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Dans le même numéro

Les dispositifs du cinéma contemporain

août/sept. 2007

Les innovations formelles du cinéma prennent aujourd’hui souvent la forme de choix contraignants de mise en scène : plan-séquence unique, croisement de destins personnels dans le film-choral, petites caméras chez Kiarostami ou Lars von Trier. En répertoriant les diverses figures de ce recours au dispositif, le critique et cinéaste s’interroge ici sur ce qu’il exprime de la situation du cinéma contemporain.

Aux heures glorieuses des Cahiers du cinéma, dans la seconde moitié des années 1950, Luc Moullet écrivait des critiques pertinentes aux côtés de ses camarades de la Nouvelle Vague, Rohmer, Truffaut, Chabrol, Godard et Rivette. Comme eux – mais quelques années plus tard, car il était le benjamin de la bande – il a tourné des films1. Et ce critique pertinent est devenu un cinéaste impertinent, dont les films inclassables racontent l’absurdité de notre société. Citons Brigitte et Brigitte (1966), Les contrebandières (1967), Une aventure de Billy le Kid (avec un Jean-Pierre Léaud inénarrable, 1971), Anatomie d’un rapport (1975), Génèse d’un repas (1978), La comédie du travail2 (1987) et, en 2002, Les naufragés de la D173, comédie loufoque tournée dans les roubines, ces massifs désertiques des Alpes-de-Haute-Provence qui ont vu naître sa famille paternelle. C’est dans la même région que se situe l’action de son dernier film, Le prestige de la mort.

C.-M. T.

C’est souvent un dispositif qui est à l’origine de la composition des œuvres dans les beaux-arts. Un dispositif : entendons par là aussi bien les douze stations du chemin de croix pour la peinture religieuse, que les quatre saisons, la figure mère, les rondeurs de Botero ou les lignes droites de Buffet. Dans le dessin humoristique, ce sera, à travers toute une œuvre, une même difformité faisant ressortir un trait saillant de la réalité. En littérature, ce sera l’échange de lettres dans le roman épistolaire, la moralité des derniers vers de la fable, la distance créée par le chœur de la tragédie grecque. Cher Wagner, le retour systématique du leitmotiv. Au cinéma, jusqu’à ces dernières années, on ne pouvait pas repérer un tel usage. Mais les choses changent rapidement au point que s’il me fallait définir un lieu géométrique du cinéma actuel, c’est dans le recours à un dispositif que je le trouverais. On peut grouper sous ce terme des œuvres venant de tous horizons, Grèce (Angelopoulos), Taïwan (Hou Hsiao Hsien), États-Unis (Lynch), France (Coline Serreau), Iran (Kiarostami), Suisse (Godard), Israël (Gitai), Danemark (Trier), Singapour (Khoo). Les systèmes ne sont pas exactement les mêmes d’un pays, d’un auteur à l’autre. Mais ils se ressemblent beaucoup.

La construction de l’histoire

Avec ceux fondés sur la plastique et le scénario, les dispositifs les plus évidents sont les dispositifs de structure. Prenez Abbas Kiarostami. Un dispositif visuel – le fameux sentier en Z, créé pour le film, un autre plus narratif, le parcours lent (Le passager, Où est la maison de mon ami ?) –, un troisième plus essentiel, le film dans le film, assez étonnamment proche du film français déconstructif d’après mai 68 (Close Up, Et la vie continue, Au travers des oliviers), plus un autre d’ordre thématique, le même village de Koker, qui est devenu le centre du cinéma iranien, l’évolution de l’histoire grâce à une rencontre fortuite. Et enfin cette ossature récente du travail filmique, axé sur l’auto, où tout se passe, d’où l’on voit tout, qui constitue la matrice des derniers films sur Koker, de Ten et du Goût de la cerise. Une fois l’automobile équipée pour le tournage, tout est en place pour les dispositifs kiarostamiens de répétition, paradoxalement fondés sur un objet conçu pour nous faire changer de lieu. On pense à Hatari ! de Hawks, où l’exotisme et la course du safari sont annulés par l’éternelle répétition de l’acte de chasse.

