La prison face au djihad. Table ronde
Cette conversation examine la manière dont le terrorisme affecte la prison. Elle passe en revue les différentes motivations des terroristes (affirmation de soi, volonté humanitaire, désir de mort, rite d’initiation, engagement politique…) pour renouveler l’esprit de la peine.
Antoine Garapon – Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à cette table ronde qui a pour objet d’engager une réflexion sur la prison, d’aborder la question du terrorisme qui bouscule notre conception de la peine et notre rapport à la mort, à la mythologie et à la religion.
Farhad Khosrokhavar – Je réfléchis à la nature du djihadisme en termes de subjectivités d’acteurs et de création de sens. Quoi qu’on en dise, le djihadisme a rapport avec la religion : c’est du « religieux enragé ». Dans des sociétés hyper-sécularisées comme la France, la quête de sens ne peut plus se concentrer sur des thématiques utopiques comme le républicanisme ou la laïcité, mais concerne des « dystopies » du type djihadiste. Il y a bien des racines sociales, liées pour une bonne partie des djihadistes à la configuration des banlieues, mais il y a aussi un rapport au religieux. Ma thèse est la suivante : plus vous excluez le « religieux apprivoisé », plus vous faites le lit d’un religieux ensauvagé et violent. Une laïcité sereine devrait faire sa place au religieux normal, apprivoisé, dans l’espace public. Évidemment, cela pose un vrai problème pour le républicanisme, le féminisme de l’éradication et d’autres ; le « fondamentalisme laïc », par exemple, a tendance à identifier le religieux à des formes de pathologies sociales. Le religieux n’est pourtant pas pathologique en soi et le confiner dans l’espace privé strict pose problème. Il faudrait que des formes religieuses d’expression de soi soient autorisées dans l’espace public afin d’évincer les formes hyperviolentes du religieux comme le djihadisme ou les religiosités sectaires.
Guillaume Monod – Dans le débat public, on commet une erreur importante en ne distinguant pas le religieux et le spirituel. La laïcité, qui au départ était la régulation du religieux dans l’espace public, est devenue en pratique une interdiction de toute forme de spiritualité, religieuse ou non.
Je distingue quatre types de rapports au religieux : le théologique, le politique, le mythologique et le mafieux. Il y a quelque temps, l’imam de la maison d’arrêt de Villepinte m’a signalé un détenu qui n’allait pas bien et que j’ai vu une fois. Cet homme de 20 ans était maltraité par les autres détenus, car incarcéré pour pédophilie. Aujourd’hui, il ne veut plus consulter : il s’est laissé pousser la barbe, il a arrêté de fumer du cannabis, et plus personne ne l’embête, parce qu’il a rejoint le clan des « barbus » pour des raisons matérielles et de protection, un « recrutement » mafieux typique qui n’a rien à voir avec la théologie ou la politique. Il y a donc des facteurs variés, qui parfois se mélangent et amènent au djihadisme.
J’assure le suivi de personnes fichées « S1 », qui sont parties, ou ont voulu partir, en Syrie : ce qui me frappe, c’est leur inculture politique et religieuse, la plupart ne connaissent même pas les cinq piliers de l’islam ! Ils ne se sont jamais impliqués politiquement, ni souciés de ce qui se passait pendant les printemps arabes dans leur pays d’origine. Un seul a eu un bref engagement politique aux côtés de Mélenchon. Après quelques meetings politiques, quand il a vu ce que c’était, il m’a dit : « La politique, c’est énormément de compromissions pour énormément de déceptions. » Il a laissé tomber pour devenir logisticien dans une filière de recrutement au djihad…
L’invitation au voyage
Ce qui est déterminant pour ces jeunes dans l’engagement pour le djihad, c’est le rapport mythologique à l’islam. Certains m’expliquent que le Coran de la Syrie n’est pas celui de la France et donc qu’en Syrie, on a le droit de tuer ; ils portent un chignon car le Prophète attachait ses cheveux ainsi pour les combats ; ils s’habillent en blanc car le Prophète s’habillait ainsi pour supporter la chaleur du désert. Ce qui est fondamental, c’est cette dimension de voyage initiatique, ces combats mythiques du Prophète qui se réactualisent en Syrie. Ils y partent dans une dynamique de groupe de copains, contre l’avis des parents.
