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Photo : AbsolutVision
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À quoi servent les économistes ? Les économistes, l'éthique et la justice sociale

octobre 2013

L’économie devrait être une science de la société ; or aujourd’hui, elle est bien davantage une idéologie qui s’abrite derrière la prétendue objectivité des chiffres. Pour que l’économie et les économistes servent enfin à quelque chose, il faut que l’économie renoue avec les sciences sociales et sorte de la pure idée du marché pour se poser, par exemple, la question des inégalités.

Les économistes, l’éthique et la justice sociale

John Kenneth Galbraith, qui avait beaucoup d’humour, avait déjà donné une réponse : « La science économique est d’une extrême utilité parce qu’elle fournit des emplois aux économistes. » Il est vrai, comme le rappelle l’économiste coréen Ha-Joon Chang, qu’on n’a pas nécessairement besoin de bons économistes pour mener une bonne politique économique. Les pays qui ont le mieux réussi leur développement depuis soixante ans se trouvent en Asie orientale. Or le Japon et la Corée ont confié leur politique économique à des juristes, Taiwan et la Chine à des ingénieurs. Si l’on considère les hauts fonctionnaires qui ont dirigé le relèvement économique, puis la modernisation de la France après la Seconde Guerre mondiale, l’observation est mixte : Jean Monnet était autodidacte et marchand de vin, François Bloch-Lainé était juriste, Pierre Massé et Claude Gruson étaient des économistes formés dans les écoles d’ingénieur que nous chérissons. Contrairement aux pays anglo-saxons, la formation économique universitaire n’a eu aucune part dans l’essor économique de notre pays.

La vraie question est donc celle posée implicitement par Galbraith : à quoi sert la science économique ? Un citoyen raisonnable répondrait que c’est une science de la société. L’économie doit donc servir le bien commun, aider à comprendre et à soigner les maux de la société : à notre époque, les inégalités sociales démesurées, la progression de la pauvreté dans les pays prétendument riches, la divergence de richesse maximale entre les grandes régions du monde (en 1900, le ratio de Pib par tête moyen entre les États-Unis et la Chine était 6, 5 ; en 2000, le ratio entre les États-Unis et l’Afrique subsaharienne était de 19), le chômage endémique, la destruction de l’environnement, les crises financières dévastatrices.

Il est pourtant clair que la plupart des économistes sont occupés à tout autre chose. En Occident, ils s’adonnent essentiellement à un discours de légitimation de la capture de la société par la finance au service d’une idéologie anglo-saxonne ultralibérale qui ne s’est pas imposée partout au même degré sur le plan politique, mais qui règne sans partage sur le plan académique. Cette idéologie se dissimule sous une prétention scientifique. L’économie serait radicalement distincte des autres modes de représentation de la société parce qu’elle se nourrit de chiffres. Or il est clair que les fondements du discours économique dominant, rationalité illimitée et coordination parfaite des marchés, ne sont pas des hypothèses de sciences expérimentales mais des dogmes qui échappent à la réfutabilité des thèses, qui est, selon Popper, le critère de la démarche scientifique1. Car comment maintenir ce paradigme lorsqu’on vit une crise systémique globale ?

La prétention de l’économie à être la science reine selon le dogme idéologique ultralibéral est mise en cause d’une manière plus fondamentale encore. Toute réflexion sur la société, si elle se veut à la fois signifiante et utile, ne peut échapper à la définition du bien commun. Elle implique nécessairement une position éthique explicite de la part des économistes. C’est au nom de l’éthique et pas de la vérité scientifique que les citoyens sont en droit de s’interroger sur les conflits d’intérêts dans lesquels baignent bien des économistes.

L’impossible extériorité de l’économie vis-à-vis des débats sur la société

Le marché pur et parfait est une idéologie indifférente à tout régime politique parce qu’il évacue toute préoccupation de répartition des richesses. Cette idéalisation du marché a seulement besoin d’un ordre juridique pour définir et valider les droits de propriété et pour garantir la sécurité des transactions. Cependant, il ne peut s’affranchir du problème du bien-être. Car comment légitimer un système économique s’il n’a pas pour finalité le bien-être de la population ? Or aucun économiste de bonne foi ne peut prétendre se dédouaner d’avoir un point de vue sur la justice sociale et de se conformer à ce point de vue, ou de spécifier pourquoi il n’y souscrit pas dans son activité professionnelle (complain or explain).

Kenneth Arrow a, en effet, démontré que dans une société démocratique reposant sur l’économie de marchés, il n’existe aucune procédure de choix social qui ne soit arbitraire au regard des conditions minimales de cohérence des choix (théorème d’impossibilité). Cela résulte de l’impossibilité d’agréger de manière incontestable des préférences individuelles hétérogènes dans une fonction de bien-être social. C’est pourquoi les macroéconomistes préfèrent noyer le poisson dans des modèles d’équilibre général à agent unique représentatif.

