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Une discipline sur la sellette (entretien)

novembre 2009

#Divers

Alors que la recherche se développe essentiellement sur le plan microéconomique, Michel Aglietta, l’un des rares chercheurs familiers de la macroéconomie, souligne qu’en dépit d’avancées ? celles qui sont permises par la théorie de l’information par exemple ? les modèles macroéconomiques restent sous l’hypothèse de l’efficience des marchés. Mais il en appelle également à la nécessité de pouvoir accéder à des données (financières ou autres) jusqu’ici non accessibles.

Esprit – Un des effets de la crise est la remise en cause intellectuelle de la thèse de l’efficience des marchés. Joseph Stiglitz a écrit récemment : « Le fondamentalisme libéral est une doctrine au service d’intérêts privés. Il ne repose pas sur une théorie économique, et il est maintenant évident qu’il ne repose pas non plus sur une expérience historique. » Pouvez-vous rappeler comment cette doctrine a pu s’imposer et instaurer un rapport de force en sa faveur ?

Michel Aglietta – Cela ne s’est pas fait d’un coup. C’est une maturation qui vient de la crise inflationniste et des dérèglements des mécanismes keynésiens des années 1970. Politiquement, les conservateurs ont fabriqué des lieux d’influence, des think tanks, dès la fin des années 1960, pour essayer de reprendre le pouvoir. Leur idée était de reprendre le pouvoir par les idées. C’est ainsi que s’est développé dans les années 1970, dans les universités américaines, un véritable chantier critique, qu’on appelait la « contre-révolution » monétariste. Sur le plan monétaire, cela a donné le monétarisme, sur le plan financier les anticipations rationnelles, sur le plan de la productivité, l’idée des cycles réels, et l’économie de l’offre, qui ont convergé ensemble dans une seule doctrine : le pouvoir des marchés à la place de celui de l’État. L’effondrement du système soviétique, un peu plus tard, a pu donner une impression de validation historique de ce projet. Si le changement de pouvoir en termes d’idées dans le monde anglo-saxon s’est fait progressivement dans les années 1980, avec Thatcher et Reagan, le changement politique a été extrêmement brutal. On le voit bien désormais : il ne s’agissait plus du libéralisme classique, au sens de sociétés où la délibération politique légitime la production des biens publics qui sont les supports du lien social garant des libertés individuelles. Le néolibéralisme est un système dogmatique où le marché est totalitaire et où l’économie est un ensemble de contrats totalement autonomisé de tout autre rapport social. Cette philosophie n’est pas du tout dans la lignée des Lumières.

Questions aux économistes

Pensez-vous que cela va se traduire par un recul de l’influence des économistes néolibéraux et l’ouverture plus large du débat chez les économistes ?

On voit bien qu’on peut s’aventurer désormais dans des lieux qui n’étaient pas ouverts au débat économique. Mais peut-on arriver à une influence qui se traduise dans les décisions politiques ? Dans le domaine de la finance, les politiques et les réglementations vont certainement s’infléchir. Mais je ne le vois pas encore au niveau du marché du travail, de la politique des revenus, etc. La contestation n’est pas encore très forte, si ce n’est sur le sujet des salaires extrêmes, des bonus très élevés, des stock-options… en particulier de leur déconnexion de la performance. On a vu qu’il n’y avait parfois aucun lien entre la performance et un certain nombre de salaires astronomiques. Les exemples ne manquent pas dans la finance. Comment instaurer un plafond des salaires ? Lorsque vous avez des entités qui sont sous contrôle d’État, et qui reçoivent l’aide de l’État, cela semble aller de soi. Pour les autres, on peut imaginer des modifications des incitations : par exemple, le bonus des traders doit être lié à une durée sur laquelle le dénouement des positions à risque qu’ils ont prises peut être fait. C’est d’une grande simplicité : on pourrait avoir des malus dans les cas où ils font perdre de l’argent à la banque. Il paraîtrait logique qu’ils remboursent en partie l’argent qu’ils ont fait perdre. Mais ce sont les actionnaires institutionnels qui peuvent l’imposer et non pas la puissance publique, me semble-t-il. On peut aussi imaginer des règles pour les stock-options, en indexant le prix d’exercice sur le cours boursier moyen, de façon à ce que le patron ne gagne que s’il a fait vraiment un excès de performance. On peut donc très bien faire une gouvernance meilleure, ce qui régule quand même une partie des revenus des strates supérieures d’une manière significative.