Aujourd’hui, l’institution carcérale ne sait pas quel sens donner à leur incarcération. Comme la théologie est marginalisée dans l’espace public, que la politique ne les intéresse pas, que le rapport mafieux est très minoritaire, ils vont donner du sens à leur incarcération en faisant appel à la mythologie, à leurs fantasmes. Quelques-uns me parlent de l’Afghanistan et de Ben Laden, non pas de manière historique ou politique, mais comme un mythe, donnant l’exemple que les corps des combattants tués ne se décomposaient pas mais sentaient le musc, en référence à tel ou tel hadith2. Quand on leur demande les raisons de leur départ, ils ont toujours les mêmes éléments de réponses : « avoir la belle vie » ; « mon frère est parti là-bas et m’a promis que je pourrais être ingénieur dans le pétrole » ; « Assad, c’est le mal, je vais faire de l’humanitaire, sauver les civils qu’il massacre. » Il y a toujours dans leurs discours cette dimension de l’altruisme, qui a entre autres pour fonction de se pardonner à soi-même de faire souffrir ses parents en partant malgré leur interdiction.
A. Garapon – Il y a cinquante ans, la question de la délinquance des mineurs était ramenée à la question des bandes d’adolescents, du voyage initiatique de 1968… Le djihadisme ne cache-t-il pas aujourd’hui une initiation impossible, qui ne rencontre plus d’adulte consistant en face ? L’autorité est incapable de s’assumer : vont ouvrir des centres de « déradicalisation », mais n’y viendront que ceux qui le voudront, comme si l’institution n’était pas assez sûre d’elle-même pour contraindre.
Jean-Louis Schlegel – Il y a vingt ans, quand on voyait des jeunes des quartiers qui revenaient à l’islam, se laissaient pousser la barbe, se baladaient en djellaba, on se disait, peut-être par « bien-pensance », que ces jeunes-là « rentraient dans le rang » grâce à l’islam retrouvé, d’autant plus qu’ils avaient une visée missionnaire de conversion de leurs amis, en perdition multiple dans les banlieues que la République ne parvient pas à relever. Cette génération restait, me semble-t-il, rattachée à la mosquée : on pouvait donc faire l’hypothèse d’une intégration tranquille par l’islam. Or il faut le reconnaître : ce n’est pas ce qui s’est passé. Les années 2000 ont été celles de l’islam français incapable de s’organiser, des quartiers où des formes de communautarisme s’imposent, du voile à l’école et de la présence accrue du voile dans la rue, d’Al-Qaida puis de l’État islamique où certains trouvent une forme de salut, la mythologie d’un engagement héroïque. Et naturellement de l’échec continué de la République dans les banlieues, malgré (ou, disent certains maintenant, à cause de) la politique de la ville.
F. Khosrokhavar – Il est difficile de parler des jeunes de façon indifférenciée ; il faut faire une typologie. Pour les jeunes de banlieues, il y a une dimension fondamentale, « la haine », la haine de la société comme composante anthropologique, parce qu’ils ont l’impression qu’on les discrimine, que la société les rejette, que n’importe quelle personne en uniforme les méprise, qu’ils ne sont pas vus comme des citoyens à part entière. Il y a cette logique de « ni ni » (ni Français, ni Arabe) : on vous traite de « sale Français » en Algérie et de « sale Arabe » en France. Dans cette double contrainte de saleté, ils inventent une forme de religiosité qui les rehausse à leurs propres yeux, leur donne le sentiment d’une dignité perdue, qui inverse la situation : alors qu’ils étaient jugés, et souvent condamnés, ils deviennent juges de la société mécréante qu’il faut punir ; alors qu’ils n’étaient personne, ils deviennent des chevaliers de la foi. Pour les jeunes filles de classes moyennes qui partent en Syrie, cette dimension est très importante, avec l’absence de crainte de la mort. C’est le raisonnement de tous ces courants martyristes, à commencer par ceux de la révolution iranienne de 1979.