Chez Kiarostami, les dispositifs sont donc, soit de structure (le film dans le film), soit liés à des principes scénaristiques (reprise des mêmes décors d’un film à l’autre).

À onze mille kilomètres de là, on trouve des figures parallèles chez un cinéaste très différent de Kiarostami, Lars von Trier, ce Danois qui serait au chômage s’il n’avait bénéficé du secours de ses dispositifs personnels. J’emploie le pluriel parce qu’il en a changé en passant du Danemark aux États-Unis. Peut-être mon regard sur lui est-il trop négatif, aussi essaierai-je de réfréner mes griefs, mon but étant de définir la réalité filmique et non de porter un énième jugement de valeur. Celui-ci serait d’ailleurs nuancé, puisque je suis un fan de son Kingdom, mais peut-être est-ce parce que cette série demeure son œuvre où la part du dispositif est la plus mince, laminée qu’elle fut par les exigences de la commande télévisuelle.

Notre Danois affirme à tous vents les principes de son dogme : pas d’éclairage, caméra bringuebalante, script improvisé, refus du décor, etc., principes que d’ailleurs, assez souvent, il ne respecte pas. Plutôt que de chercher à savoir si le film est réussi, le critique sera tenté de comparer le résultat aux diktats du Dogme, la conformité demeurant le synonyme trompeur du succès. Et lorsque Trier enfreint le Dogme, il a tout intérêt à ce que ses écarts soient talentueux. On peut voir dans cet échafaudage une structure savante pour masquer le néant.

Le système évoluera avec Breaking the waves et ses vignettes de début de séquence, plans fixes très larges dotés d’une musique lancinante, qui constituent peut-être le meilleur du film.

Une fois liquidée la farce du Dogme, Trier modifiera encore son système avec le diptyque Dogville-Manderlay. Comme dans le théâtre d’avant-garde, le décor y perd sa troisième dimension, la hauteur. C’est une vision en coupe de la réalité, à ras du sol, comme dans un plan de cadastre ou d’architecte, avec, à terre, le symbole des meubles et ouvertures des maisons. C’est là un principe issu de la pauvreté et de l’exiguïté théâtrales. Mais Trier, devenu vedette internationale, a depuis longtemps dépassé les années de dèche. Et ce minimalisme affiché contraste avec la longueur de l’œuvre et la présence de superstars, toutes deux très coûteuses, et avec le principe de la stéréo. Il s’agit, là encore, d’un système très voyant, qui range, à coup sûr, notre Danois parmi les créateurs patentés, et lui ouvre d’emblée la porte des festivals. Si ce principe est parfois productif (ainsi des surprises successives et stylisées, en un seul plan, du voyage en camion, avec Nicole Kidman sous des patates), on peut se demander s’il sert vraiment une thèse pour le moins insolite – vous serez toujours, tantôt victimes, tantôt bourreaux, pas de demi-mesure –, thèse qui eût gagné à un exposé plus réaliste. La non-figurativité de la fable ravale l’œuvre à un statut de spéculation intellectuelle proche de l’élucubration.

Chez Trier le système est plus affiché, détectable à la vision d’un seul film (le monde en 2 D de Dogville), tandis qu’il devient, chez Kiarostami, plus souterrain, plus sensible après la comparaison des films entre eux. Les dispositifs visibles à la comparaison prédominent chez Kiarostami, comme chez pas mal d’autres cinéastes. Les titres le prouvent, qui ne sont pas que des préciosités anecdotiques. De Five et Ten chez l’Iranien, nous passons à Threee Times chez Hou Hsiao Hsien, et aussi à la double histoire de Be with me (Singapour), de Rois et reine, à Flirt de Hartley, à Night on Earth de Jarmusch, sans oublier les dispositifs fondés sur les options (Le hasard de Kieslowski, Smoking no Smoking de Resnais). Ou bien on nous raconte diverses histoires (dix au plus, souvent moins, trois demeurant le chiffre idéal, comme l’a démontré naguère Renoir), situées souvent dans des pays très opposés (Hartley, Jarmusch), qui sont parfois les mêmes histoires avec les mêmes dialogues (Hartley), ou bien elles se déroulent à des époques différentes, mais dans le même lieu (Hou). Il y a toujours le principe affiché de différence dans la répétition.

