À la recherche d'un modèle de croissance (entretien)
Dans ce dialogue, les deux économistes de la « régulation » soulignent que les événements de 2007-2008 marquent la fin d’un type de développement, celui du « postfordisme » et de la valeur actionnariale. C’est donc un autre modèle qui doit lui succéder, moins injuste socialement, qui ne pourra pas ignorer les contraintes environnementales. Comment en dessiner les contours ?
Esprit – Pour bien prendre la mesure de la crise économique que nous traversons, il semble important de prendre en considération, au-delà des péripéties du monde de la finance, les déséquilibres du modèle de croissance dans lequel nous étions engagés. Mais pour nous faire comprendre celui-ci, pouvez-vous rappeler tout d’abord comment il s’est mis en place et comment s’est accompli le passage de ce que vous avez appelé « capitalisme fordiste » vers un « capitalisme de la valeur actionnariale » ?
Michel Aglietta – À la fin des années 1970 et au début des années 1980, le mode de croissance de l’après-guerre entre en crise : la productivité ne permet plus de réaliser une répartition satisfaisante des revenus et les luttes pour la répartition se tendent. Nous sommes dans le cadre du capitalisme managérial, avec une forte médiation syndicale et une présence incontournable de la négociation collective. L’inflation augmente, dérape et n’est plus contrôlée dans le cadre de la régulation monétaire de l’époque.
Simultanément, au niveau international, les prix de l’énergie augmentent : après les retards énormes dans la production mondiale d’énergie pendant les années 1960 avec des prix très bas, l’accélération de la croissance du début des années 1970 fait monter la demande. Ces raretés sur l’énergie sont exploitées sur le plan politique par les pays exportateurs à travers les deux crises pétrolières. L’inflation se renforce donc dans deux dimensions : celle des ressources non renouvelables et celle du mode de production. Nous y reviendrons : nous connaissons aujourd’hui précisément une conjonction semblable de ces deux types de problèmes, mais déployés dans des processus macroéconomiques très différents.
L’inflation se développe donc à l’échelle mondiale sans que le système de régulation en cours ne trouve les moyens de répondre à ce déséquilibre. Intervient alors une autorité américaine (Paul Volcker, président de la Réserve fédérale américaine), qui va trouver une réponse dans l’idéologie monétariste qui s’est développée pendant toutes les années 1970. Celle-ci élabore la thèse des anticipations rationnelles à partir d’une critique très forte de l’État keynésien. L’idée selon laquelle il est possible de briser la spirale de l’inflation en introduisant un changement de politique monétaire radicale, en mettant la banque centrale dans une position nouvelle, va s’imposer. En octobre 1979, Paul Volcker double brutalement les taux d’intérêt.
Ce doublement des taux d’intérêt, qui fait monter les taux réels à un niveau très élevé tout de suite, va entraîner des changements profonds dans la gestion des entreprises. Celles-ci se retrouvent devant une très forte augmentation du coût du capital. Pour leur part, les États ne peuvent plus compter sur la monétisation de leurs dettes et doivent s’endetter sur les marchés obligataires. Ceux-ci se développent beaucoup à partir des années 1980, les États ayant d’énormes besoins, en particulier dans le tiers monde, du fait du paiement de la facture énergétique. La libéralisation financière en découle logiquement. La structure des risques change complètement pour les acteurs : au lieu de se couvrir contre l’inflation, il faut maintenant se couvrir contre le risque de volatilité des taux. D’autre part, les ménages vont à leur tour modifier leur vision de la richesse, et rechercher des types de valorisation nouveaux. Ils ne confient plus simplement leur argent à la banque. C’est le début de l’essor des investisseurs institutionnels.
Mais, surtout, un changement de gouvernance intervient au sein des entreprises, en particulier la relation salariale y est profondément transformée. On passe en effet d’une gouvernance dans laquelle le compromis social du partage des progrès de productivité est géré dans un cadre de négociation collective à une gouvernance dans laquelle la finance prend le pouvoir à l’intérieur des entreprises. On arrive donc à ce que j’appelle le « capitalisme de la valeur actionnariale ».
La prédominance de la valeur actionnariale
En effet, le business model des entreprises est profondément transformé : au lieu de produire une valeur par la continuité des flux de valeur ajoutée de l’entreprise dans le temps, dont on partage les fruits à travers des mécanismes de négociation collective, on doit maximiser la valeur boursière instantanée de l’entreprise. D’un modèle d’accumulation à long terme encadré par les compromis sociaux, on passe au modèle « Wall Street ». Les entreprises sont considérées comme des collections d’actifs dont seule compte la valeur liquidative. Cette prise de pouvoir par la finance a entraîné la révision des normes comptables. La prépondérance de la valeur de marché sur le coût historique du capital reflète celle des intérêts des actionnaires sur les autres parties prenantes. Selon cette doctrine, les marchés financiers libéralisés sont efficients et, en conséquence, la maximisation de la valeur pour l’actionnaire incorpore tous les autres intérêts contractualisés dans les prix d’équilibre de marché. C’est pourquoi, en maximisant la valeur pour l’actionnaire, on prend en compte tous les intérêts de l’entreprise, on rend l’intérêt social compatible avec l’intérêt privé.
Cependant, même dans la logique libérale, ce modèle aurait dû se développer autrement. On aurait dû avoir comme actionnaires des investisseurs à long terme cherchant à maximiser leur rendement actualisé sur un horizon compatible avec les engagements sociaux de leur passif. Dans ce cas, même si la structure de la répartition des bénéfices de l’entreprise n’avait plus été favorable aux salaires, on aurait peut-être retrouvé un équilibre avec un taux de profit relativement stable. Mais les choses ont tourné autrement. Il y a eu une interprétation de la valeur actionnariale qui traduisait des rapports de pouvoir internes à la finance. En effet, la finance a été captée par des intermédiaires des marchés, c’est-à-dire les banques d’affaires puis, progressivement, des acteurs comme les hedge funds, c’est-à-dire des entités qui cherchaient une valorisation de leurs fonds propres, et qui ont visé des rendements à court terme très élevés. Dès le début des années 1990, on commence à exiger, sous la pression des banques d’affaire, des taux de rendement de 15 %, voire de 20-25 %. Il y a donc eu une véritable capture du pouvoir à l’intérieur de l’actionnariat en faveur d’intermédiaires qui sont essentiellement dans la « logique de Wall Street ». Ces acteurs ont besoin d’une liquidité très forte des actifs, et c’est donc la conception même de l’entreprise qui se trouve modifiée : on la conçoit comme une collection d’actifs qu’on doit pouvoir liquider à tout moment. En conséquence va se développer la vague énorme des fusions-acquisitions (la croissance externe) à partir du milieu des années 1980. Cette vague débouche sur la dérive de l’endettement.