À cette inversion de la logique du mépris, il faut ajouter une dimension paranoïaque de victimisation : le mépris est souvent plus fantasmé que réel. Cette anthropologie nouvelle de la peur fait en sorte que le mépris devient impossible. Enfin, il y a cette autre dimension qui me paraît tout aussi fondamentale : un besoin de normes. Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie de ces jeunes vient de familles patriarcales sans père3. Ce ne sont pas les familles recomposées des classes moyennes, mais des familles où le père est souvent retourné au bled et « décapité » symboliquement ; c’est alors le grand frère qui fait la loi avec sa violence. Il règne donc dans ces familles le sentiment qu’il n’y a pas de normes, que l’on ne sait pas ce qui est permis et ce qui est défendu. Chez les filles, la logique est sans doute différente, même s’il faut maintenant nuancer4. Plus les normes sont répressives, du moins à l’égard des autres, et plus elles sont attrayantes, selon une aspiration à la « servitude volontaire ». Mourir pour Dieu, tuer pour Dieu, devient une gloire. Un jeune qui avait décapité beaucoup de gens en Syrie disait : « Oui, c’est la volonté de Dieu et c’est un acte pieux. » Il y a ainsi des inversions en cascade : « Faites l’amour, pas la guerre » devient « Faites la guerre, pas l’amour. » Et l’amour ne peut se produire que dans un cadre bien prédéfini, contraire à leur expérience quotidienne, totalement désorganisée et en rupture avec l’islam.
Il y a donc bien des détenus qui adhèrent au salafisme par opportunisme. Mais la logique est plus complexe : au début, c’est par opportunisme, mais petit à petit, ils y prennent goût et il peut y avoir une identification. Autrement dit, ce nouveau rôle leur convient, et progressivement, une subjectivation fait passer de la phase instrumentale à une phase où l’ego est impliqué. Ces logiques ambivalentes me paraissent très dangereuses précisément parce qu’elles déjouent l’opposition entre l’instrumental et l’expressif. De même, une islamisation de la radicalité peut se transformer en radicalisation de l’islam. Ainsi, en prison, au début, ils sont incultes, mais ils se mettent à lire le Coran, même si c’est de manière pré-orientée, en privilégiant les sourates qui les arrangent (sur le repentir, les trésors de guerre…) et en délaissant les parties du Coran qui peuvent aller à l’encontre de cette guerre totale contre les hérétiques et les impies.
Alors, la dimension humanitaire et la recherche de la gloire existent mais, après la constitution de Daech en juin 2014 et la rhétorique du califat, une rupture s’est produite et les motivations sont devenues plus dures : « Je vais aller me battre contre les mécréants. »
Un rêve héroïque et brutal
G. Monod – Sur le plan politique, toutes les tentatives d’unification (le panarabisme, le pantouranisme, le tiers-mondisme, etc.) ont été des échecs complets. Les références au califat et à l’Oumma sont efficaces parce que ce sont des fantasmes non politiques. Quant à cette question de l’humanitaire, il y en a beaucoup qui voulaient aider leurs « frères et sœurs », mais ils reviennent de Syrie en disant : « Je pensais aller aider, vivre ma foi, mais quand j’ai vu ce qui s’y passait, au bout de quinze jours, je suis rentré parce qu’ils ne connaissent rien à la religion et ils traitent les femmes comme du bétail. »
Certains disent qu’ils ont été victimes de discriminations sociales, mais plus encore viennent de familles parfaitement installées, de classes moyennes, avec les deux parents qui travaillent. Ce qui entre en jeu, ce sont d’abord des questions de narcissisme individuel. Comme le montre Montasser AlDe’emeh5, le discours des recruteurs joue énormément sur leurs failles narcissiques. Il explique qu’il est né en Jordanie d’une famille d’origine palestinienne, où il a vécu jusqu’à 2 ans avant de partir en Belgique. Enfant, il était habité par le fantasme mythologique de ses origines, prêt à mettre son treillis pour rejoindre l’Organisation de libération de la Palestine, avec ce même mélange immature de virilité, de narcissisme et de quête d’aventure. Au cours d’un voyage de classe à Auschwitz, il voit une autre réalité d’Israël et de l’antisémitisme. À l’université, il est le seul à suivre un cours d’hébreu, auprès d’un professeur juif. Devenu chercheur en sciences sociales, il va en Syrie, pour enquêter sur le fonctionnement de type mafieux de l’État islamique. En même temps, il fait une « contre-initiation », pour savoir ce qu’il serait devenu s’il s’était engagé dans le djihad. Il constate que de nombreux discours des recruteurs consistent à culpabiliser tous les « Arabes » et « Maghrébins » en soulignant qu’à Abou Ghraib, à Guantanamo, les chrétiens violent les soldats et les femmes de l’Oumma et du califat. Ces discours mettent en parallèle la question de la virilité et de la virginité : la virilité du « frère » djihadiste est de protéger la virginité de la « sœur » voilée.