On retrouve ici la postérité, parfois très consciente, d’un roman de Faulkner, Les palmiers sauvages (1939), avec son exemplaire diptyque aléatoire, créateur de sens nouveaux, qui a suscité des œuvres marquantes comme La pointe courte de Varda, Quelque chose d’autre de Chytilova, One plus One, Puissance de la parole, voire À bout de souffle de Godard, Hiroshima mon amour de Resnais, Une sale histoire d’Eustache.

Il y a là une volonté de rompre avec l’unicité traditionnelle du récit filmé pour aller au-delà, plus loin, plus haut, vers le cosmique – de façon parfois un peu primaire.

Ce n’est pas nouveau : il y a déjà eu Intolérance de Griffith, Les trois lumières de Lang, Satanas de Murnau, Les pages du journal du diable de Dreyer, Wine of Youth de Vidor, tous d’avant 19254. Mais la multispacio-temporalité de ces films anciens était surtout décorative, voire commerciale – montrer le plus de spectacle possible – tandis que, maintenant, elle correspond à un besoin plus profond5. Guère de décorum, de plus-value commerciale à travers Flirt ou Three Times. Les différences entre les époques dans ce dernier film sont, à tous points de vue, saisissantes, alors qu’elles étaient surtout définies par les costumes et les accessoires chez les maîtres du muet. Peut-être ceux-ci voulaient-ils surtout recoller les morceaux, montrer que rien n’avait changé avec l’arrivée du xxe siècle, tandis que le cinéaste moderne montre les oppositions au-delà des ressemblances extérieures.

Un autre grand dispositif structurel est celui faisant surgir l’absence de sens. Le cinéaste cherche à ne pas faire comprendre tout ou partie de l’histoire qu’il raconte, à en cacher la signification. Voilà qui correspond à une appréhension plus réaliste de la vie, où on ne comprend pas tout ce qui vous entoure. Les passants dans les rues de la ville, souvent on ne sait qui ils sont, quel est leur métier ou leur comportement sexuel. L’obscurité règne dans la vie sans que nous en soyons conscients. Ça ne nous choque pas, alors qu’au ciné, ça a plutôt tendance à nous indisposer.

Il y a donc un effort récent des cinéastes à nous présenter une réalité au statut incertain. Cela n’est pas forcément volontaire. Certains films sont obscurs parce que le script est mal fagoté, ou bien des coupes stupides ont été pratiquées in fine, ou bien le réalisateur a été dépassé par les événements. Parfois, le cinéaste s’arrange pour rester sybillin. On appelle ça un film ouvert, une fin ouverte. Ça fait bien, c’est snob. Voilà qui donne un sentiment d’infériorité au public, lequel doit démêler les fils des films avant de juger. S’il ne réussit pas dans cette tentative, il n’osera pas parler du film ni de ses profondeurs éventuelles, souvent illusoires, et encore moins faire des reproches. Au critique de déterminer dans quelle catégorie se situe le film, de confondre les fraudeurs de l’ambiguïté, ce qui est loin d’être facile. Cette culture de l’inconnu représente un dispositif rarement présent dans le passé du cinéma : La nuit du carrefour (Renoir, 1932), Le grand sommeil hawksien (1946), La dame de Shanghai (Welles, 1947), La ligne de mire (Pollet, 1959), L’année dernière à Marienbad (Resnais, 1960), La femme du Gange (Duras, 1973) en furent les précurseurs, bientôt rejoints par le Kubrick de 2001, Tarkovski, Weerasethakul, Lemming (Moll) et La moustache (Carrère), ainsi que tant d’autres.

