
The Jungle
The Jungle de Joe Murphy et Joe Robertson plonge le spectateur dans l’expérience des migrants, témoignant de la capacité du théâtre à nous faire comprendre le monde.
The Jungle est une pièce écrite par deux jeunes Britanniques, Joe Murphy et Joe Robertson, coproduite par deux théâtres londoniens, le National Theatre et le Young Vic, avec Good Chance Theatre, la compagnie qu’ils ont créée. Après avoir découvert le camp de réfugiés à Calais, les deux diplômés d’Oxford décident de construire des espaces culturels, provisoires mais sûrs, où le recours à l’art puisse libérer la parole, favoriser les échanges entre communautés et permettre à tout réfugié de se sentir respecté. Quand, suite au démantèlement du camp, le dôme de plus de onze mètres qu’ils ont édifié se retrouve intact, mais vide de ses participants, les deux Joe veulent poursuivre autrement leur aventure de sept mois et écrivent un texte s’en inspirant et le questionnant. Ils trouvent dans le National Theatre, qui commande la pièce, et le Young Vic, qui les soutient depuis leur présentation en 2016 de Last Chance (une défense des enfants non accompagnés de Calais), des institutions puissantes et influentes pour accompagner leur projet. Stephen Daldry, avec qui ils ont collaboré en 2014 pour Trash, un film sur la pauvreté au Brésil, et Justin Martin, qui a travaillé avec Daldry sur la série télévisée The Crown, acceptent d’assurer la mise en scène.
De Calais au West End
Ce spectacle de deux heures quarante-cinq minutes, qui plonge avec force et pudeur au cœur des expériences vécues par les migrants, après avoir été joué à guichets fermés au Young Vic du 7 décembre 2017 au 9 janvier 2018, est transféré au Playhouse Theatre du 16 juin 2018 au 3 novembre 2018. La décision de poursuivre les représentations dans un théâtre du West End, fréquente dans un paysage artistique où public et privé ne sont pas en opposition, va au-delà du seul succès commercial et critique.
La création théâtrale britannique est souvent en prise directe avec l’actualité et ses enjeux politiques et sociaux. En 2012, en pleine guerre d’Afghanistan, le Tricycle propose The Great Game, douze pièces écrites sur l’historique des conflits dans ce pays ; le 7 mai 2015, le Donmar Theatre diffuse la pièce de James Graham, The Vote, simultanément en direct du théâtre et sur une antenne de la chaîne de télévision Channel 4, au moment même de la fermeture des bureaux de vote pour les élections législatives ; en 2018, le National Theatre programme The Lehman Trilogy, un spectacle-fleuve sur l’histoire de la banque Lehman Brothers.
Les théâtres multiplient aussi les efforts éducatifs. Ainsi, le Young Vic, situé dans South London, a permis à des jeunes des quartiers voisins de Southwark et de Lambeth de créer et de jouer une pièce, The Tide, en réponse à The Jungle. Le Young Vic a aussi réservé 10 % de son allocation de billets en ses murs à des réfugiés ou à ceux qui ont été affectés par la crise des migrants.
Le spectateur perd son statut confortable de citoyen libre pour devenir membre d’un groupe de réfugiés.
Ce succès témoigne enfin de la résonance de la figure du réfugié dans l’enceinte d’un théâtre, auprès de spectateurs soudain à l’écoute d’hommes prêts à tout pour saisir la « good chance » qui leur permettrait de franchir illégalement la frontière pour venir vivre à leurs côtés. Dès l’obtention du billet d’entrée, qui lui désigne un pays d’origine (Afghanistan, Soudan, Syrie, Érythrée, Iran, Éthiopie, Irak, Somalie, Yémen) et lui assigne une place sur un banc, une vieille chaise bancale, des piles de coussins, autour de tables, dans l’Afghan Café situé au milieu de la jungle de Calais ou dans l’espace circulaire qui le surplombe, le spectateur perd son statut confortable de citoyen libre pour devenir membre d’un groupe de réfugiés, restreints dans leurs mouvements et soumis à des ordres qui viennent d’ailleurs. Tout dans le déroulement de la représentation vient corroborer ce sentiment d’étrangeté, de rupture identitaire, d’immersion dans un environnement hostile et aussi de solidarité avec des populations menacées.