Ces jeunes sont sensibles à ce voyage initiatique parce qu’il relève de l’universel de l’esprit humain. Tous les mythes modernes, exprimés dans des films comme Harry Potter, le Seigneur des anneaux, Star Wars, reprennent le même modèle : un jeune héros apprend que les forces du mal menacent sa communauté, il part s’initier auprès d’un vieux sage pour combattre le mal. Si ce discours mythologique est tellement efficace, c’est parce qu’il entretient un rapport à la transcendance et à la spiritualité qui est totalement absent du discours public.
J.-L. Schlegel – Ce qui est vraiment déterminant n’est-il pas qu’ils soient prêts à mourir pour leur cause ? Comment arrêter ou retourner quelqu’un qui est prêt à mourir ? Du point de vue religieux ou théologique, ils ont quand même inventé une nouvelle définition du martyr. Le martyr était le combattant prêt à mourir en faisant une guerre justifiée à un ennemi. Mais en islam aussi, on a rappelé qu’il était préférable de continuer à vivre pour faire vivre la communauté. Le martyr, au sens classique, est toujours victime d’un don qu’il fait de lui-même, d’un don de sa vie en tant que soldat ou éventuellement comme témoin de sa foi. Les djihadistes actuels ont inventé la figure du martyr qui tue : mourir, en faisant le plus de victimes possible, avec une promesse de félicité absolue au paradis. C’est un « monstre » théologique.
F. Khosrokhavar – Dans la tradition chiite, avec le troisième imam Hussein, mort en martyr à Kerbala, cette conception du martyre comme lutte pour le bien existe : on peut tuer et on peut mourir. Seulement, il n’y avait pas cette aspiration à mourir qu’on trouve aujourd’hui chez ces jeunes. La mort fait le martyr, mais il ne s’agit pas de tout faire pour mourir. Dans la révolution iranienne, avec l’islamisme à la mort, on observait aussi ce phénomène d’inversion, ce désir de mourir6. Ces « martyropathes », désiraient mourir et évidemment, mettre à mort l’ennemi. Mais ce désir de mourir est un phénomène moderne, qui n’existe pas dans le chiisme traditionnel. C’est l’expression d’une forme d’individuation perverse dans une modernité en faillite, qui empêche la réalisation de soi dans la vie.
G. Monod – Dans sa biographie, Philippe Maurice écrit qu’au moment où il a su qu’il était condamné à mort, en 1979 (il sera gracié par la suite), il s’est senti libéré de tout, habité par un sentiment de grandeur, de maîtrise et de supériorité7. Cette découverte d’une forme de transcendance peut couper n’importe qui, djihadiste ou pas, du quotidien, de l’ennui pour se projeter vers un ailleurs merveilleux. Ce n’est donc pas nécessairement religieux, c’est avant tout spirituel.
J.-L. Schlegel – Dans Préfiguration, Hans Blumenberg met au jour une structure d’interprétation8 qu’il réserve à Hitler, Alexandre le Grand et Napoléon, mais qui est aussi beaucoup plus commune. Pour comprendre une situation actuelle, on cherche des « préfigurations », on mythologise des personnages ou des moments historiques antérieurs. Ainsi, nous entendons souvent dire que notre situation, avec la montée de l’extrême droite, ressemble aux années 1930. Dans une structure religieuse donnée, les figures de l’origine sont extrêmement fortes. Pourquoi le mythe du califat, geste héroïque du premier islam, marche-t-il ? On parle de l’âge d’or de l’islam, on évoque les premiers siècles très brillants, mais là, c’est le tout premier islam politique et militaire qui est retenu, celui des quatre califes bien guidés.
