
Le théâtre révolutionnaire afro-caribéen au XXe siècle d'Axel Artheron
La publication de cette thèse est bienvenue, une fois admis qu’elle ne traite pas d’un « théâtre révolutionnaire » stricto sensu mais que l’auteur, maître de conférences à l’université des Antilles, s’est attaché en réalité à « confronter les écritures dramatiques africaines et caribéennes du xxe siècle autour de […] la révolution de Saint-Domingue ». Encore le pluriel du mot « africaines » est-il de trop puisque le corpus étudié n’inclut qu’un auteur ivoirien, Bernard Dadié (Îles de tempête, 1973), à côté de deux Haïtiens, Hennock Trouillot (Dessalines ou le sang du Pont-Rouge, 1967), Jean Métellus (Le Pont rouge, 1991 ; Toussaint Louverture, 2003) et de trois Martiniquais, Aimé Césaire (La Tragédie du roi Christophe, 1963), Édouard Glissant (Monsieur Toussaint, 1978), Vincent Placoly (Dessalines ou la passion de l’indépendance, 1983). Après une première partie qui rappelle l’histoire de Haïti, sa lutte pour l’indépendance, ce qui s’ensuivit, et le rôle qu’y jouèrent les trois personnages emblématiques dont on retrouve les noms dans des pièces éponymes, la thèse présente une analyse approfondie des techniques d’écriture mises en œuvre par les auteurs, depuis le choix du titre jusqu’au traitement de situations particulières comme la représentation de la guerre sur scène. Spécialement éclairante pour comprendre la structure des pièces, l’application du « schéma actantiel » de Greimas – lequel distingue le « destinateur » et le « destinataire » du récit (éventuellement confondus) et des « adjuvants » (les aidants) ou des « opposants » au « sujet » (Toussaint, etc.) en quête de son « objet » (l’indépendance, la liberté…).
S’agissant d’un théâtre dont la filiation avec le théâtre populaire français est en l’espèce reconnue, l’importance du peuple comme personnage collectif (le plus souvent, ici, à la fois destinateur et destinataire qui exige du sujet quelque chose pour lui-même, tout en jouant alternativement un rôle d’adjuvant ou d’opposant) ainsi que les diverses modalités de sa représentation sont clairement mises en évidence.
A. Artheron répertorie les trois enjeux – historique, mémoriel et politique – de ce théâtre consacré à la révolution haïtienne. Même s’il ne manque pas de rappeler le contexte dans lequel les pièces de son corpus sont apparues – les dictatures dans les nouveaux pays indépendants d’Afrique, celle de Duvalier en Haïti –, il ne présente pas avec une netteté suffisante la contradiction entre ces enjeux chez des auteurs influencés, pour le moins, et comme il le note justement, par le panafricanisme, l’indigénisme ou la négritude. À l’exception de Toussaint Louverture, premier dans l’ordre chronologique et seul héros « pur », les trajectoires de Dessalines et de Christophe connaissent une phase d’ascension suivie de la descente inexorable jusqu’à la chute finale, le « roi » Christophe n’ayant pas su mieux gérer son pouvoir que « l’empereur » Dessalines. Dès lors, l’affirmation de la dignité de l’homme noir ne peut que se heurter à la vérité historique : plutôt que d’exalter le passé, il faut faire mémoire des erreurs ; loin d’être un encouragement pour la politique à mener aujourd’hui, les pièces concernées soulignent les difficultés à surmonter. À cet égard, A. Artheron aurait pu citer ce mot de Césaire, en 1965 : « Il est bien plus difficile d’être un homme libre que d’être un esclave ! »
Dans un ouvrage qui multiplie les approches et les points de vue (y compris ceux des dramaturges eux-mêmes sur leur propre travail), on ne saurait passer sous silence la spécificité linguistique des pièces étudiées, qui font appel au créole et introduisent un vocabulaire propre ainsi que des variantes syntaxiques par rapport au français académique. Même si ces exotismes de langage ne sont pas systématiques, ils témoignent de l’intention politique d’auteurs qui s’adressent en premier à leurs peuples, les seuls en mesure de saisir toutes les subtilités du discours. Césaire, qui parlait à propos de ses pièces d’un « théâtre de combat », « engagé », justifiait ainsi sa démarche d’auteur dramatique dans un entretien avec Euzhan Palcy en 1994 : « Il fallait faire un état des lieux, […] connaître ses limites, connaître ses faiblesses, connaître ses forces, connaître ses capacités de dépassement ; tout cela débouchait sur le théâtre. » Auparavant, parlant de sa collaboration avec le metteur en scène Jean-Marie Serreau, il avait déclaré : « Il y avait des choses à dire et il m’a semblé que ce message devait être colporté d’une manière plus claire que ne peut le véhiculer la poésie. Par conséquent, le théâtre était tout indiqué. » Reste à savoir la véritable efficacité du théâtre politique lorsqu’il s’agit d’entraîner son public à l’action…