À ce titre, l’œuvre de Lynch est exemplaire : l’indéfini est la loi de Lynch. Il avait son charme dès le premier opus, Eraserhead, confirmé par la série Twin Peaks, un polar original où l’embrouillamini finit par faire imploser l’intrigue, et surtout dans les films récents. À mon sens, le rideau de fumée de Lost Highway fonctionne mal parce que Lynch se dirige d’abord vers une tout autre voie, égarant notre attention, tandis que celui de Mulholland Drive, très tôt présent, se révèle fort séduisant. Mais ici, je déborde par trop dans la subjectivité. D’autant qu’une amie soutient que Mulholland devient limpide à la troisième vision. J’avancerais que ce film marche sur ses qualités de mise en scène, indépendamment du non-sens, lequel ne fait que rajouter un certain parfum d’insolite et d’humour.

Il y a là un problème. Si le cinéma de Lynch fait certes recours à un dispositif, les films du passé que j’ai cités et qui arrivent à un résultat comparable, ne procèdent pas forcément d’une intention. Peut-on alors parler de dispositif ? Ce dernier serait, par définition, disposé, donc voulu. Or, le film de Renoir évoqué semble devoir son étrangeté au fait que Jean Mitry en a perdu une bobine, le non-sens du Grand sommeil résulte d’un dernier montage qui est apparu meilleur à Hawks. La dame de Shanghai, c’est parce que Welles s’en foutait. La femme du Gange est fille de l’égocentrisme schizophrénique de Duras, qui comprenait bien toute l’histoire, mais qui était bien la seule … Les nébuleuses de La ligne de mire sont liées au manque de maîtrise d’un débutant de vingt-trois ans. Il n’empêche que ces deux derniers films restaient fort impressionnants, en partie parce que l’obscurité constituait à l’époque une originalité marquante, apportait une bouffée d’air frais dans le carcan d’un cinéma par trop cartésien.

Un autre élément à porter au dossier : de nombreuses créations asiatiques nous semblent incompréhensibles parce que nous ignorons tout du contexte local. Des films nippons sans traduction, des bandes allemandes sans intertitres ont perdu leur enivrant mystère lorsqu’ils ont bénéficié d’un titrage en français. Le Schloss Vogelod de Murnau a pâti de la clarification. Le terme de dispositif serait donc souvent discutable.

Un autre systématisme de structure devient fréquent de nos jours. L’absence de sens se référait parfois à une Weltanschauung fondée sur l’absurde. Le dispositif de décalage, lui, exprime un sens voisin, mais demeure axé sur l’inadaptation de l’homme au monde, sur le fait que le monde n’a pas été conçu pour l’homme, ni par lui. Les films que j’ai cités nous offraient l’option objective de cette vision moderne, et ceux que je vais évoquer représenteraient plutôt une option subjective. Tous ces dispositifs ne seraient alors que le reflet d’une métaphysique.

Le prototype le plus évident, c’est le Godard récent, qui superpose une esthétique ancestrale du vitrail sur des actions humaines triviales ou tout au moins décalées par rapport à la splendeur de l’image. Une palette ancienne, mais en même temps très moderne par l’opposition qu’elle fait surgir. Éloge de l’amour pourrait tout aussi bien s’intituler Ontologie de la mélancolie sans que ça change vraiment le film : la vie de la diégèse supposée reste très en retrait par rapport au travail pictural. Ce genre de décalage est présent, sous une forme ou une autre, chez des cinéastes très divers comme De Oliveira et Tsai Min Liang, Dumont ou Gus van Sant, Straub ou Angelopoulos6. Dans l’ œuvre de ce dernier, existe avant tout une esthétique liée au froid, à la brume, à la pluie, à la neige et à la boue de la Grèce, étalée en de longs plans au champ vaste, envisageant les divers épisodes marquants de l’histoire locale récente. À mon sens, le désavantage du cinéaste grec, c’est que la grille de son dispositif est restée la même depuis trente ans. Elle est devenue un système, un label, un effet de signature trop repérable (mais les critiques adorent les repères). On a vu le film avant d’entrer dans la salle. C’est le drame de tout un cinéma trop dépendant d’une martingale esthétique, et qui rabâche, puisqu’il ne se renouvelle pas, sinon par de maigres ajouts liés au choix de la date de l’action. On peut voir ici l’effet d’un essoufflement, non seulement chez Angelopoulos, mais aussi chez Jancso, Syberberg, Leone (lequel a su se taire à temps). Œuvres dont les prémices sont souvent foudroyantes (Le voyage des comédiens¸ Les sans-espoir, Ludwig), mais dont le principe est vite éventé ensuite. Un cinéma qui refuse souvent l’empathie, comme la plupart des champions du dispositif de structure, et qui paie les pots de ce refus.