G. Monod – L’idéal d’héroïsme de ces jeunes me fait penser au poème « Les conquérants » de José-Maria de Heredia :
Beaucoup de ces jeunes-là partent ivres d’un fantasme héroïque, et c’est le retour à la réalité qui est brutal…
Un engagement politique ?
Ouisa Kies – On sous-estime le côté politique de certains jeunes. Bien sûr, les profils sont nombreux, mais les plus rationnels s’inscrivent dans un combat politique affirmé. Mourir n’est pas forcément l’objectif principal, mais fait partie du risque pris dans un engagement politique. Pour une autre génération de combattants radicaux-islamistes, du Groupe islamique armé (Gia) ou des salafistes qui existent en France depuis longtemps, le califat était certes un mythe, mais la pratique rigoriste de la religion leur apparaissait comme un moyen d’y parvenir. En France, il y a depuis très longtemps un retour à un islam orthodoxe chez les jeunes, d’abord effectivement dans les quartiers dits « populaires » et de plus en plus désormais dans les campagnes. La volonté du califat est partagée par ces pratiquants orthodoxes qui ne prônent pas la violence mais qui sont dans un repli communautaire et en rupture avec la société. Les protagonistes remettent en cause les fondements de la République, car il n’y a pas d’égalité citoyenne selon eux.
L’État islamique propose aujourd’hui ce qu’Al-Qaida n’a jamais réussi à proposer : le rassemblement de ceux qui considèrent que l’islam et le monde arabe sont méprisés depuis la deuxième guerre en Irak, ces salafistes dits « quiétistes » qui ont voulu combattre sans forcément désirer mourir. Ceux qui partent vers la Syrie et que j’ai rencontrés ne veulent pas mourir. Ils ont bien conscience que c’est un risque, mais plutôt au sens d’un combat politique. Aujourd’hui, il est beaucoup plus complexe pour un chercheur d’aller en prison et d’essayer de comprendre le parcours et les motivations d’un islamiste radical, puisqu’ils se savent extrêmement surveillés. Ils ont pourtant besoin de parler, mais cela requiert beaucoup de temps10.
Je suis étonnée qu’un combattant, disant clairement avoir combattu pour Al-Nosra, et un salafiste dit « quiétiste », parti quelques semaines en Syrie avec sa famille, reçoivent exactement la même peine (neuf ans de prison). Aujourd’hui, malheureusement, on juge des individus non pas en fonction des crimes commis, mais en fonction de ceux qu’ils pourraient commettre. On évite ainsi la question politique. On a beaucoup parlé, à tort d’ailleurs, d’emprise sectaire, et on y revient aujourd’hui avec la question d’Internet, qui joue effectivement un rôle important d’accélérateur ou d’incubateur. On a beaucoup parlé, sans doute trop, des prisons qui sont évidemment un accélérateur du fait de la violence du milieu carcéral. Mais on oublie des lieux de radicalisation comme la famille ou l’école.
La prison n’a jamais permis la réinsertion. D’après les chiffres du ministère de la Justice, 70 % des sortants de prison ont récidivé entre 2004 et 2011. Avec la création des fameuses unités réservées aux détenus radicalisés, très critiquées, on répondait à une demande gouvernementale pour traiter les retours de Syrie, sans connaissance des actes commis. Est-ce qu’on peut mettre dans un quartier « dédié » une personne prévenue, donc encore présumée innocente ? Est-ce que concentrer les personnes en fonction des motifs de l’incarcération est la solution pour lutter contre ce phénomène-là ? En considérant que ce sont aussi des personnes mal aimées, discriminées, on voit bien que ça dépasse les quartiers populaires, qu’il y a aussi une proposition politique et sociétale extrêmement forte. On ne peut pas simplement considérer que l’État islamique propose uniquement la mort ; il propose une véritable société.
