Trois positions en débat sur le fédéralisme européen
Pour répondre à la crise des dettes souveraines, qui a montré l’inachèvement de l’Union monétaire, des décisions du Conseil européen, dont la ratification démocratique reste en suspens, créent de nouveaux mécanismes de contrôle et appellent une évolution des pouvoirs européens. Le débat institutionnel est donc relancé : où va l’Europe ? Puisque le statu quo est impossible, vers quel projet les étapes récemment franchies nous entraînent-elles ? L’heure fédérale est-elle arrivée ?
Révolution postnationale
C’est ce que pensent Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, tous deux parlementaires européens, qui ont publié à l’automne 2012 un manifeste pour une révolution postnationale en Europe, intitulé Debout l’Europe1. Ils partent du constat que l’Europe doit s’intégrer davantage si elle veut jouer à l’avenir un rôle dans le monde. Seule la création d’États-Unis d’Europe serait en mesure de répondre à cette exigence. L’objectif est de lancer une véritable « révolution postnationale » conduisant à la création d’un État fédéral. C’est un regard très critique des États-nations qui anime cette vision de l’Europe et de son avenir :
Les États membres portent l’entière responsabilité de la débâcle. C’est leur incompétence qui a mené à la crise de l’euro.
Forts de cette conviction, ces deux parlementaires appellent de leurs vœux une convention qui devrait être convoquée immédiatement après les élections européennes de 2014 en vue de la création d’une Union européenne fédérale.
Bien que très éloquent, ce réquisitoire contre les États-nations est excessif et conduit ses auteurs à proclamer un peu vite l’avènement d’un monde postnational. Ils vont même jusqu’à affirmer que le monde doit désormais s’organiser autour de pôles qu’ils qualifient d’« empires », comme les États-Unis, la Chine ou encore l’Inde, et que l’Europe doit elle-même devenir un empire. Or ils oublient que plusieurs de ces empires sont eux-mêmes des États-nations, caractérisés par de fortes affirmations nationales pour ne pas dire nationalistes. Comment peuvent-ils alors, contredisant en cela leur affirmation de l’avènement d’un monde postnational, dénoncer le patriotisme des nations, tout en prônant un patriotisme pour la fédération des États-Unis d’Europe ? Qui plus est, le modèle fédéraliste américain qu’ils proposent pour l’Europe, en particulier le fédéralisme budgétaire, fait fi des réalités historiques et culturelles très différentes entre les deux continents, ainsi que du fait que le gouvernement central américain dispose d’un budget correspondant à environ 20 % du Pib alors que le budget de l’Union européenne ne dépasse pas actuellement 1 % du Pib, budget que plusieurs États membres souhaitent même aujourd’hui réduire. Comment enfin imaginer qu’une majorité de citoyens européens soient prêts à adhérer à un tel « saut fédéral » alors même qu’ils sont aujourd’hui inquiets et déstabilisés par les compétences et pouvoirs pourtant relativement limités qui ont été jusqu’à aujourd’hui transférés au niveau supranational ?
Une démocratie transnationale
Une deuxième proposition pour l’avenir de l’intégration européenne vient du philosophe Jürgen Habermas. Pour lui, le seul moyen de sortir des impasses dans lesquelles le fédéralisme exécutif actuel et sa tentation postdémocratique enferment l’Europe réside dans l’instauration d’une démocratie transnationale. Pour cela, Habermas propose de repenser le partage de souveraineté. À la différence de la thèse reconnue par le traité de Lisbonne, selon laquelle la souveraineté est partagée entre citoyens et États, il estime qu’il convient d’identifier non pas les États membres mais leurs peuples comme sujets du pouvoir constituant. Selon lui :
Si nous voulons éviter de retomber dans l’alternative entre une confédération d’États et un État fédéral, il est recommandable d’introduire ces mêmes personnes en tant que sujets constituants en deux rôles différents, à savoir dans le rôle des (futurs) citoyens de l’Union et dans celui de citoyens d’un de ses États membres2.
Dans cette perspective, le fait que l’Union détienne une part de souveraineté n’impliquerait pas l’aliénation des peuples puisque la part de souveraineté que les citoyens perdraient comme membres des peuples européens, c’est comme citoyens de l’Union qu’ils la retrouveraient et pourraient l’exercer. Ainsi, les souverainetés étatiques ne seraient pas résorbées dans un État supranational. La démocratie supranationale que nous propose Habermas ne serait donc pas postnationale.