Autre dispositif évident, celui du plan-séquence. Aujourd’hui, Sokhourov (même si c’est un faux plan-séquence, né d’un montage sournois), Hou, Vecchiali, Breillat et tant d’autres, le spécialiste demeurant Amos Gitai (Kadosh, Kippur, 11’09’’). Ils exploitent la tradition amorcée par Guitry, Welles, Dreyer, Fuller, Jancso, Rivette, Pialat.

Il y a aujourd’hui deux familles de cinéastes, celle des accros du plan long et celle des fans du flash (Scorcese, Coline Serreau7), de même que l’écrit du siècle passé se divisait entre les virtuoses de la période géante – Joyce et Faulkner – et les champions de la phrase courte, le tandem Marguerite Duras et James Ellroy – relayant d’autres dispositifs ancestraux, comme les tableaux vivants de Goethe. L’art se situe dans ces deux excès, le moyen terme étant réputé fade, le plan long signifiant l’expérimentation, et le flash un art plus commercial. C’était le contraire aux débuts du cinéma, avec l’avant-garde eisensteinienne et le ciné plus grand public en plan-séquence, chez Feuillade ou Lumière, ou dans les bandes chantées des années 1930. Ces cadres d’expression sont maintenant connus de tous : L’arche russe d’Alexandre Sokhourov (2003) a axé toute sa publicité sur le fait qu’il n’y a qu’un seul plan, mode de lancement impensable il y a dix ans.

On n’imagine plus maintenant un cinéaste bouffant aux deux râteliers, comme naguère Godard virant à 180 degrés du travelling monstre sur les autos de Week End à l’automatisation de Puissance de la parole, ou Hitchcock, sautant du plan de huit minutes (La corde ou Les amants du Capricorne) aux flashes crépitants des Oiseaux ou de la douche dans Psychose. Chacun délimite son terroir une fois pour toutes afin de conquérir son image de marque, le plan long correspondant à une certaine noblesse, à une idée un peu trompeuse de la pureté et de la vérité, le cinéma ontologiquement lié à la réalité. Formule un tantinet pervertie puisque, souvent, tout est minutieusement préparé afin de ne pas laisser la moindre ouverture à l’aléa naturel qui devrait enrichir l’évidence du réalisme chère à André Bazin. Le principe du plan long (ou d’ailleurs du montage-mitraillette) est préétabli dès l’écriture, si écriture il y a, avant même le choix de l’action et des dialogues. Il est vrai qu’il est lié à l’économie : une suite de plans-séquences se tourne plus vite, coûte donc moins cher que la fragmentation, et facilite la venue au monde du film d’auteur fauché (Vecchiali, Gitai), achevé parfois en trois jours. Ce qui n’est plus entièrement vrai en 2006, car le montage-vidéo autorise une grande parcellarisation à peu de frais, puisqu’il n’y a plus la lourde ardoise du montage négatif.