La gestion des femmes dites « radicales » a été défaillante. En effet, tout au long de l’année 2015, j’ai vu des hommes majeurs condamnés avec mandat de dépôt, au retour de Syrie, pour « association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste ». Pour ceux qui se sont déplacés avec leur famille, les femmes étaient souvent placées en foyer, avec un accompagnement social et psychologique. En novembre 2015, on a considéré que celles qui revenaient de Syrie et celles qui étaient attirées par la Syrie devaient être aussi incarcérées. On a souvent pensé, et à tort à mon avis, que seules les convictions de l’homme importaient, comme si les femmes ne pouvaient pas avoir d’engagement politique fort11. Le changement très net de ces derniers jours, c’est le passage à l’acte. Aujourd’hui, n’importe qui peut passer à l’acte.
Il est sans doute nécessaire de concentrer les efforts sur les retours de Syrie parce qu’on ne revient pas indemne de ces territoires de guerre. Mais on sous-estime l’engagement souvent très réfléchi de certains individus, notamment de ceux qui ne sont pas revenus volontairement. Ils ont un message vraiment très construit, avec une idéologie très présente (le salafisme), mais aussi toute une lecture manichéenne du contexte politique international. Cela attire tout le monde, les savants comme les incultes. On ne peut pas simplement les considérer comme étant psychologiquement fragiles, incultes ou volontaires pour mourir.
Radicalisation de l’institution ?
A. Garapon – En rencontrant ces détenus radicalisés, j’ai été frappé par leur capacité d’élaboration intellectuelle, même sans culture, en particulier sur l’état de la France et leur situation en prison, plutôt que sur l’islam. Quand on discute avec eux, on constate qu’ils ne se considèrent pas comme des terroristes mais comme des chevaliers blancs de l’islam, en quête d’une nouvelle fraternité au royaume de Dieu. Mais des motivations qui ne sont pas politiques au départ peuvent le devenir. La politisation de leur démarche est un enjeu important pour l’institution carcérale et pour la société.
O. Kies – Un cas de détenu radicalisé m’a beaucoup marquée : c’est quelqu’un qui n’est pas allé en Syrie, mais qui a été condamné à six ans de prison pour « association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste ». Quand je l’ai rencontré, courant 2015, il arborait le drapeau de Daech sur le dos, voulait absolument partir pour la Syrie, même s’il n’y était jamais allé et ne connaissait strictement rien à l’islam. Son héros, c’était Mohammed Merah. Il avait appris à prier dans un quartier dédié qui venait d’être créé à Fresnes en octobre 2014. Avant son incarcération, il n’avait pas de parcours délinquant connu et aucune connaissance religieuse. Quand je l’ai revu, il y a quelques mois, il m’a expliqué qu’il attendait que l’État islamique soit reconnu par les Nations unies pour y aller…Les détenus se sentent victimes de la justice, de la détention, de l’école, etc. Ils n’arrivent pas à se responsabiliser et adoptent un comportement – souvent provocateur – pour s’imposer face à une société qu’ils considèrent hostile12.
G. Monod – L’État islamique, État ou pas État, est bel et bien une organisation de la Cité au sens que lui donnait la Grèce antique. Mais cela concerne surtout les habitants de la Syrie. Aujourd’hui, comme il y a cinq ans, les détenus radicalisés se fichent de la politique, des printemps arabes, de ce qui se construit dans leurs pays d’origine. Les recruteurs de Daech ont comme objectif politique la construction d’un état totalitaire, leur ruse est de recruter les jeunes djihadistes français en leur proposant un idéal mythologique héroïque, une pseudo-théologie de circonstance faisant le lien entre les deux discours.
Bien que la prison et la médecine soient laïques, je pense qu’il faut parler avec les djihadistes de la religion sous sa dimension théologique. J’ai suivi un chrétien converti de retour de Syrie. Je lui ai parlé de la Trinité et il est revenu plusieurs fois pour comprendre le christianisme. Après, on a pu passer à autre chose et interroger sa psychopathie paranoïaque. Maintenant, à chaque fin d’entretien, il me serre la main.