On peut donc relever trois dérives de l’endettement découlant du mode d’interprétation de la « valeur actionnariale ». La première est que l’entreprise doit dégager des niveaux de rentabilité financière qui sont incompatibles avec le rendement intrinsèque du capital. En conséquence il faut jouer très fortement sur le dénominateur, c’est-à-dire réduire le capital. On procède à des rachats d’actions, financés par dette. Le deuxième type de dérive est la pression massive sur les salaires, facilitée par l’ouverture du marché du travail mondial, qui permet de déconnecter les gains de productivité et le niveau des salaires. La conséquence en est le décrochage de la consommation et du revenu par l’intermédiaire de la baisse de l’épargne grâce à la progression de l’endettement plus rapide que le revenu des ménages depuis le début des années 1990, reposant sur l’augmentation de leur richesse avec la hausse des prix immobiliers. Leur situation financière est donc devenue de plus en plus vulnérable à un retournement de ces prix. La troisième dérive est l’augmentation de l’endettement public. La pression pour réduire les impôts sur le capital entraîne soit un amaigrissement de l’État, c’est-à-dire qu’on ne produit plus de biens publics parce qu’on ne peut plus les financer, surtout dans les pays anglo-saxons en raison de la force de l’idéologie anti-État, soit une montée de l’endettement public. Si l’on observe la dette totale de tous les agents (institutions financières, ménages, entreprises, État) en Europe, on remarque un balancement : les pays dans lesquels la dette publique a le moins monté sont les pays où la dette privée est devenue extrêmement forte (Angleterre, Espagne), et les autres pays (France et Allemagne, notamment) sont de l’autre coté avec beaucoup moins d’endettement des ménages, les dettes d’entreprises restent élevées, et une dette d’État plus importante. Mais, si l’on met à part la dette interne au système financier, la dette totale en Europe en 2006 se situe entre 180 % et 225 % du Pib, et ne diffère pas beaucoup de pays à pays : c’est sa composition qui varie énormément.
L’autre grande tendance du capitalisme « Wall Street » est la projection de la finance occidentale dans le monde entier. Du fait de l’effondrement de l’Union soviétique, le capitalisme apparaît sans frontière au début des années 1990. La doctrine de l’ouverture financière sans limite reçoit l’agrément des gouvernements de beaucoup de pays émergents. Les pays sont sommés, en quelque sorte, d’accepter et d’appliquer des institutions de type occidental : libération des prix, privatisation, rigueur budgétaire, pour permettre l’arrivée massive des capitaux internationaux. C’est le consensus de Washington. On assiste donc à une très forte montée de l’endettement des pays en voie de développement à l’exception de deux pays qui présentent une autre voie de rattrapage, en gardant un contrôle des capitaux : la Chine et l’Inde. Hormis ces cas atypiques à l’époque, la montée massive de l’endettement d’un grand nombre de pays émergents (en Amérique latine et en Asie) dans les années 1990 conduit à la crise asiatique. C’est un moment crucial dans la globalisation. Il entraîne un changement de régime de croissance qui date de 1998. La crise asiatique provoque, en effet, une véritable refonte du régime de croissance, aussi bien en Corée qu’en Thaïlande. De pays débiteurs ils deviennent des pays créanciers, de pays déficitaires des pays excédentaires, de pays sous la dépendance du Fmi des pays qui ne veulent plus en entendre parler et qui retrouvent l’autonomie de leur politique économique. Ces pays cherchent à tout prix à avoir des réserves de change pour se protéger. C’est le début des déséquilibres globaux des balances de paiements (Global Imbalances). Le consensus de Washington ne fait plus l’unanimité. Mais cela entraîne aussi une accélération massive de l’endettement du côté occidental, du fait que l’épargne du reste du monde va permettre de maintenir des coûts extrêmement bas d’endettement, donc d’exacerber le levier de crédit, de rendre extraordinairement rentable tout un ensemble d’opérations financières, donc de favoriser toute l’innovation financière qui va nous mener à la crise que nous connaissons.
Mais 1998, c’est aussi une nouvelle avancée dans l’innovation financière ; avec l’arrivé des marchés dérivés de crédit. Certains ont parlé de bombe et, de fait, on invente là des objets financiers extrêmement puissants : les crédits que les banques étaient obligées de garder dans leur bilan peuvent désormais être transférés dans n’importe quelle catégorie de dettes. Avec cette possibilité nouvelle de transférer les risques, la finance de marché devient absolument générale. En conséquence, on développe une espèce de maillage du système de crédit par les marchés dérivés. On renforce énormément le pouvoir des banques d’investissement sur le reste de la finance, et ceci va, après le premier coup de semonce qu’est la bulle de l’internet de 1999-2000, mettre en place un système qui est une machine à crédit capable de redéployer la dette d’un type d’agent à un autre. Le système capitaliste ne fonctionne plus que par la dette, et cela s’écrase finalement en 2007-2008.
Une crise de répartition des richesses
Alain Lipietz – Cette présentation de la fin du fordisme est tout à fait convaincante. Je souscris aussi à l’idée que rien n’était écrit d’avance : le modèle de développement qui s’est mis en place après la fin du fordisme aurait pu être différent. Et même si l’on pense que c’était nécessairement une option libérale qui devait se développer, d’autres variantes du libéralisme auraient pu être « moins pires ». On aurait pu faire autrement et on peut toujours faire autrement. Dans l’opinion courante, la fin du fordisme a été identifiée à la mondialisation : le fordisme marchait avec une régulation nationale, mais, à partir du moment où la mondialisation se met en place, la régulation nationale perd son efficience parce que l’État n’actionne plus aucune manette. On l’a vécu en France au retour de la gauche au pouvoir : si l’État injecte du pouvoir d’achat, cela favorise les importations et pas du tout la relance (c’est l’expérience Mitterrand-Mauroy avant le « tournant de la rigueur » de 1983).
