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Photo : Cherry Laithang
Photo : Cherry Laithang
Dans le même numéro

La banalisation du mal

juil./août 2018

#Divers

Dans les années 1970, nous sommes passés d’une immigration de travail à une immigration de peuplement, ce qui a entraîné des difficultés d’intégration et une nouvelle forme, culturelle, de racisme. Aujourd’hui, les migrants qui arrivent ne font souvent que transiter, le racisme s’est fixé sur une religion et les politiques migratoires sont de plus en plus dures.

Sur quoi se fondent les politiques migratoires ? La recherche en sciences humaines et sociales traite de la question migratoire d’abondance, mais en des termes qui étonnent si l’on compare ses préoccupations et ses résultats avec ce qui est au cœur du débat public en la matière. Pour les chercheurs, en effet, il s’agit de comprendre comment et pourquoi des personnes et des groupes quittent leur pays, s’engagent dans des processus parfois longs et complexes de mobilité, éventuellement au péril de leur vie. Il s’agit aussi d’apprécier l’effet des migrations sur la culture, sur la vie économique de la société d’accueil comme de la société de départ, d’y apprécier par exemple les conséquences des remesas, les envois de fonds de migrants latino-américains vers leurs familles ou leurs communautés d’origine.

L’élaboration de statistiques, éventuellement confiée à des organismes spécialisés relevant de la puissance publique, apporte des données quantitatives sur les flux de migrants et, par exemple, chiffre les entrées et les sorties. Pour la France, elle se fait avec précision pour celles qui sont légales et avec des approximations qui semblent sérieuses pour les autres. Les chiffres, ici, sont facilement accessibles : quelque deux cent mille entrées légales par an, dont un nombre important d’étudiants étrangers, plus du tiers des entrants, qui viennent en France, mais aussi en repartent. Mais qui se soucie de prendre la mesure du caractère relativement limité de ces entrées – rien de comparable, par exemple, avec les millions de personnes accueillies aujourd’hui par le Liban ou la Jordanie ?

La recherche, dans ce qu’elle a d’international ou de global, conduit à rejeter l’ethnocentrisme : les flux migratoires qui parviennent en Europe, notamment, pèsent peu si on les compare à ce qui se joue dans d’autres parties du monde et, en leur sein, en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Par ailleurs, de nombreuses observations de terrain, liées à la recherche ou en provenance d’associations ou d’organisations humanitaires, montrent que, confrontées concrètement à des migrants, les populations locales concernées font preuve assez souvent d’esprit d’ouverture, de générosité, de compréhension, et ceci s’observe encore plus nettement dès que des enfants sont concernés – les succès de la remarquable association Éducation sans frontières sont là pour le montrer. Ce n’est pas non plus sur cette générosité que se construisent l’opinion et les politiques migratoires.

Qu’il s’agisse de l’apport des sciences humaines et sociales ou de témoignages collant aux réalités du terrain, les opinions publiques ne devraient pas s’inquiéter outre-mesure. Elles pourraient même être davantage sensibles aux discours qui, au-delà des droits humains, expliquent que l’immigration peut être une bonne chose, qu’il s’agisse de démographie, d’emploi ou de croissance économique. Mais il n’en est rien, les débats sont passionnels, chargés de peur et d’hostilité dès qu’il s’agit des migrants. Et les politiques migratoires, pour leur part, semblent s’inspirer bien peu des solidarités s’exerçant au niveau local, et encore moins des résultats de la recherche, comme si celle-ci, jugée pourtant utile par la puissance publique qui la finance, ne devait pas les alimenter. Disons-le d’un mot : les politiques publiques, ici, reposent avant tout sur d’autres critères que sur la connaissance des faits et des situations, ou sur les valeurs humanistes dont aiment généralement à se réclamer les acteurs de la démocratie. Elles doivent bien plus aux pressions d’une opinion publique inquiète, plus ou moins haineuse, éventuellement relayée par les médias, qu’à l’apport des chercheurs et des observateurs.