F. Khosrokhavar – Il faut se déprendre du fantasme de l’acteur unique : il y a ceux qui veulent mourir, ceux qui cherchent des normes et ceux qui ont un projet positif. Les tentatives qui consistent à tous les traiter comme des victimes de phénomènes sectaires ne tiennent pas debout. Il n’y a pas que de la manipulation, mais aussi des convictions fortes et des désirs de réalisation de soi. Pour le « héros négatif », par exemple, ce qui importe, c’est l’affirmation de soi dans un projet13. Je ne suis pas sûr que ce soit politique, mais il faut prendre au sérieux cette affirmation. Il n’y a aucune raison de penser que, derrière cela, il y a une déficience psychologique. Ces phénomènes djihadistes sont ce que Marcel Mauss appellerait des faits sociaux totaux : toutes les dimensions du social y figurent. Surtout depuis 2013 en France, il faut noter un changement fondamental, avec l’introduction des classes moyennes, des femmes, des convertis en nombre élevé et des adolescent(e)s.
A. Garapon – Quelque chose aujourd’hui me trouble : il y a une confusion entre la matérialité et l’immatérialité. On condamne des gens, mais on ne sait pas ce qu’ils ont fait : certains ont probablement coupé des têtes en Syrie ; d’autres n’ont rien fait parce qu’ils ont crevé un pneu avant la frontière. On confond le fait de regarder des vidéos et de commettre des attentats, on confond les menaces et les passages à l’acte. On retrouve cela dans l’idée de dangerosité : notre système a de plus en plus de difficulté à distinguer ce qui est de l’ordre du fait matériel et ce qui reste virtuel. Aujourd’hui, quelqu’un peut partir en Syrie pour diverses raisons, et il est souvent lourdement condamné : on ne sait pas ce qu’il voulait faire et lui-même ne le sait sans doute pas. Cela pose un véritable problème : on fait un procès d’intention. Les détenus le sentent bien d’ailleurs puisqu’on laisse rentrer chez eux ceux qui sont allés se battre aux côtés des Kurdes.
F. Khosrokhavar – C’est aussi le cas en Angleterre avec les discours de haine (hate speech). Nous vivons dans des sociétés où le djihadisme ne se limite pas au phénomène terroriste, mais remet en cause la structure symbolique du vivre-ensemble. Même si le nombre de personnes tuées par des attentats terroristes n’est pas énorme, il y a un effet symbolique qui le démultiplie et suscite une peur profonde dans la société. En un sens, le délit d’intention est une manière d’exorciser cette peur.
A. Garapon – Alors qu’il y avait un consensus pour ne condamner que les crimes passés, on condamne désormais des crimes qui pourraient être commis dans le futur. Les repères temporels sont dans un brouillard que des individus paient par dix ans de prison. C’est irresponsable : quand ils sortiront, ils seront encore plus dangereux. Ils me l’ont d’ailleurs dit : « On n’a plus rien à perdre et quand on sortira, ce sera le djihad en France. »
G. Monod – Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on a comme mythologie à proposer aux jeunes générations à part les Jeux olympiques ? Celle du djihad attire parce qu’elle est forte et exaltante, elle propose la fraternité, la solidarité, le combat du bien contre le mal. À 17 ans, le choix est vite fait.
À son origine, la peine de prison a été pensée sur un mode médical et religieux, comme la réponse à un mal qui serait une substance contagieuse. Il fallait mettre les personnes en quarantaine pour les guérir, ou les laisser mourir. Le sacrement de pénitence demandait la confession et la contrition. On les demande encore aujourd’hui, mais il n’y a plus personne pour donner l’absolution et la réconciliation. Aucun médecin n’osera dire de quelqu’un qu’il est « déradicalisé ». Il n’y a plus d’instance symbolique qui réintègre à la vie sociale le détenu qui a purgé sa peine. Si les politiques veulent mettre en prison tous les fichés « S », c’est parce qu’ils pensent que ces personnes resteront éternellement contagieuses.
Ces jeunes souffrent d’un manque de savoir. Pourquoi ne pas leur offrir des clés de réflexion ? Plutôt que des centres de rétention administrative, on pourrait imaginer une injonction judiciaire pour aller apprendre l’islam, le vivre-ensemble, la vraie nature du bien et du mal, la distinction entre fantasmes et réalité… Aujourd’hui, la prison ne leur apprend rien : ils sortent sans avoir appris comment retourner dans la vie sociale, faire des démarches pour trouver un emploi.