Mais les États peuvent renverser l’augmentation folle des inégalités par la fiscalité. Le besoin d’augmenter les ressources fiscales sur une longue période est l’occasion d’élargir la base fiscale dans de nombreux pays. L’intérêt commun des États devrait renverser la course suicidaire au moins disant fiscal. L’augmentation des impôts progressifs a été historiquement le moyen le plus efficace de diminuer les inégalités. Il devient urgent de renouer avec cette orientation politique.

La crise a-t-elle des effets sur la recherche en économie ?

C’est la demande interne à la finance et celle des régulateurs qui vont permettre les changements. Les banques voient qu’elles ont été mises en porte à faux par leurs propres modèles d’évaluation du risque qui étaient inadéquats. Il existe en effet deux types de risques : un risque qui est exogène, sous l’effet de facteurs de risque extérieurs à la finance (comme le prix du pétrole, etc.), qui entraîne une modification de tous les prix relatifs, donc une modification des bilans. La question dans ce cas est de l’anticiper correctement et, à défaut, d’avoir une protection, c’est-à-dire du capital en réserve.

Mais l’autre risque est plus grave : c’est le risque endogène. Il est beaucoup plus important, c’est le risque lié aux relations de contreparties entre les acteurs de la finance, et en particulier de cette modalité cruciale du risque endogène qu’est la liquidité. En effet, la liquidité n’est pas autre chose qu’un lien social fondé sur une croyance. Un marché est liquide tant qu’un acteur quelconque présume qu’il pourra vendre un actif sans perte en capital pour obtenir du cash aux fins de paiements qui relancent le flux de monnaie aux mains de tiers et ainsi de suite. C’est donc une confiance collective qui peut disparaître brutalement. Lorsque cela se produit la liquidité se gèle dans les avoirs de ceux qui détiennent de la monnaie et qui ne veulent plus la relancer dans les marchés d’actifs. Le système de paiements se désagrège alors et l’interruption des échanges se généralise et fait tomber l’économie entière dans une spirale dépressive. Ce risque systémique est incompréhensible pour l’économie orthodoxe et il est encore moins mesuré. La recherche dans ce domaine peu défriché va certainement progresser parce qu’elle est essentielle à la mise en œuvre de la régulation macroprudentielle dont on a vu que c’est un pilier nouveau et essentiel des nouvelles régulations.

Chantiers de recherche

Plus généralement, au lieu d’avoir uniquement de la recherche constituée sur ces dernières années dans l’idée de fabriquer des nouveaux produits pour pouvoir transférer le risque, on va faire de la recherche sur une meilleure évaluation du risque. Beaucoup est à faire sur les interactions non linéaires entre les acteurs de la finance de manière à comprendre et simuler les changements de régime qui font abruptement passer de configurations stables à des dynamiques chaotiques. La macroéconomie, issue de la double hypothèse de la rationalité parfaite des agents économiques et de l’efficience des marchés, est extrêmement pauvre dans son pouvoir explicatif des interactions entre la finance et l’économie réelle. Il s’agit d’une apologétique de la finance de marché, pas du tout d’une démarche analytique partant des phénomènes observables. Le secteur financier y est extrêmement pauvre dans sa modélisation. Il est donc tout à fait impossible de quantifier l’impact des contraintes de bilan sur le Pib, le chômage et les autres agrégats fondamentaux de la macroéconomie. C’est pourquoi l’impact des crises est toujours grossièrement sous-estimé par les outils usuels de la prévision. Un immense chantier est donc à défricher sous l’aiguillon de la crise.

La division du monde scientifique en économie fait que l’on raisonne en micro ou en macro ; la difficulté n’est-elle pas de trouver des économistes qui font le lien entre les deux ?

Cette question me semble en effet tout à fait cruciale dans la ligne de la réflexion ci-dessus. Il est vrai que la division du travail au niveau de la recherche en économie a été assez désastreuse. Pour une part, elle permet des avancées, avec par exemple la théorie de l’information, la microfinance comportementale, la mise en évidence des interdépendances des acteurs… Les modèles macroéconomiques restent sous hypothèse de l’efficience des marchés, parce qu’ils ne savent pas prendre en compte les complexités des comportements hétérogènes. Mais pour développer des études macroéconomiques, on est aussi confrontés à la complexité et à la masse des informations à traiter. Il faut donc une très forte incitation. Et la recherche ne peut pas se faire au niveau du chercheur individuel, ni même d’équipes de recherche universitaire, parce qu’il faut avoir un accès à des données jusqu’ici non accessibles. Il est à espérer que les nouvelles exigences des régulateurs à l’égard de la divulgation d’informations sensibles par les acteurs de la finance rendront possibles des efforts collectifs de recherche considérables.