Comme le montre l’analyse de Michel Aglietta, on ne peut se contenter d’assimiler la fin du fordisme à la mondialisation. Le problème sous-jacent était l’épuisement des gains de productivité permis par le taylorisme qui ne pouvait plus engendrer la croissance du pouvoir d’achat permise entre 1950 et 1975. Ce qui débouche sur l’inflation puis l’hyperinflation. Celle-ci est l’expression monétaire d’une incapacité sous-jacente. Expression à laquelle, à un moment donné, Volcker parvient à mettre fin. Mais après Volcker, vient Greenspan. Il importe bien de distinguer, quand on décrit la mise en place d’un nouveau modèle de développement, la période de contestation de l’ancien modèle et la période du régime stabilisé.
Qu’est-ce qui caractérise le régime qui se stabilise vers 1985 ? Il est « libéral », c’est-à-dire qu’il y a beaucoup moins de régulation par l’État, c’est la concurrence et la finance qui régulent. Il est « libéral » aussi au sens, largement privilégié par une grande partie de la gauche, qu’il est antipopulaire. Ce libéralisme vise en effet à détruire le pouvoir syndical, à faire reculer la part des salaires dans la valeur ajoutée, ce qui s’opère en France avec le « tourant de la rigueur ». À partir de 1985, la déchirure entre le salaire des dirigeants et le salaire des salariés de base se dessine et, à l’intérieur de la finance, la captation du profit des entreprises par certains opérateurs des marchés financiers, comme l’a souligné Michel Aglietta. Globalement, on peut dire qu’on revient à la situation d’avant 1930, d’avant le fordisme, c’est-à-dire que la productivité continue d’augmenter, mais que les salaires des travailleurs n’augmentent plus.
Mais comment ces gains de productivité sont-ils obtenus ? À l’époque où l’on diagnostiquait la crise de productivité du fordisme, d’autres modèles se proposaient, notamment le toyotisme et ses variantes, où l’on demandait aux travailleurs de coopérer à la bataille pour la productivité dans des cercles de qualité. Mais tout cela a été en grande partie balayé, même si Toyota n’a cessé de progresser dans le nouveau régime, et que d’autres, comme Nokia, ont suivi le même chemin, même si certains pays ont mieux résisté que d’autres. À l’échelle mondiale, c’est bien une forme nouvelle de taylorisme qui s’impose, un « taylorisme culpabilisateur », dans lequel on met la pression du consommateur directement sur le salarié. On voit ainsi apparaître dans les enquêtes ouvrières des phrases particulièrement significatives : « La différence avec il y a vingt ans, c’est qu’on est toujours aussi mal payés, mais on est en plus beaucoup moins considérés. »
Cette combinaison de libéralisme (affaiblissement des garanties institutionnelles pour le travailleur) et d’autoritarisme (taylorisme culpabilisateur) permet une formidable accumulation de profit entre quelques mains. Mais qui va consommer ? La période évoque les Roaring Twenties, surtout à partir de la crise asiatique, quand on assiste à l’apparition soudaine d’une classe riche en Inde, d’une classe riche en Chine, ainsi que des classes moyennes chinoise et indienne. En dix ans, on voit apparaître deux fois 130 millions d’habitants qui suivent le modèle de surconsommation européen ou américain ! Le modèle n’est plus fordien, il reste, et de plus en plus, productiviste.
Il s’ensuit une accélération tout aussi brutale de la crise écologique. C’est la grande nouveauté de la période, et ce qui distingue la crise actuelle de celle des années 1930. Dans les films d’actualité des années 1930, on voit brûler le café ou le blé dans les locomotives : il n’y a pas, malgré les tempêtes de poussière dans les grandes plaines agraires aux États-Unis, de crise écologique à l’échelle globale. À l’inverse, nous sommes désormais confrontés aux limites de notre écosystème.
Juste avant le déclenchement de la crise financière, la préoccupation principale des Européens était la hausse des prix alimentaires et de l’énergie. Dans le tiers monde, c’étaient les émeutes de la faim! L’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières traduisait l’augmentation hallucinante de la pression de l’humanité sur l’écosystème planétaire. Chinois et Indiens restent encore bien moins gourmands que les Européens ; mais il suffit que 10 % d’entre eux adoptent des habitudes de consommation européennes pour que le choc environnemental soit terrible : c’est quasiment un continent européen qui émerge ? en dix ans ! ? et qui se met à consommer les ressources de la planète. Sachant que l’Europe a une empreinte écologique de deux fois et demie la planète, on peut imaginer ce que signifie l’apparition d’une Europe de plus tous les dix ans…
La croissance mondiale ne pourra plus ignorer l’environnement
Mais quel est le rapport entre cette crise environnementale et la crise financière ?
Alain Lipietz – La crise alimentaire joue un rôle déterminant, qui n’existait pas en 1930, ni lors de la crise du fordisme. Et elle a une triple racine. Premièrement, comme pour le pétrole, de nouveaux consommateurs apparaissent. La population mondiale « solvable » augmente et, en outre, le régime alimentaire d’une grande part de la population intègre une proportion grandissante de protéines animales. Quand on passe d’un régime basé sur des protéines végétales à la viande, on multiplie par quinze la surface agricole nécessaire à la production. Deuxièmement, nous commençons à ressentir les effets du changement climatique. Pour nous, le changement climatique se traduit par des événements extrêmes mais épisodiques : tempêtes, canicule, etc. Mais, sur l’ensemble de la planète, il y a constamment un ou plusieurs accidents climatiques en cours : l’Australie, un des greniers à blé de la planète, subit une sécheresse depuis trois ans. Bref, la demande augmente, l’offre se réduit : c’est l’explosion des prix. De ce point de vue, on retrouve une « crise d’Ancien Régime », comme disait Braudel, où la terre ne fournit plus assez. Et troisièmement, les réponses que nous cherchons pour sortir de la crise économique risquent bien d’aggraver la crise écologique parce qu’on reste dans une relance productiviste : on veut alléger la facture énergétique en alimentant les voitures en biocarburants, mais cela se fera au détriment des surfaces agricoles !