Parce que la détention est vide de sens et qu’elle peut être humiliante, apparaissent pour y résister ces fantasmes de la belle vie, de l’altruisme, de la virilité du combat contre le mal, des rêves d’autant plus efficaces qu’ils ont également un sens spirituel.
A. Garapon – Le discours politique et l’institution se radicalisent aussi : on ne parvient pas à adopter un point de vue tiers d’accompagnement ; on traite de manière judiciaire un problème stratégique ; on traite de manière guerrière des personnes que l’on est censé accompagner. Cela tient sans doute à un manque de confiance, d’un point de vue moral et spirituel. Au nom de quoi punir ? Il n’y a plus ce savoir médico-social, ce discours de vérité comme dirait Foucault, qui permettait d’expier, de guérir, de payer sa dette.
L’institution est à la recherche d’un nouveau discours qui ne peut plus être ni le discours médico-social, ni la rétribution, ni même le paradigme de la dette. Aujourd’hui, le seul discours qu’elle offre est un modèle « sémio-préemptif », qui consiste à repérer les signes nous permettant de dépister ceux qui sont radicalisés en vue de leur neutralisation, c’est-à-dire la préemption de l’événement. Les cognitivistes sont au pouvoir et leur théologie est faite d’algorithmes. Notre problème est de retrouver une interprétation du mal qui reconnaisse l’humanité des radicalisés et qui permette aux institutions d’accompagner l’évolution de leur mentalité. La question qui est posée, non seulement à la prison, mais à toutes les institutions de la République, c’est celle de l’autorité.
- *.
Sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Il vient de publier Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation… quand surveillants et détenus parlent, Paris, Robert Laffont, 2016.
- **.
Doctorante, attachée de recherche au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Cadis).
- ***.
Docteur en philosophie, pédopsychiatre, référent sur les questions de radicalisation à la maison d’arrêt de Villepinte.
- 1.
Sont inscrites dans le fichier « les personnes faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’État, dès lors que des informations ou des indices réels ont été recueillis à leur égard » (décret no 2010-569 du 28 mai 2010).
- 2.
Parole attribuée au prophète Mahomet.
- 3.
Voir F. Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2014.
- 4.
Après l’arrestation, le 8 septembre 2016, de trois femmes, âgées de 19, 23 et 39 ans, dont la plus jeune avait écrit une lettre d’allégeance à l’organisation État islamique. À ce jour, près de soixante femmes ont été mises en examen pour des faits de terrorisme, dont dix-huit sont détenues. Le procureur Molins déclarait au Monde, le 2 septembre, qu’il observait une augmentation du nombre de dossiers de jeunes filles mineures (NdR).
- 5.
Montasser AlDe’emeh, Pourquoi nous sommes tous des djihadistes, Paris, La Boîte à Pandore, 2015.
- 6.
F. Khosrokhavar, l’Islamisme et la mort. Le martyre révolutionnaire en Iran, Paris, L’Harmattan, 1995.
- 7.
Philippe Maurice, De la haine à la vie, Paris, Gallimard, 2002, p. 188.
- 8.
Hans Blumenberg, Préfiguration. Quand le mythe fait l’histoire, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 2016.
- 9.
José-Maria de Heredia, Œuvres poétiques complètes, t. I : les Trophées [1893], Paris, Les Belles Lettres, 1984.
- 10.
Ouisa Kies dirige une recherche-action sur la radicalisation islamiste en prison (80 personnes rencontrées entre janvier et mars 2016 dans les maisons d’arrêt d’Osny et de Fleury-Mérogis) en vue d’en améliorer la détection et la prévention (NdR).
- 11.
Voir les travaux de Carole André-Dessornes, les Femmes martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine et Irak. Quelle place accorder à ce phénomène ?, Paris, L’Harmattan, 2014.
- 12.
Ils s’identifient à la figure de l’étranger, telle que décrite par Georg Simmel en 1908.
- 13.
F. Khosrokhavar, « Le héros négatif », dans Fethi Benslama (sous la dir. de), l’Idéal et la Cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2015.