Ce théorème n’a pas conduit les économistes dits « libéraux » à spécifier les conditions sociales qui pourraient les conduire sur la pente glissante d’avoir à choisir entre les types de sociétés reposant sur l’économie de marchés, mais régulant les marchés selon les principes éthiques dont elles se recommandent : une économie maximisant la richesse des riches sous prétexte de trickle down n’est pas la même chose qu’une économie sociale de marchés (ce que n’est plus l’Allemagne). Ils ont préféré l’indifférence aux problèmes de répartition en se réfugiant dans la « nouvelle économie de bien-être » qui s’en tient au critère de Pareto : une situation économique ne peut être proclamée supérieure à une autre que si elle accroît l’utilité d’au moins un individu sans détériorer celle des autres.

Cette position théorique est très confortable individuellement en ce qu’elle évite aux économistes de se prononcer sur les problèmes de répartition qui se posent en termes relatifs, comme sur les problèmes de pauvreté qui se posent en termes absolus. Mais elle est dangereuse collectivement, car elle fait tomber la « science économique » dans l’insignifiance ou dans la justification de l’injustice.

Pour surmonter cette impasse, il faut définir l’égalité de manière que la comparaison interpersonnelle soit possible. On ne saurait se réfugier dans la confiance au vote majoritaire pour instaurer une règle juste de partage du revenu national. Car celui-ci écrase les intérêts des minorités sous-représentées politiquement, comme le marché exclut ceux qui n’ont pas d’accès à la monnaie. On ne peut se contenter non plus de formules abstraites et creuses dont les politiciens sont friands : justice, liberté, droits de l’homme. Les individus sont insérés dans une société civile où ils ont de multiples appartenances collectives. Cela requiert une expertise collective sur les interdépendances sociales dans laquelle les économistes ont toute leur place. Mais cela signifie que l’économie doit se reconnaître comme faisant partie des sciences sociales sans aucune prétention de suprématie. Quels sont les principes théoriques sur lesquels s’appuyer pour insérer la pensée économique dans la société ?

Les dépassements par Rawls et Sen

John Rawls pose le principe cardinal de l’accès aux ressources de base de la société : les biens premiers. Le développement d’une société se mesure à l’amélioration des conditions d’existence et aux opportunités de réalisation du potentiel humain des populations les plus désavantagées. On pourrait ajouter que c’est la contribution la plus haute à la progression des « droits de l’homme ». Dans le monde en développement, tout ou presque des progrès enregistrés depuis trente ans vient de la Chine, qui a réussi à élever 400 millions de citoyens au-dessus du seuil de pauvreté absolu défini par l’Onu2. Cela devrait conduire les Occidentaux, dans les pays où la pauvreté a énormément progressé, à plus de modestie dans leurs critiques adressées à la Chine.

Ce que Rawls nous dit, c’est qu’il faut mesurer les inégalités à l’aune des ressources matérielles, éducatives et institutionnelles à la base des opportunités individuelles. Le revenu réel exprimé en parité de pouvoir d’achat (Ppa) est un indicateur synthétique significatif du niveau de développement ; mais ce n’est pas le seul. Les biens premiers forment un ensemble beaucoup plus large pour juger des inégalités. Il faut y ajouter la qualité de la santé publique, l’éducation primaire, les libertés de base, les pouvoirs et prérogatives attachés aux fonctions sociales et les biens environnementaux.

Ainsi Rawls présuppose une égalité de principe des êtres humains qui n’est pas que formelle. Elle dépend de ressources matérielles et institutionnelles pour déterminer quelles inégalités sont justifiables. Mais le principe lui-même est moral : la capacité à élaborer un projet de vie autonome. Sen reformule le cadre rawlsien en insistant sur l’observation directe des inégalités immédiates. Son programme, poursuivi par Esther Duflo3, est d’analyser en quoi les inégalités handicapent les libertés réelles des personnes, sans présupposer ce qui est le socle de base de l’égalité et ce qui ne l’est pas.

Le concept clé d’Amartya Sen est dynamique : les capabilities. Ce sont les libertés réelles d’accomplissement des personnes. Elles sont définies comme étant les capacités à transformer les ressources dont chacun dispose en liberté réelle de choisir et de réaliser le projet de vie que chacun a des raisons de valoriser. Ces transformations sont des fonctionnements qui font partie de l’existence des personnes. La gamme des fonctionnements qu’une personne peut réaliser au cours de sa vie est sa liberté réelle, c’est-à-dire sa capability. Sen ne s’en tient donc pas aux biens premiers. Il met l’accent sur les facteurs de conversion des ressources en réalisation de vie.