Comment ces différentes crises se combinent-elles ? À l’échelle globale, le déséquilibre capital/travail est compensé par le fait que les riches prêtent aux pauvres. En l’occurrence, cela prend une dimension géographique : les épargnants chinois prêtent aux pauvres américains. Plus précisément, la mère célibataire de l’Ohio employée chez Wal-Mart, qui a besoin de se loger, va contracter un emprunt hypothécaire. Mais comme son salaire stagne depuis des années, que les échéances de remboursement progressent, elle ne peut faire face à l’explosion du prix de la nourriture et de l’essence. Une telle conjonction n’était jamais arrivée aux États-Unis.
La crise écologique induit une augmentation du prix des produits alimentaires et de l’énergie, qui vient percuter le revenu réel de salariés appauvris par le modèle néolibéral post-1980. Simultanément, une masse d’épargne s’est formée à l’échelle mondiale qui cherche à se rentabiliser quelque part, ce qui a permis le fonctionnement de ces prêts immobiliers subprime américains. Mais les banques avaient l’habitude de traiter avec des emprunteurs prêts à revendre leur voiture plutôt que d’arrêter de rembourser leur logement. Avec les prêts subprime, elles découvrent des emprunteurs prêts à abandonner leur logement pour sauver leur voiture – et dormir dans leur voiture si besoin est – et se déplacer de ville en ville pour trouver du travail.
Plus d’un an après la crise, la plupart des questions de fond sont comme occultées et ne laissent plus la place qu’à l’observation inquiète du « retour de la croissance ». Une fois de plus, on croit la voir « au coin de la rue ». Pourtant, c’est bien notre modèle de croissance qui est remis en cause et qui ne peut être « relancé » à l’identique. Les rapports de force qui se sont mis en place tels que vous les avez décrits sont-ils en train de se réorganiser ? Et quelle chance y a-t-il pour que la dimension des deux autres crises soit prise en compte dans le modèle de croissance économique qui peut sortir de la crise ?
Michel Aglietta – Il s’agit bien d’une remise en cause systémique. Les contradictions accumulées ne pouvaient plus trouver de résolution dans le cadre antérieur. En l’espèce l’accumulation des déséquilibres a consisté dans un excès d’endettement cumulé sur une très longue période. Ce qui nous attend est une phase de désendettement du secteur privé qui sera à la fois longue, difficile et indispensable. En dépit des annonces des conjoncturistes, c’est une force dépressive qui va se maintenir. On ne peut pas compter sur une croissance en appliquant un multiplicateur aux stimulations budgétaires. Le taux d’épargne va augmenter, en particulier dans les pays où il était nul. Une partie importante des réponses que les États apportent pour stimuler la conjoncture déprimée est mangée par le puits que représente l’augmentation de l’épargne privée. Un des dangers les plus graves serait, comme cela s’est d’ailleurs passé au Japon en 1998 et aux États-Unis en 1936, d’arrêter la stimulation trop tôt et de provoquer un nouvel effondrement de la conjoncture.
Nous allons probablement entrer en Occident dans une situation de croissance basse en 2010 après l’embellie du second semestre 2009, lorsque les effets des plans de relance budgétaire vont s’amortir. D’ailleurs, la datation de la reprise espérée dépend de la manière dont on la définit. Elle peut l’être de différentes manières, et cela nous donne des échelles de temps très différentes. Si la reprise est le moment où la croissance occidentale redevient positive, on peut penser que cela s’est produit aux États-Unis au troisième trimestre 2009 et que le retour à une croissance légèrement positive aura lieu au début 2010 en zone euro. Si, en revanche, on vise le moment où l’on a retrouvé le pic du Pib antérieur (et cette mesure me paraît tout aussi valable), cela nous projette plutôt en 2011 voire 2012. Si la reprise est le moment où le taux de chômage retrouve son niveau « naturel », cela peut aller très loin, jusqu’en 2013-2014.
Mais en tout état de cause, on ne reprendra pas le régime de croissance précédent. Les ménages se désendettent, ils vont demander moins de crédit. D’autre part, on peut penser que les gouvernements ont vu le coût social d’un effondrement du système financier et qu’ils vont établir suffisamment de régulations pour élever le coût de l’endettement en dépit de la résistance des lobbies financiers. Le volume de crédit sera moindre et le crédit plus cher. C’est un aspect qui va certainement se distinguer de la phase excessive du début des années 2000. On a donc la perspective d’un profil de croissance plus faible. La crise entre dans sa phase de consolidation, avec éventuellement des changements des règles financières qui vont provoquer des restructurations dans le système financier.
Du point de vue géographique, on peut assister à un découplage entre grandes zones économiques. Quand une crise systémique se déclenche, on s’attend à un effondrement général du commerce international. On a observé au quatrième trimestre 2008 une corrélation complète de tous les flux d’échanges. La Chine a aussi vu sa croissance tomber à zéro au quatrième trimestre 2008. Pourtant, les grands pays émergents, dotés d’une forte population, qui ont déjà développé une classe moyenne importante, qui ont un État capable de mobiliser les ressources, ce qui se traduit par des politiques d’infrastructures et par des politiques d’investissement public massives, semblent capables, parce que leur point bas reste positif, de repartir à la hausse. Cela sera-t-il durable en Inde, au Brésil et en Chine ? On ne le sait pas encore mais s’ils repartent à la hausse, ils se renforcent massivement vis-à-vis du monde développé en termes de poids relatif. Quand le Japon recule de 6 % et la Chine progresse de 8 %, le rattrapage est très rapide ! D’ailleurs la Chine va probablement devenir la seconde économie du monde en termes de Pib mesuré aux prix de marché dès 2010. Cela signifie une transformation encore plus rapide que celle que nous avons connue des rapports de pouvoir relatif des pays dans le monde.