Le travail de l’image

Le dernier grand secteur d’action des dispositifs est celui de la plastique. On avait autrefois quelques exemples de systématisation globale de la photo dans un film, avec, je cite au hasard, le duo Figueroa-Fernandez, qui tint sur vingt-trois mélos, Jammin’the blues, Track of the cat de Wellman, Une journée particulière de De Santis et Scola (assez ridicule : le passé incarné par le jaune, alors que cette couleur est en fait uniquement liée aux objets du passé vieillis par le temps8, le négatif qui remplace le positif dans la cubaine Première charge à la mâchette, Un roi sans divertissement de Badal et Leterrier, hégémonie du cache (Bergkatze de Lubitsch), etc. Mais c’était rare. Aujourd’hui, l’existence d’une grille particulière pour la photo est de plus en plus fréquente. On peut y déceler l’influence des chefs-opérateurs, devenus plus dominateurs dans la conception de l’ambiance visuelle, en raison du manque d’emprise des réalisateurs débutants (en France, il y a 30 % de premiers films) et la nécessité d’un style de photo spécifique pour faire sérieux (voir les déclarations publiées par la revue qu’édite Kodak, et qui sont d’autant plus prétentieuses que le film est râté) et pour espérer de bonnes critiques et des sélections pour les festivals. Peu importe si ce style de photo a un rapport précis avec le film lui-même. On arrive à un cinéma où le dispositif de la photo est en décalage complet avec le reste du film, en général plus veule (17 fois Cécile Cassard d’Honoré, Vivante de Sandrine Ray, Marie baie des anges de Pradal). La photo dirige le film (voir le travail d’Agnès Godard et de Claire Denis, de William Lubtchansky et Philippe Garrel). Dans Les amants réguliers, l’unité est créée par l’exagération des contrastes du noir et blanc, réplique de l’orthochromatisme des expressionnistes, d’où le heurt savoureux des tons ultra-blancs des casques des Crs de 1968 et d’une symphonie visuelle fille de Phantom, tourné en 1922 par Murnau. Ou le shit anobli.

Une généralisation dangereuse

La généralisation des dispositifs peut avoir des conséquences négatives sur la production : ainsi les films à l’ancienne, qui reposaient sur l’intrigue, les acteurs, l’aléa (souvent né de l’improvisation du jeu) voient leur existence menacée : ça ne fait pas bien s’il n’y a pas de signes évidents d’ambition. Allen, Rivette, Doillon, Pialat, Breillat, Altman, Sayles, s’en tirent plus ou moins, certes, mais ce n’est pas toujours facile pour eux. La fureur dispositiviste tend à tuer la vie, la réalité, l’instinct.

L’une des caractéristiques du dispositivisme, c’est sa mondialisation. Les films ont d’ailleurs de moins en moins souvent une nationalité précise : quelle pourrait bien être celle du Pianiste de Polanski ? Il y a parfois, pour un même film, une nationalité morale et une nationalité financière (voir Lynch, Kusturica, Trier).

Les œuvres de Carles, Giuzzanti, Mograbi, Moore, Ophuls, ont peu de rapport avec celles de leurs compatriotes, mais elles en ont beaucoup entre elles, animées qu’elles sont par le même dispositif du réalisateur-interviewer agressif.

On est loin du temps où l’on pouvait parler de l’expressionnisme allemand, du néo-réalisme italien, du paysagisme suédois, de l’impressionnisme français, du collectivisme russe. Maintenant, tout est international. Les réalisateurs du monde entier se côtoient à Cannes ou ailleurs, grâce aux facilités du transport aérien, alors que, dans les fifties, Kurosawa, Mizoguchi ou Fuller ne foutaient pas les pieds dans les festivals où ils étaient primés. Sur la Croisette, en 2006, les cinéastes peuvent tout voir, même s’ils habitent très très loin9.

Impossible désormais d’écrire une Histoire du cinéma, en raison de l’immensité de la tâche, mais aussi à cause de la difficulté à séparer le tout en tranches nationales, ou de genres.

On peut aussi regretter là un brin de décadence, la veine nationale étant engloutie par le standard planétaire, souvent symbolisé par la langue anglaise, dans le parler et plus encore dans les titres (The World, Blissfully yours, Three Times, Close up, Be with me, 7 Invisible Men). Heureusement, la nation filmique est aussi vaincue par l’expression régionale, qui témoigne d’une culture plus homogène, à une échelle plus humaine : Midlands, Aquitaine, Nordeste, Middle West, Bavière, Émilie.

J’ai dit que le dispositivisme était un phénomène récent, tout en signalant des exemples dans le passé. Mais il s’agissait d’exceptions. Renoir, Ford, Griffith, Murnau, Borzage, Vidor, Hawks, Rosselini, Gance, Vigo, Mizoguchi, Barnet excluent presque totalement le dispositivisme10. La dialectique imposée par le commerce, variant avec la mode, a eu pour conséquence de rejeter la fidélisation à un dispositif permanent, lequel demeure assez lié à l’auteurisme actuel, plus affranchi des contraintes du box-office.