Ces pressions sont diverses, certes, et il suffit d’analyser le récent vote de la loi «  Asile et immigration  » en France pour le constater : le débat proprement parlementaire, aussi peu utile qu’il ait été compte tenu de l’emprise de l’exécutif sur le travail des députés, a vu s’exprimer une gauche contestant la dureté des mesures envisagées, et une droite et une extrême droite réclamant au contraire plus de sévérité encore. Mais ne parlons pas ici de synthèse équilibrée dans le résultat de ce vote : comme ailleurs, la politique adoptée est droitière, influencée par les idées du Front national, qui ne sont plus tenues pour sulfureuses.

De fait, on le voit aujourd’hui dans toute l’Europe : les phénomènes migratoires sont l’objet de politiques publiques qui doivent beaucoup au discours émanant de forces nationalistes, racistes, populistes. La montée en puissance de ces forces procède de catégories et de modes de pensée qui sont de plus en plus adoptés par des partis politiques moins extrémistes, et notamment par bien des droites classiques. De surcroît, il arrive que ces forces passent des alliances dans lesquelles l’inquiétude voire la haine des migrants entérinent des logiques où avancent donc ensemble des acteurs extrémistes et d’autres jusqu’ici plutôt respectables – c’est une nouvelle version de la banalité du mal.

Toute l’Europe est ici concernée, ce qui implique de réfléchir aux dimensions proprement européennes de ces enjeux. Mais chaque pays, chaque État-nation présente ses spécificités, historiques, politiques, sociales, qui doivent être prises en considération dans l’analyse. Je me concentrerai ici sur l’Europe occidentale et, souvent, sur l’expérience de la France.

L’immigration de travail et le racisme

La question de l’immigration a été renouvelée complètement en Europe occidentale à partir de la décolonisation, et dans un contexte historique où plusieurs pays, pour se reconstruire après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, ont fait appel à une main-d’œuvre étrangère. Il s’agissait en particulier de fournir à l’industrie des ouvriers non qualifiés qui ont été perçus et traités tout au long des années 1950, 1960 et jusque vers le milieu des années 1970 comme des « travailleurs étrangers », des Gastarbeiter. En Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou en France, cette population était destinée à être incluse par le travail, et exclue pour le reste : elle était composée d’hommes venus le plus souvent seuls, essentiellement du Maghreb pour la France par exemple, qui n’étaient guère insérés socialement, n’avaient pas de vie civique, pas d’enfants à scolariser, vivant plutôt à part et même souvent ne parlant que bien peu la langue de la société d’accueil. Au Royaume-Uni, le phénomène était différent, du fait de l’existence du Commonwealth, qui apportait aux migrants, qui en provenaient pour la plupart, des droits civiques et une langue commune, l’anglais : les hommes sont venus très tôt avec femme et enfants, et la question de leur intégration s’est posée bien plus tôt que dans d’autres pays d’Europe occidentale.

Le racisme qui visait les migrants était alors classique, prolongement du racisme colonial qui tendait surtout à les inférioriser pour mieux permettre leur exploitation. Il leur attribuait des caractéristiques naturelles supposées fonder une infériorité intellectuelle et morale et, de là, une légitimité raciale à les faire travailler dans des conditions éprouvantes nerveusement et physiquement, et avec de bas salaires.

Tout a commencé à changer, dès les années 1950 au Royaume-Uni, dans les années 1970 en Allemagne, en Belgique ou en France, avec la sortie pour ce pays de ce que Jean Fourastié a appelé les Trente Glorieuses, une ère de plein-emploi, de croissance, de modernisation industrielle.

Intégration, racisme et nationalisme

En quelques années, une bonne partie de cette main-d’œuvre immigrée est devenue inutile, « jetable » a-t-on dit parfois, tandis que se transformaient la division du travail et les modes d’organisation du travail, et que le chômage et la précarité progressaient. De façon certes distincte selon les pays, certes, un même phénomène s’est développé : la transformation de l’immigration de travail en immigration de peuplement. En France, le phénomène a été accéléré par l’existence de conventions internationales relatives au regroupement familial.