Pour ce qui est de la croissance mondiale, on peut penser que la progression de ces pays émergents aura un effet stabilisateur. Les flux bruts de capitaux internationaux sont en train de se réduire au moins provisoirement. Il en est de même des déséquilibres globaux en termes de flux nets : le déficit courant des États-Unis et l’excédent courant de la Chine diminuent simultanément avec le ralentissement de la croissance américaine et le redéploiement de la croissance chinoise vers l’investissement intérieur. Aujourd’hui, la Chine finance son développement essentiellement par ses épargnants internes, soit par l’intermédiaire des banques qui mobilisent l’épargne privée, soit par l’intermédiaire de l’État qui est passé d’un excédent budgétaire à un déficit d’environ 3 % du Pib, alors que les flux de capitaux entrants ont énormément réduit. À l’inverse, il va y avoir des flux de capitaux sortants par l’internationalisation des entreprises chinoises. L’économie mondiale se transforme donc rapidement, ce qui va changer les poids respectifs des différentes puissances, non seulement en termes économiques mais aussi financiers ; d’où le remplacement du G7 par le G20 comme instance de confrontation multilatérale sur les problèmes financiers et monétaires internationaux.
Des modèles à inventer
Alain Lipietz – Il faut effectivement distinguer précisément les différentes strates de la crise. La première strate, qui est en voie d’être maîtrisée, c’est la crise de liquidités de septembre 2008. Au moment où la crise des prêts subprime se précipite, les banques qui sont chargées de titres sur des débiteurs insolvables ne se font plus du tout confiance. Rapidement, les banques centrales émettent massivement au jour le jour de la monnaie pour réduire la crise de liquidité qui en résulte. En septembre 2008, Lehman Brothers fait faillite. L’intervention des États permet de rétablir la confiance interbancaire. Cette crise-là est finie.
On touche ensuite la crise de ceux qui ont prêté aux agents insolvables. Il y a une vraie crise de solvabilité, ce que Michel Aglietta appelle la déflation des actifs. Même les discours optimistes sur la « reprise » entérinent, à leur insu, le fait qu’on s‘installe dans la crise : on parle de sortie avec une croissance à peu près nulle ! Et même si on fait 2 % de plus, on s’installe dans la crise, puisque la productivité augmente de 2 ou 3 % par an. À ce niveau-là en tout cas, cela n’offre pas de perspectives positives pour l’emploi.
Ensuite, nous l’avons vu, la crise trouve sa source dans les déséquilibres de la répartition de la richesse. Les choses vont-elles changer sur ce point ? Il est probable qu’en Europe les stabilisateurs sociaux joueront un peu comme dans la période de 1980. Quand la richesse s’effondre par la déflation des actifs, il est possible que le salarié gagne un peu plus en salaire relatif, avec une stabilisation ou peut-être même une légère croissance du salaire par rapport aux profits. Sans réforme fiscale redistributive, ça n’ira pas bien loin.
Mais surtout, la crise écologique n’est, elle, pas du tout réglée. Le prix du pétrole augmentera sur le long terme. La crise alimentaire, qui est quand même la crise la plus fondamentale pour l’humanité, s’approfondit : le nouveau rapport de la Fao établit qu’en un an et demi nous sommes passés de 800 millions de personnes sous-alimentées à 1 milliard ! Nous sommes bien devant une « crise d’Ancien Régime », une crise de pénurie à l’échelle de l’humanité, nous touchons aux limites techniques et sociales de la capacité de la terre à nourrir l’humanité. Les prix alimentaires restent élevés et le pouvoir d’achat des plus pauvres, à cause du chômage, baisse : l’effet de ciseaux est imparable.
D’un point de vue politique, quelles sont les institutions les mieux adaptées pour répondre à cette crise sociale doublée d’une crise écologique ? On voit déjà apparaître la prime aux fédérations continentales. Il faut un pouvoir politiquement fort pour redistribuer tout en réorientant la production et la consommation vers une plus faible emprunte écologique. Les États-Unis, la Chine et l’Inde peuvent relancer leur économie en produisant davantage pour le marché intérieur et en s’imposant des législations environnementales plus strictes. La difficulté est plus grande pour l’Europe et l’Amérique latine, qui ont toutes deux raté le tournant historique de l’intégration continentale. En 2005, les Européens ont rejeté, avec le traité constitutionnel, les capacités fédérales qui permettent aujourd’hui à Obama d’appuyer sur les pédales keynésiennes les plus classiques. En Europe, on a assisté au contraire à un concours d’égoïsme sur le thème : « que mon voisin relance avant moi ». Chacun attend de l’autre et tous attendent en commun qu’Obama fasse la politique de relance…
Dans son livre la Grande transformation, Karl Polanyi note que, face à une crise de type 1930, la réaction normale c’est de basculer du libéralisme vers le dirigisme. Mais ce dirigisme peut prendre plusieurs formes : il existe à son époque les variantes stalinienne, social-démocrate ou fasciste. Dans les années 1930, c’est le fascisme qui a réagi le plus vite. On voit bien aujourd’hui que le dirigisme de droite dispose d’un espace en Europe, avec une tentation protectionniste.
Je plaide pour ma part pour un « néoplanisme vert européen ». Dans le domaine de l’énergie, par exemple, il nous faudrait un service public européen de l’énergie. Mais les États européens veulent en rester à une conception intergouvernementale de l’Europe. Le Parlement européen s’est prononcé pour une agence de l’énergie forte, en prenant en considération, comme dans tout néoplanisme, des dimensions keynésiennes, écologiques et géostratégiques. Mais les gouvernements ont rejeté cette version assez dirigiste de l’agence de l’énergie. Cependant, dans cette crise, les positions changent très vite. On ne sait donc pas encore quelle « idéologie de sortie de crise » va primer.
Mais l’enjeu apparaît bien d’inventer un autre mode de croissance, que peut-on en dire plus précisément ? Que voit-on se préfigurer ? Que faut-il souhaiter ?
Michel Aglietta – Au-delà de la gestion d’urgence de la crise financière, peut-on assister à une recomposition de la finance ? Il ne faut pas sous-estimer le programme de travail établi par le G20. En outre, on a vu apparaître de nouvelles orientations aux États-Unis et en Europe. Selon quels axes ? Un retour de la réglementation, une supervision plus exigeante des entités financières. Mais surtout, on assiste à la remise en cause de l’idée des marchés efficients. Dans le cadre de marchés efficients, la régulation n’a besoin d’intervenir qu’au niveau microéconomique. C’est ce que font les réglementations de Bâle II. On pensait qu’avec des règles prudentielles de cette sorte, le système serait stable. C’est ce qui est remis totalement en question par la crise systémique, puisqu’elle a balayé bon nombre d’institutions qui, du point de vue de ces normes, étaient irréprochables ! On peut citer, par exemple, le cas de Northern Rock qui, à la veille de sa faillite, répondait complètement aux normes de Bâle II.