Du côté de la formation

Comment les écoles de formation des élites économiques prennent-elles en compte l’échec collectif manifesté par la crise ? Si les acteurs restent discrets en France sur ce sujet, l’hebdomadiare Newsweek s’est posé la question au cours de l’été1. L’article part du constat que tous les dirigeants des grandes banques et établissements financiers américains sont titulaires d’un Mba. Cox (ancien dirigeant de la Sec), Stanley O’Neal (ex-Merril Lynch), Henry Paulson sont des anciens d’Hbs. Aussi l’approche de l’article est-il de décortiquer les formations dont sont issus les dirigeants qui furent les acteurs de la crise.

Un certain statu quo dans la méthode pédagogique des business schools a longtemps prévalu. On a souvent pu reprocher aux formations Mba d’inculquer aux étudiants une trop grande confiance dans les modèles financiers et les chiffres. La spécialisation excessive des étudiants les a également conduits à occulter la possibilité de risques systémiques, créant ainsi une certaine myopie de l’élite des affaires.

Les Mba sont nés au début du xxe siècle, alors que de grands groupes industriels émergeaient. Le Mba avait été conçu pour former une nouvelle génération de managers destinée à prendre la tête des entités naissantes dans un souci de promotion du bien commun et non dans une logique de court terme.

Après la Seconde Guerre mondiale, la fondation Ford investit 175 millions de dollars afin de moderniser ce type de formation et de repenser les programmes. Ce réaménagement intervint alors que triomphaient les idées libérales de l’École de Chicago, emmenée par Milton Friedman : le credo en vigueur était que les managers avaient comme unique objectif de maximiser les valeurs des actionnaires. Pareille conception est au cœur des critiques qui sont actuellement adressées aux formations en management américaines. Néanmoins, beaucoup de ces accusations sont injustifiées.

En effet, faut-il reprocher exclusivement aux business schools un recours excessif aux modèles financiers alors même qu’ils sont aussi utilisés et promus par l’ensemble des universitaires, des banquiers et autres journalistes, lesquels prétendirent que la mathématisation permettrait de contrôler entièrement les risques ? À titre d’exemple, on notera que l’idée de titriser les prêts subprime a été lancée dans une note de David X Li, qui n’a jamais étudié dans une business school.

L’autre critique adressée à la formation Mba est que si elle transmet aux étudiants beaucoup de techniques pour gagner énormément d’argent, elle ne leur inculque aucun sens de l’éthique, produisant ainsi des dirigeants sans morale. C’est la raison pour laquelle de nombreuses business schools s’efforcent de créer des séminaires d’éthique. Le nombre de cours d’éthique a été multiplié par cinq depuis 1988. Néanmoins, ces cours ne suffirent pas à éviter la catastrophe d’Enron. De plus, le contenu des cours d’éthique vise trop souvent à fournir un argumentaire permettant de contenir les critiques. Dans bien des cas, ces cours furent marginalisés et délaissés.

Par ailleurs, même en acceptant que certaines de ces critiques ne soient pas dénuées de pertinence, elles ne suffisent pas à démontrer que le contenu des programmes de Mba est la cause de l’actuelle crise financière. Ainsi, dans d’autres pays, les Mba remplissent leur rôle à merveille. C’est notamment le cas au Canada où les dirigeants des deux plus grosses banques sont titulaires de Mba. Ce serait donc le système d’évaluation et de motivation des salariés qui serait en cause. Alors que les banques américaines empruntaient 34 dollars pour 1 dollar détenu en capital, les banquiers canadiens prêtaient 18 dollars pour 1 dollar de capital.

Aussi, bien que les Mba ne soient pas les uniques responsables de la crise, cela ne signifie en aucune manière que les programmes ne doivent pas être améliorés. Certains considèrent que les business schools se sont détournées des principes qui avaient présidé à leur création, à savoir inculquer un sens de l’intérêt général. Il s’agirait de faire du métier de manager une vraie profession sanctionnée par un examen et en encadrant la pratique, à mi-chemin entre les régulations des professions médicales et juridiques.

Peu de mutations sont intervenues jusqu’à présent. La plus remarquable a consisté à introduire un serment comparable au serment d’Hippocrate. 54 % des étudiants de Hbs ont prêté serment. En outre, les business schools ont créé de nouveaux cours et installé des comités en charge de rédiger un rapport sur les causes de la crise. En fait, la seule chose qui serait utile afin de repenser les programmes serait que les business schools soient sanctionnées par le marché pour leurs défaillances. En effet, comme après chaque crise, les candidatures dans les business schools sont en augmentation.

1.

“School Backlasch”, Newsweek, 10 août 2009, p. 50 et suivantes.

Arthur Sussmann
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    Professeur à l’université de Paris-Ouest, conseiller scientifique au Cepii et consultant à groupama-asset management