Ce projet, visant à l’instauration d’une Union sous la forme d’un objet politique nouveau, ne pourrait toutefois se réaliser sans une intense adhésion des peuples, ce qui suppose préalablement la mise en place d’un véritable espace public européen de débat et de délibération. Un tel espace ne pourrait cependant se créer sans qu’intervienne d’abord une profonde transformation du paysage des médias et des partis politiques, qui est aujourd’hui loin d’être propice à la prise de conscience d’une communauté d’intérêts et même de destins au niveau de l’Union. Un tel processus ne pourrait à l’évidence qu’être très lent, ce qui constitue l’un des principaux obstacles à la réalisation du projet de cette Union européenne fondée sur une démocratie transnationale. Un autre obstacle réside dans une contradiction majeure dans laquelle s’est enfermé le philosophe allemand. Tout en accordant une part de souveraineté aux citoyens de l’Union, il refuse la création d’un véritable État fédéral. Or, ce faisant, il ne règle en rien le problème de l’attribution des compétences dévolues à l’Union. Sans État fédéral, nous en restons au système actuel où ce sont les États et eux seuls qui décident souverainement des compétences de l’Union par les traités qu’ils concluent entre eux.
Fédéralisme fonctionnel et fédération d’États-nations
C’est une approche beaucoup plus mesurée, gradualiste et pragmatique que propose le think tank Notre Europe autour de Jacques Delors. Sans rejeter le paradigme d’une démocratie transnationale avancé par Habermas, ce courant de pensée insiste sur la nécessité de revenir aux grands principes d’un fédéralisme qu’il faut concevoir non comme une idéologie mais plutôt comme une méthode.
Le groupe d’experts « Tommaso Padoa-Schioppa », chargé par Notre Europe de tracer une feuille de route vers une union budgétaire, se demande ainsi :
Quelle union budgétaire peut être envisagée dans un continent dont les pays souhaitent conserver leurs identités et leurs cultures politiques nationales, et en même temps rester interconnectés ?
Plutôt que d’imaginer la création d’un super-État européen, il conviendrait de concevoir une « union budgétaire sui generis » assurant l’existence de la monnaie unique, tout en respectant autant que faire se peut l’autonomie budgétaire des États membres.
Le grand principe qui devrait présider à la mise en place de ce fédéralisme budgétaire serait donc : « Autant d’union économique et politique que nécessaire, mais le moins possible. » Ceci pour respecter le principe fondamental de subsidiarité en n’allant pas au-delà des seuls ajustements nécessaires au bon fonctionnement de l’euro : assurer une stabilisation macroéconomique afin de lutter contre les déséquilibres internes, garantir une discipline budgétaire, et permettre à l’Europe de résister aux crises de solvabilité.
Pour Jacques Delors et Antonio Vitorino, il s’agit de mieux organiser l’« unité dans la diversité » afin de permettre aux Européens de répondre ensemble à nombre de défis internes et externes auxquels ils sont confrontés. Dans chaque cas, il convient de mettre en place des mécanismes permettant un partage de l’exercice de la souveraineté à la fois efficace et légitime, au bénéfice des États membres et des citoyens de l’Union européenne. L’amélioration du « fédéralisme fonctionnel » déjà à l’œuvre au sein de l’Union européenne est la plus sûre manière d’y parvenir – à rebours de l’idée du « Grand soir » fédéral.
Vers une Europe à deux cercles ?
La poursuite du processus d’intégration, qu’elle s’opère selon la méthode pragmatique du fédéralisme fonctionnel ou qu’elle relève d’une inspiration plus radicale, ne pourra que s’effectuer par une différenciation au sein de l’Union européenne actuelle. Cela implique le recours à une procédure de coopération renforcée entre les membres de la zone euro, qui constitueraient ainsi une forme de fédération européenne à 17, un « noyau dur » fédéral. Cela signifie donc une Europe à deux vitesses ou à deux cercles, l’intensité de l’intégration monétaire et les interdépendances qu’elle a créées rendant nécessaire une intégration politique. Se pose toutefois la question de savoir comment faire accepter cette forme expérimentale de gouvernement européen. Beaucoup d’incertitudes demeurent à cet égard, bien que l’idée d’un « fédéralisme de l’urgence » semble gagner du terrain. Des pas importants ont certes été franchis, notamment avec l’acceptation de l’instauration, dès 2014, d’une supervision bancaire de la zone euro par la Bce. Reste néanmoins un problème : comment articuler les futures institutions fédérales de la zone euro et les institutions de l’Union à 27, qui sont en partie fédérales et en grande partie intergouvernementales ? Tout reste encore à imaginer.
Demeure également ouverte la question du contrôle démocratique du « gouvernement économique » de cette fédération européenne à 17, cela d’autant plus que le besoin de légitimation des décisions européennes est renforcé par la crise. On en revient inévitablement à l’indispensable construction d’un espace public européen habermasien, processus très incertain, dont l’incontournable lenteur semble être en contradiction avec les exigences d’un « fédéralisme de l’urgence ».
- 1.
Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, Debout l’Europe ! Manifeste pour une révolution postnationale en Europe, Paris, André Versaille, 2012.
- 2.
Jürgen Habermas, « Contribution pour une constitution démocratique de l’Europe », dans Jean-Charles Zarka (sous la dir. de), Refaire l’Europe. Avec Jürgen Habermas, Paris, Puf, 2012, p. 63.