C’est alors, là aussi avec des temporalités distinctes et selon des modalités variables, que deux phénomènes nouveaux ont vu le jour. D’une part, l’intégration difficile, et pourtant bien réelle, de ces migrants et de leurs enfants, un enjeu qui n’existait pas auparavant. D’autre part, corrélativement, la montée de nouvelles significations du racisme, devenant différentialiste ou culturel, un néo-racisme selon les expressions de chercheurs qui ont observé ce phénomène au début des années 1980 au Royaume-Uni, notamment Martin Barker[1], puis en France et en Belgique, en particulier Pierre-André Taguieff[2] et Étienne Balibar[3].

Ce nouveau racisme insiste sur les caractéristiques culturelles de sa cible, avec l’idée qu’« ils » ne s’intègreront jamais tant leur différence culturelle est irréductible. Il rejette les migrants arabes, turcs, maghrébins, etc., en affirmant qu’ils mettent en danger l’intégrité de la nation, de ses valeurs.

Et ce nouveau racisme va alimenter des phénomènes politiques dans lesquels des acteurs le prennent en charge, faisant de l’immigration un nouveau cheval de bataille. Ce fut ainsi le trait de génie, si l’on peut dire, de Jean-Marie Le Pen que de mettre l’immigration au cœur de son discours politique au début des années 1980. Le Front national était groupusculaire jusque-là, on peut penser que son installation durable comme force politique conséquente doit beaucoup à ce choix de faire de l’immigration un thème central de sa propagande.

Nouvelles vagues, nouvelles peurs

Mais nous n’en sommes plus là. Dans les années 1990, d’autres phénomènes ont commencé en effet à modifier sensiblement la donne. D’une part, c’est toute l’Europe qui est devenue terre d’immigration, l’Espagne, l’Italie, le Portugal ou la Grèce découvrant qu’ils avaient cessé d’être des pays d’émigration pour au contraire accueillir des migrants venant de pays nombreux. D’autre part, des pays qui jusque-là se posaient surtout la question de l’intégration sociale et civique des migrants et de leurs enfants ont été confrontés à de nouvelles réalités. Les migrants, en effet, continuaient d’arriver dans ces pays, mais pas nécessairement sous la forme d’une future migration de peuplement et avec, pour certains, l’idée d’aller ailleurs, de transiter ou de pouvoir en tout cas circuler. Les Français ont ainsi découvert que Sangatte était une sorte de fin ­d’entonnoir, un goulot d’étranglement où les migrants venus notamment du Moyen-Orient désirant quitter la France se heurtaient à des obstacles difficiles à franchir : il ne s’agissait pas pour eux de s’intégrer à la société française, de se couler dans le moule de la nation, mais de transiter vers le Royaume-Uni, puis ailleurs éventuellement. Et surtout, les migrants, anciens et devenant citoyens comme récents, ont été de plus en plus perçus comme musulmans. L’islam est devenu ce qui semble désormais les caractériser le plus aux yeux de l’opinion.

Dès lors, le racisme a continué à muter. Il était devenu en bonne partie culturel, il s’est fixé sur une religion. Les migrants et leurs enfants ne sont plus seulement, comme dans les discours racistes antérieurs, ceux qui, en plus de prendre le travail et l’emploi des nationaux, menaceraient leur intégrité culturelle. Ils ne sont plus aussi souvent que par le passé perçus ou traités comme des Arabes, des Maghrébins, des Turcs, etc., mais de plus en plus vus sous l’angle de leur religion. Et celle-ci est vécue comme une invasion qui peut comporter aussi un danger physique, terroriste : le djihadisme, dans la perspective de ce que certains ont nommé « l’islamophobie », n’est-il pas une expression de l’islam, ne faut-il pas soupçonner tous les musulmans de le porter plus ou moins dans leur cœur, et sinon d’y adhérer, du moins d’avoir pour lui une certaine compréhension ?

Les politiques migratoires nationales sont dans l’ensemble de plus en plus dures vis-à-vis des demandeurs d’asile ou des migrants clandestins.