Certes, les dispositifs se remarquaient déjà chez Capra, qui ne traitait, en sa faste période, qu’un seul sujet, l’innocent dans la jungle morale du siècle. Il en existait chez Eisenstein, Guitry, Ozu, Lubitsch. À la lecture du résumé d’un film d’un de ces trois derniers cinéastes, on se demande si on l’a vu ou pas. Mais, le plus souvent, il s’agit d’un dispositif de répétition (un film en soi ne laissant pas deviner la grille de base, révélée seulement par la référence aux autres produits de l’auteur) qui est en fait un dispositif plus léger, assez impur si on le compare au dispositif intrinsèque plus ponctuel, évident sur un seul film (La dame du lac de Montgomery, The Brig de Mekas, La nuit du chasseur de Laughton, Rashomon de Kurosawa, Smoking no Smoking de Resnais, Une journée particulière de Scola), ou d’un dispositif intrinsèque répété (Angelopoulos, Leone et beaucoup d’autres).

  • *.

    Cinéaste.

  • 1.

    Un coffret rassemblant six longs-métrages est disponible : Brigitte et Brigitte, 1966 ; Les contrebandières, 1967 ; Une aventure de Billy le Kid, 1971 ; Anatomie d’un rapport, 1975 ; Génèse d’un repas, 1978 ; Parpaillon, 1992. Coffret Luc Moullet, éditeur Blaq out, 2006.

  • 2.

    Également disponible en Dvd.

  • 3.

    Voir la critique dans Esprit, juin 2002, p. 186 sq.

  • 4.

    Le western, lui, offre un dispositif de dualité insidieux : la flèche et le canon, la nudité et l’uniforme.

  • 5.

    Encore que, parfois, elle ressort des diktats de la coproduction, ou du désir de conquérir des marchés, qui n’existait pas au temps du muet : ni Intolérance, ni Les trois lumières, ni Les figures de cire de Leni ne visaient le public de la Mésopotamie, où ils se situaient pour partie.

  • 6.

    Il s’agit d’une dialectique interne, laquelle ressemble fort à la dialectique externe, plus superficielle, née de la juxtaposition de deux histoires. Chez De Oliveira, c’est le maniérisme tranquille de l’image contre la violence des faits narrés, avec Dumont, c’est la lourdeur de l’ambiance visuelle contre la crudité et le mystère de l’action, chez les Straub, c’est le déferlement des paroles contre la timidité de l’image. Godard est de tous le plus fort, car il est le seul à cumuler ces deux formes de dialectique.

  • 7.

    Dont la force est de changer de dispositif d’un film à l’autre : inversion, style BD ou roman-photo, dialogue ultra-rapide, film choral.

  • 8.

    Il est étonnant de retrouver cette même chromatique dominante, proche du jaune ou du gris délavé, excluant les tons vifs, chez Sowa-Champetier (Un couple parfait), Sokhourov (Soleil), Berri-Nuytten (Jean de Florette), Godard-Pollock (Éloge de l’amour), la recherche débouchant sur une nouvelle standardisation.

  • 9.

    Certes, il y avait parfois une relation par le film à l’échelle internationale dès le muet, qui, par force, s’était atténuée avec le parlant : il fallait des sous-titres. Selon le journal d’Ozu, les Japonais des thirties voyaient peu après leur tournage les films de Borzage, Vidor, Capra, Hawks. Mais il faut noter une particularité peu connue : jusqu’en 1951, c’était l’Occident, et non le Japon, qui restait tenu à l’écart, isolé, marginalisé, puisque ni Vidor, ni Borzage, ni Hitchcock, ni Renoir ne connaissaient Ozu ou Mizoguchi, qui pratiquait d’ailleurs un art inspiré de celui de Sternberg (lequel finira sa carrière à Kyoto).

  • 10.

    Indépendamment, bien sûr, du fait que chaque cadrage est en principe le fruit d’un dispositif, très ponctuel et non pas global. Mais ne jouons pas sur les mots.