas, très éloignées des quelques progrès vers davantage d’autonomie que les populations ultramarines, prises au piège de l’impossible émancipation, seraient prêtes à accepter.

  • 1. Ce numéro se distingue dans la série par un épais cahier (quarante pages sur papier bleu) contenant des publicités de revues et d’éditeurs désireux de marquer leur « solidarité tangible » avec la revue, à la suite du plasticage dont elle venait d’être victime.
  • 2. Le texte de la convention de Morne-Rouge est disponible sur le site de La Tribune des Antilles.

Michel Herland

Michel Herland est professeur honoraire des universités. Il dirige le journal en ligne Mondes francophones. Il est notamment l’auteur des Lettres sur la justice sociale à un ami de l'humanité (Le Manuscrit, 2006) et du roman La Mutine (Andersen, 2018).