La question vaut pour les enfants de migrants, elle se construirait alors sur la base d’une intégration ayant échoué, par exemple dans les mosquées sous influence salafiste. Elle vaut aussi, et c’est là une question devenue lancinante, pour les flux récents en provenance pour l’essentiel du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, et pour les demandeurs d’asile qui frappent à la porte des pays européens, ou qui y pénètrent clandestinement. Le racisme ici vise non plus, ou plus seulement, à exclure ou à tenir à l’écart ceux qui sont déjà là, sur un mode différentialiste, à leur reprocher de ne pas s’intégrer, ce qui contribue aux difficultés de l’intégration selon le mécanisme de la prophétie auto-­réalisatrice. Il contribue également à repousser les éventuels nouveaux-venus, il pèse alors sur les politiques publiques en demandant que soient fermées les frontières, durcis les textes concernant les migrants clandestins ou illégaux, et limité, éventuellement jusqu’à zéro, le nombre de ceux qui peuvent être acceptés légalement.

Les préjugés racistes fonctionnent donc ici avec de nouveaux arguments. Les plus décisifs s’inscrivent dans l’espace de nationalismes qui, presque tous, sont hostiles à l’Union européenne, à sa politique sécuritaire et, le cas échéant, à sa monnaie, l’euro. Encore faut-il ici distinguer les pays d’Europe centrale, dont le racisme anti-immigrés aboutit à des politiques migratoires radicales, des pays d’Europe occidentale qui continuent ­d’afficher des valeurs d’ouverture – tout en s’en éloignant dans la pratique, comme c’est le cas avec la France au moment où nous écrivons – et les pays qui, en pratique, ont fait preuve de beaucoup plus d’ouverture (l’Italie, l’Allemagne).

Les politiques migratoires nationales sont dans l’ensemble de plus en plus dures vis-à-vis des demandeurs d’asile ou des migrants clandestins. Elles sont aussi capables d’exercer leur pression au niveau européen : au cœur de la grande crise migratoire de 2014, l’Union européenne a demandé aux États-membres de se répartir les arrivants et de faire preuve d’un minimum d’esprit d’ouverture et de solidarité entre eux, mais le président Junker n’a pas été suivi, et ses demandes n’ont pas abouti, ou bien peu. On peut penser qu’une Europe plus forte politiquement devrait être capable d’imposer une plus grande solidarité sur de tels enjeux et d’être mieux conforme à ses valeurs fondatrices humanistes, à l’écoute de la détresse mais aussi des espoirs de ceux qui, les uns, fuient la guerre, les violences, les persécutions, et les autres, poussés par d’autres motivations, sont animés par le projet de construire leur existence.

Les politiques migratoires nationales condensent des affects populaires qui vont ainsi plutôt dans le sens du rejet et du refus des nouveaux migrants. Portés aussi par la conviction que l’Union européenne est à l’origine de difficultés économiques et de mise en cause des cultures nationales, ces affects rendent difficile toute politique européenne ouverte.

Le plus grave, dans la situation présente, est que les idées nationalistes et les préjugés racistes non seulement traversent la société civile, horizontalement, mais qu’elles se haussent désormais en se banalisant au niveau des systèmes politiques et des États et des pouvoirs régionaux, pour exercer leur influence jusqu’au niveau de l’Union européenne. Ce mouvement vertical qui va de bas en haut est d’autant plus inquiétant que ces mêmes logiques sont souvent associées à diverses variantes de populisme, avec alors l’idée qu’il faut passer du bas vers le haut, de l’opinion et des attentes populaires à l’action au sommet sans médiations, directement, en sautant au-dessus des parlements et des systèmes politiques ou institutionnels. Ce qui peut favoriser l’autoritarisme politique et de graves et violentes dérives.

 

[1] - Martin Barker, The New Racism: Conservatives and the Ideology of the Tribe, Londres, Junction Books, 1981.

 

[2] - Pierre-André Taguieff, la Force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1988.

 

[3] - Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La Découverte, 1988.

 

Michel Wieviorka

Directeur d'études en sociologie à l'EHESS, il est notamment l'auteur, avec Farhad Khosrokhavar, de les Juifs, les musulmans et la République (Robert Laffont, 2017). 

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