Il faut donc revenir à des considérations plus macroéconomiques de régulation. Ce qui veut dire en particulier se placer au niveau monétaire de la régulation, c’est-à-dire celui des banques centrales. Ce que nous avons appris avec la crise, c’est que maintenir la stabilité des prix, sous l’hypothèse de l’efficience des marchés, ne suffit pas à éviter la crise systémique. Cela veut dire que, de fait, les banques centrales doivent avoir deux objectifs : stabilité financière et stabilité des prix. La stabilité financière doit devenir un objectif à part entière de l’action des banques centrales. Pour cela, il faut donner à la banque centrale de nouveaux pouvoirs, caractéristiques de nouveaux instruments en plus du taux d’intérêt. Deux types d’instruments peuvent aider à maîtriser le risque systémique. Il faut tout d’abord contenir le dérapage du crédit dans la phase euphorique du système financier, en prenant en compte le risque systémique que les banques (au-delà de leurs propres risques idiosyncratiques) font peser sur l’économie.
Les banques, aujourd’hui, ont une assurance gratuite qui est celle de la banque centrale dans sa fonction de prêteur en dernier ressort en faveur des institutions financières dites too big to fail. Cela provoque un énorme aléa moral. Les banques ont intérêt à grossir le plus possible au détriment de la bonne gouvernance pour se mettre dans une position inexpugnable. Il se constitue ainsi une élite financière qui acquiert une influence politique déterminante au détriment de la démocratie en prenant les autorités politiques légitimes en otage et en dictant les règles qui leur sont favorables par leur pouvoir de lobbying. Il faut donc leur faire payer le coût de cette assurance, mais aussi mettre un terme au too big to fail. Toute banque sur le point de faire faillite doit pouvoir être saisie par un superviseur bancaire et restructurée quelle que soit sa taille. Pour limiter les dégradations des situations financières qui conduisent à ces extrémités sans que les directions des banques ne prennent les mesures prudentielles qui s’imposent, il faut leur imposer de constituer des fonds propres beaucoup plus conséquents qu’elles ne veulent le faire quand l’environnement de marché est porteur et que leurs modèles microéconomiques de contrôle de risque leur indiquent que le risque est très faible parce que les prix des actifs grimpent.
Il faut donc compléter la logique Bâle II par une régulation macroprudentielle. Il faut imposer un capital supplémentaire à toute institution financière qui a une importance systémique par sa taille, mais aussi par ses relations de contrepartie, ou à des ensembles de fonds spéculatifs qui agissent en horde mimétique et déstabilisent les prix des actifs. Ce nouveau dispositif doit viser la prévention du risque systémique, donc la maîtrise de l’évolution globale du crédit au secteur privé dans les phases euphoriques d’expansion financière et de formation de bulles spéculatives sur les marchés des actifs financiers, immobiliers ou matières premières. Pour cela, la banque centrale doit avoir des pouvoirs accrus vis-à-vis des banques. La banque centrale devrait être capable d’imposer des fonds propres contra-cycliques aux institutions financières systémiques en fonction de leurs contributions au risque systémique et d’une mesure de l’excès de crédit agrégé au secteur privé relativement à une norme d’expansion du crédit requis pour financer la croissance potentielle.
Autre pilier du contrôle prudentiel qui me semble important : les réserves obligatoires doivent également être des réserves de liquidités, car finalement le risque systémique vient de l’interaction d’un levier du crédit excessif et de besoins non anticipés des liquidités. C’est cela qui a causé l’infarctus. Il a d’ailleurs épargné les banques commerciales, qui avaient une base de dépôt suffisamment importante, mais il a frappé toutes ces entités qui dépendent du marché monétaire, pour pouvoir refinancer à court terme des positions d’actifs illiquides. La banque centrale devrait aussi imposer des réserves marginales lorsque la distorsion d’échéances entre des actifs illiquides et des financements qui recourent au marché de gros de la liquidité rend les banques d’investissement ou les hedge funds vulnérables à un assèchement brutal, donc non anticipé, de la liquidité.
Hormis le rétablissement d’un contrôle public sur les banques, une autre dimension d’une nouvelle architecture financière est l’avenir des marchés de la titrisation des crédits. Il faut réorganiser le transfert de risques. Certains économistes préconisent de revenir à une segmentation stricte entre banques commerciales et banques de marché. Cela rendrait la titrisation des crédits peu pertinente mais forcerait les banques à prendre et conserver le risque de crédit. Je pense personnellement que la titrisation est très utile, et qu’il ne s’agit pas de l’éliminer et de revenir à un système de financement par crédit purement bancaire. La titrisation a été inventée aux États-Unis pour les caisses d’épargne dès les années 1970. Ce n’est pas le principe qui est en cause mais la manière dont elle a été capturée pour faire un maximum de commissions, en ne faisant que du gré à gré, en n’ayant pas de marchés secondaires liquides, en laissant accumuler dans la plus totale opacité des positions à risque dans des véhicules financiers ad hoc dépourvus de capital. Bref, c’est l’organisation de la titrisation qui est à reconstruire pour mettre les garde-fous adéquats par une centralisation des transactions et des règlements et par une normalisation des catégories de crédits autorisés à être titrisés. Mais tout cela exige une large coopération internationale car la régulation financière, surtout celle des marchés, doit être mondiale pour être efficace.
Une croissance « verte »?
Alain Lipietz – Les résistances, je les ai vécues à la commission économique et monétaire du Parlement européen. La Banque centrale européenne considérait qu’elle n’avait qu’un seul objectif, la stabilité des prix. Pour Duisenberg et Trichet, cet objectif commandait tous les autres, puisque cette stabilité permettrait d’obtenir tous les autres objectifs souhaitables. Après tout, c’est la doctrine monétariste.
Mais même dans ce cadre de pensée, ils auraient pu se préoccuper un peu plus sérieusement du contrôle macroprudentiel et de l’orientation du crédit. La position de Duisenberg était de ne pas avoir de croissance réelle plus rapide que la croissance potentielle, si bien qu’il préférait freiner sur le crédit dans tous les cas de figure. Trichet de son côté savait qu’un jour une bulle spéculative serait plus importante que les autres et renverserait tout, et il ne voulait pas associer son nom à cette débâcle. C‘est pourquoi lui aussi refusait tout laxisme monétaire.