Une société en gestation
Située dans le décor subtil de Miriam Buether, reproduction d’Afghan Café, plaque tournante du camp, rythmée par un brouhaha de voix mêlées, d’accents heurtés et de traductions qui fusent d’un bout de la salle à l’autre, interrompue par une cacophonie de musiques et de chants, la chronique des événements qui ont ponctué la vie dans le camp de réfugiés de Calais commence par la fin, en février 2016, avec l’arrivée de la police française, en tenue de combat, portant des masques à gaz. L’action cesse brutalement, un calme angoissant s’instaure alors que surgit sur une estrade Safi Al-Hussain, un réfugié syrien de trente-cinq ans, auparavant étudiant en littérature anglaise et en langues à l’université d’Alep. Prenant la parole d’un ton neutre et posé qui masque imparfaitement son désespoir croissant et s’adressant à tous, il impose sa présence et devient le narrateur de l’histoire du camp depuis mars 2015.
Au fur et à mesure de ses explications, des séquences se jouent, dessinant les contours d’une société en gestation. Une ébauche de démocratie est ainsi suggérée : des porte-parole pour les différentes communautés sont désignés ; des assemblées sont convoquées ; des votes sont organisés sur des questions fondamentales comme la possible résistance au démantèlement. Un paysage géographique, fac-similé d’une ville, est évoqué : Safi dit pouvoir entrer dans un café pakistanais sur Oxford Street près de l’Égypte… passer l’Érythrée, les points de distribution, le Koweit, les coiffeurs, les centres légaux, tourner à gauche sur la rue François Hollande… avant d’arriver en Afghanistan au Café de Safar.
Les repères que les réfugiés tentent d’établir et de respecter, parfois même avec violence, au prix de confrontations entre ethnies et cultures, ne sont pas perçus comme un idéal auquel se rattacher, mais plutôt comme une tentative incertaine pour retrouver un semblant de dignité et de respect de soi dans un environnement qui renvoie une image désespérante et un avenir sombre. Le rappel des décisions des gouvernements français et britannique et de leurs conséquences immédiates ne fait qu’accentuer le décalage entre la catastrophe humanitaire et l’inadéquation des réponses apportées. Les justifications données par certains participants comme Henri, le jeune Français d’une vingtaine d’années, qui ne supporte pas l’idée d’avoir pu par son action encourager un réfugié à risquer un départ ou susciter de faux espoirs, ne font que pointer la responsabilité des politiques. Quand, suite à la mort par noyade du petit Alan Kurdi (sa photo est d’ailleurs projetée sur écran), des volontaires britanniques, comme Sam, le jeune diplômé d’Eton qui veut bâtir des maisons, ou Beth qui cherche à enseigner l’anglais, arrivent dans le camp, leur sincérité naïve laisse toujours les migrants seuls face à leurs peurs. Adressée à Beth qui vient de réussir à le sortir du centre de détention français, la litanie d’Okot Sherif, jeune Soudanais de dix-sept ans, couvert de cicatrices, sur les morts multiples d’un réfugié, en témoigne.
Des parcours singuliers
Les propos se succèdent dans l’urgence, à un rythme effréné, en miroir aux menaces qui perdurent, aux décisions rapides qu’il faut prendre. Le parcours de chaque migrant est à la fois unique et emblématique du sort imparti à toute cette communauté à laquelle il appartient désormais. La récurrence des références aux passeurs, aux pots-de-vin, le rappel des tentatives avortées, des violences physiques, l’évocation des appels mensongers au pays dans le seul espoir de rassurer, tout autant que les informations concrètes distillées sur le nombre de réfugiés dans le camp, sur la répartition par âge, par nationalité, par sexe, viennent appuyer la complexité de cette posture. Pour saisir sa « good chance », le réfugié doit accepter de se singulariser, prendre ses distances avec ses compagnons de route et s’extraire de ce nœud de solidarités qui lui a permis de tenir. Ainsi, Norullah, l’adolescent afghan de quinze ans, pourtant affectivement adopté par son compatriote Salar qu’il seconde dans son restaurant, est trop dévoré par son désir de gagner la Grande-Bretagne pour ne pas tenter de forcer le passage : l’issue sera tragique.
Le parcours de chaque migrant est à la fois unique et emblématique du sort imparti à toute cette communauté.
Sans chercher à être didactique, mais sans renoncer à révéler ces enjeux politiques qui font oublier la dimension éthique et passer au second plan la prise de mesures humanitaires, sans jouer sur un sentimentalisme exacerbé, mais sans édulcorer la dimension tragique des histoires de vie, sans nier la gravité du contexte, mais sans hésiter à recourir au rire, à l’humour, à la danse, The Jungle montre que le théâtre reste un vecteur précieux de compréhension empathique du monde et de réponse à ses dysfonctionnements : la vision de cette petite fille errant en silence sur la scène pendant tout le spectacle continuera longtemps à hanter les cœurs et les esprits.