Ainsi l’égalité dans l’espace des biens premiers peut entraîner des inégalités sérieuses de réalisation des projets de vie en fonction des facteurs sociaux de conversion (discriminations ethniques, rôles sociaux sexués, relations de pouvoir). Mais tout économiste désireux d’œuvrer pour le bien commun devrait aller au-delà et montrer que les libertés réelles sont l’enjeu de contradictions ouvertes dans les sociétés capitalistes contemporaines dominées par la finance.

Or depuis trente ans, les libertés réelles ont reculé dans les pays dits développés, où les jeux de l’argent ont submergé les finalités sociales. Une liberté s’est imposée à l’encontre de toutes les autres, celle de la finance, qui a subordonné la multiplicité des enjeux économiques à un seul : la rente maximale que la finance prélève sur l’économie et dont bénéficie une constellation de professions associées aux lobbies financiers, y compris un certain nombre d’économistes. Réfléchissons aux revenus et situations sociales comparés d’une infirmière et d’un trader haute fréquence à l’aune de l’utilité sociale de leurs professions respectives du point de vue de la liberté réelle des individus bénéficiant de leurs services. On aura toutes les chances de penser que nos sociétés occidentales sont bien malades ! Mais alors, la tâche des économistes n’est-elle pas de contribuer à un débat citoyen pour pousser le politique à reprendre le commandement sur l’économie et pour dessiner une feuille de route vers le développement soutenable ?

Le développement soutenable comme horizon du xxie siècle : transformations, révolutions

Comme l’a montré Fernand Braudel, validant les intuitions et les démonstrations de Karl Marx dans son histoire monumentale du capitalisme, économie de marchés et capitalisme sont liés mais ne se confondent pas. Le capitalisme n’est pas un échange synallagmatique généralisé. C’est une force d’accumulation. Il est fondé sur des relations de pouvoir dans l’accès à la monnaie. L’inégalité est son essence. Il n’est pas autorégulateur et ne converge vers aucun modèle idéal.

C’est aussi le cœur de la théorie générale de Keynes : les capitalistes sont ceux qui ont accès à la monnaie pour financer l’acquisition des moyens de production, les salariés sont ceux qui ont accès à la monnaie en louant leurs capacités de travail. C’est pourquoi la comptabilité d’entreprise continue à ne pas compter ces capacités (appelées métaphoriquement « capital humain ») comme du capital. Cette comptabilité est construite sur la valorisation de la relation de base du capitalisme, pas sur celle du bien commun de la nation. Cependant Keynes pensait que cette force pouvait être mise au service du progrès social si elle était soumise à une régulation sous le contrôle d’institutions émanant de la démocratie politique. C’est, en effet, ce qui s’est produit pendant une phase historique selon le modèle dit du fordisme. Les économistes de ce temps-là ont contribué au bien commun en forgeant et en appliquant les outils de la régulation publique. Ce modèle fait partie de l’histoire. Il s’est délité dans les trente dernières années.

La crise du capitalisme en ce début de siècle est très dangereuse. On ne peut la combattre efficacement que par une démarche venant de la société civile et revendiquant l’expansion des libertés réelles au sens de Sen. Cette démarche conduit à penser équité et efficacité de manière complémentaire plutôt que conflictuelle. Elle implique d’investir à la fois dans les capacités de base des individus (éducation et santé), mais aussi dans l’environnement (conservation et renouvellement du capital naturel, limitation du et adaptation au changement climatique) et dans les institutions (lutte sans relâche contre les discriminations de genre, d’âge et d’ethnie, pressions pour une mutation de la gouvernance des entreprises en direction de l’inclusion des parties prenantes dans des structures hiérarchiques plates).

Réorienter le capitalisme dans le sens ainsi défini implique une transition immense du régime de croissance sur plusieurs décennies, mettant un terme à la financiarisation des trente dernières années. Il faut que s’affirment des États stratèges et une gouvernance capable de coordination pour produire et conserver les biens publics de la planète. Il faut donc une conception macroéconomique du développement soutenable pour rendre cohérente les multiples politiques à conduire. Dans cette perspective, les économistes pourraient peut-être enfin servir à quelque chose.

  • *.

    Université Paris-Ouest-Nanterre et Cepii. Ce texte est issu d’une intervention présentée lors des rencontres économiques d’Aix-en-Provence (5-7 juillet 2013).

  • 1.

    Voir Alice Béja, « Comment sortir de la pensée magique du chiffre ? », Esprit, août-septembre 2013.

  • 2.

    Michel Aglietta et Bai Guo, la Voie chinoise. Capitalisme et empire, Paris, Odile Jacob, 2012.

  • 3.

    Notamment dans Lutter contre la pauvreté, t. 1 et 2, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2010. Voir le compte rendu de Pierre Boisard dans Esprit, mars-avril 2010, p. 184-188.

Michel Aglietta

Professeur émérite à l'université Paris-Ouest et conseiller scientifique au CEPII et à France Stratégie. Il a été membre de l'Institut universitaire de France et membre du Haut Conseil des finances publiques.

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