Tout le monde a été obligé de constater, en premier lieu Trichet lui-même, qui l’a parfaitement admis, qu’il fallait de la stabilité financière avant tout, c’est-à-dire que mieux valait une dose de « laxisme monétaire » pour éviter les faillites bancaires. L’idée que le dialogue entre les pouvoirs politique et monétaire est obligatoire est aussi revenue au premier plan, quoi qu’en dise le traité de Maastricht. Le problème qui persiste, c’est que personne n’est pour l’instant d’accord sur l’architecture du macroprudentiel européen, ni sur les crédits qui méritent une politique de refinancement accommodante. Je pense qu’il faut vraiment avoir une banque centrale, contrôlée par un État fédéral, en charge de la régulation macroprudentielle, ayant des objectifs négociés politiquement pour savoir ce qu’on refinance en priorité.
On arrive ici au fond du problème : quelles sont nos priorités ? La sortie de la double crise, la crise due à la politique de dérégulation salariale renforcée par la mondialisation, et la crise écologique. À cette double crise il existe une solution globale : la « conversion verte », impliquant une nouvelle répartition plus favorable aux salariés mais orientée vers des consommations écologiquement soutenables. Cela implique, d’une part, une politique permettant une revalorisation salariale, en sachant que c’est sous pression de la mondialisation ; et, d’autre part, une politique de régulation de la crise écologique globale. Cela implique des formes institutionnelles régulatrices nouvelles, mais aussi des investissements nouveaux, et c’est ceux-là qu’il faut privilégier.
Le retour à une relation capital/travail plus équitable et humaine est assez difficile mais elle est possible. Elle impliquerait d’utiliser l’État fédéral européen pour fixer des salaires minimums européens, car l’Europe à l’heure actuelle est très hétérogène. Ce n’est pas insurmontable si l’on se souvient que la France était exactement dans la même situation en 1945. La mise en place du fordisme en France, vers 1945-1950, s’est faite à base de conventions collectives différenciées à l’intérieur de la nation avec des « abattements de zone » sur le smic. La convergence des conventions régionales et départementales françaises et l’annulation des abattements de zone ne se sont réalisées qu’en 1968. On pourrait avoir un système européen analogue, en se fixant un horizon de convergence de dix ans.
Il est très probable qu’on aura aussi besoin d’un salaire maximum. Henry Ford disait que l’écart entre les salaires ne devait pas dépasser une échelle de 1 à 10. Aujourd’hui, on a plutôt du 1 à 400 ! Il reste du chemin à parcourir…
Venons-en à la crise écologique. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de reconstruire le fordisme ; il s’agit de construire un modèle qui sera tiré certes par la consommation populaire, ou plus exactement par la demande effective « d’intérêt populaire » plutôt que la consommation populaire. Car cela consiste en majeure partie à construire des tramways, des autobus, à isoler tous les immeubles et en faire des immeubles énergétiquement positifs, ce qui d’ailleurs crée beaucoup plus d’emplois que le modèle en crise. Mais il s’agit alors d’investissements collectifs.
D’où la difficulté. Quand il s’agissait d’organiser la relation salariale dans le fordisme, on voyait bien comment faire : en organisant le pouvoir syndical, les conventions collectives, le salaire minimum, la Sécurité sociale, on permettait une augmentation des revenus qui se traduisait en consommation de biens courants. Mais aujourd’hui, nous ne voyons pas comment obtenir que les assemblées de copropriétaires qui doivent décider l’isolation des immeubles, ou les collectivités territoriales qui vont construire les réseaux de transport en commun, osent s’endetter pour investir. Le modèle de développement futur, qui permet de lutter à la fois contre la crise libérale et la crise productiviste, est un modèle où le consommateur principal est un investisseur collectif. Si vous voulez rendre finançable le développement des transports en commun et l’isolation des logements par les collectivités territoriales, vous êtes obligés de penser à une sorte d’impôt sur la pollution (de type écotaxe) ou à une vente de quotas aux enchères qui, à la fois pose une limite sur la pollution, et en même temps offre une ressource pour la collectivité qui prend des mesures d’économie d’énergie. Et ces mesures-là devront être préfinancées en priorité par le nouveau système financier.
Dans une situation où les acteurs doivent se désendetter, certains évoquent un scénario d’inflation, qui permettrait d’effacer en partie les dettes. Ce scénario vous paraît-il possible ?
Michel Aglietta – Je n’y crois pas trop, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il n’est plus possible d’organiser, comme cela s’est fait à l’échelle nationale autrefois, une fermeture protectionniste ou un accord général des banques centrales du monde pour développer une inflation monétaire coordonnée. Hormis cela, il y a deux difficultés. D’une part, c’est la pression qu’exercent sur le prix des biens manufacturés la productivité et les faibles coûts salariaux de la Chine et de l’Inde. Les prix des biens échangés sur les marchés internationalisés sont sous la pression de surcapacités de production chroniques. Ce sont donc des marchés d’acheteurs. La concurrence empêche les entreprises endettées en Occident de les relever pour augmenter leurs marges. Celles-ci transmettent donc la pression aux salariés en licenciant leurs employés et en abaissant les salaires. Ce sont les forces déflationnistes qui l’emportent, comme il est probable dans une configuration de désendettement. D’autre part sur le marché des capitaux, on ne peut diminuer la dette par l’inflation que si les taux d’intérêt sont rigides, donc ne répercutent pas l’augmentation de l’inflation, ce qui entraîne des taux réels négatifs. Cela était possible quand les taux étaient administrés dans les systèmes financiers nationaux protégés par les contrôles de capitaux, mais cela ne l’est plus quand les marchés des capitaux sont libres. Lorsque l’accélération de l’inflation est anticipée, elle se reflète dans une hausse des taux payés sur la dette publique qui compense exactement la dévalorisation de l’encours de la dette due à l’inflation.
L’alternative serait de surprendre le marché, c’est-à-dire faire une inflation plus forte que celle que le marché anticipe, pour essayer de dévaluer la dette. Mais, dans ce cas, on peut penser que les marchés de capitaux vont réagir en comparant au niveau international les pays dont la gestion leur paraît la plus vertueuse. L’arbitrage des marchés de capitaux provoquerait une attaque sur le change des pays les plus endettés et la baisse du change ferait monter les taux d’intérêt dans ces pays. C’est pourquoi, je ne crois pas à la possibilité d’une inflation forte, que l’État aurait décidée et provoquerait de lui-même.
La question de la dette publique va donc rester incontournable. La hausse des impôts va sans doute être un élément important des politiques économiques à venir. Et c’est pour cela qu’on s’attaque aux paradis fiscaux. Le développement de dettes publiques est acquis, elles seront pour l’ensemble des pays de l’Ocde de l’ordre de 110 % du Pib. Comme le crédit sera plus cher, la combinaison du coût de la dette et d’une croissance basse rendra très difficile la réduction de la dette à fiscalité donnée. La dette sera plus élevée structurellement. Mais jusqu’où une économie peut-elle supporter un fort niveau de dette ? La question est d’autant plus cruciale que nous allons également vivre le problème démographique et la question des retraites.
Les États vont avoir des besoins de capitaux importants, qui ne pourront être réduits que si la croissance peut être assez forte et si on arrive à réhabiliter la politique fiscale. Les banques centrales vont devoir aider les États en préservant des taux à long terme bas grâce à une politique monétaire maintenant des taux directeurs bas sur une longue période. Elles seront aidées en cela par l’absence de risque inflationniste. Regardez aujourd’hui le Japon : il y a 200 % de dette publique qui est financée sans trop de difficultés, parce que les taux d’intérêt réels sont presque nuls et parce qu’il y a une énorme épargne pour la financer. Il y a quelque chose qui va dans le sens d’une régulation macro : les agents privés se désendettant fortement, le taux d’épargne montant, l’épargne est disponible pour financer les dettes publiques. Car la dette publique reste celle qui, après tout, lorsqu’on a été fortement traumatisé par une crise, est la plus compatible avec l’aversion au risque. Les grands pays développés sont des États solvables. Ils ont la capacité, s’il le faut, de lever suffisamment d’impôts pour honorer leur dette.
Les particuliers vont se désendetter, mais l’État va prendre en charge la dette. Comme on l’a dit, le nouveau régime de croissance suppose de gros investissements publics : énergies renouvelables, transports d’énergie plus efficaces (pour l’électricité surtout), et tous les investissements, dont on vient de parler, d’économie d’énergie et de réduction de pollution, tout cela ce sont des trillions de dollars d’investissement, étendus sur une période suffisamment longue. C’est ce que la Chine est en train de faire avec son plan de relance, et elle le fait de manière accélérée.
En somme, les différents éléments que nous avons décrits vont dans le même sens : des États qui vont augmenter leurs dettes, les besoins de financement du nouveau mode de croissance durable, la transformation des régimes de croissance des pays à grande population vers une plus grande consommation intérieure. Tout cela conduit à de grands besoins de financement. Qui va financer cela et comment ? Moins de crédit, un crédit plus cher : collecter l’épargne individuelle sous forme de dépôts bancaires ne suffira pas. Je ne crois pas du tout qu’on va revenir à une économie purement bancaire (ce sont précisément les banques qui sont fragilisées). Il faudra donc que les gros investisseurs institutionnels prennent leurs responsabilités dans la finance, c’est-à-dire qu’en tant qu’actionnaires, ils financent le long terme et imposent leur gouvernance aux banques, en visant des rendements financiers compatibles avec le rendement intrinsèque du capital.
À côté donc du plus grand rôle joué par la banque centrale, une deuxième facette de la régulation financière réside dans le rôle de l’actionnaire institutionnel.
L’intervention des investisseurs institutionnels ne doit-elle pas aussi modifier les rapports de force dans l’entreprise et en particulier le rapport salarial ?
Michel Aglietta – Oui, il faut rétablir un lien entre les salaires et les gains de productivité. Tout le monde le sait. On a montré tout à l’heure l’accumulation de fragilités cachées et exprimées en termes de dettes qui partaient à la dérive. Tout le monde fermait les yeux et trouvait son compte dans l’offre de crédit. À un certain niveau d’accumulation, les déséquilibres ne sont plus supportables et c’est la crise. Le piège maintenant, c’est de rester enfermés dans une croissance faible par manque de revenu, d’où la nécessité de rétablir ce lien salaire/productivité. Mais, au-delà de l’analyse globale, quels sont les rapports de force actuels ? Je pense, comme je viens de le dire, que les investisseurs institutionnels peuvent prendre de l’importance en tant qu’actionnaires. Ont-ils l’incitation à faire que la répartition des revenus soit plus équilibrée ? Oui, si l’on considère qu’ils ont des engagements sociaux vis-à-vis des salariés. Un des problèmes qui nous attend, c’est la solidarité intergénérationnelle. Si la crise écologique a une dimension collective considérable, l’autre dimension collective, c’est le problème intergénérationnel. Le marché n’est pas capable de l’organiser. En revanche, l’investisseur institutionnel est une entité qui fait de la solidarité intergénérationnelle. Il a intérêt à préserver la valeur du capital des gens qui apportent leur épargne pour obtenir un rendement régulier. Si le revenu des retraites est indexé sur les salaires, le rendement que doivent demander les acteurs institutionnels est aussi en rapport avec les salaires. À ce moment-là, on aurait une nouvelle vue de la valeur actionnariale, qui prendrait en compte non pas l’intérêt de l’actionnaire individuel en tant que propriétaire privé, mais une espèce de socialisation du capital. Au lieu d’avoir l’expropriation du capital, on aurait une socialisation du capital par le poids de plus en plus important d’investisseurs institutionnels de caractère public.
Michel Aglietta, Pourquoi on en est arrivé là ? Comment en sortir ?, Paris, Michalon, 2008.
Michel Aglietta et Sandra Rigot, Crise et rénovation de la finance, Paris, Odile Jacob, 2009.
Alain Lipietz, Face à la crise : l’urgence écologiste, Paris, Textuel, 2009.
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Michel Aglietta est professeur à l’université de Paris-Ouest, conseiller scientifique au Cepii et consultant à groupama-asset management. Alain Lipietz est économiste, ancien député Vert au Parlement européen.