Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Michel Wieviorka - Photo wikimedia
Michel Wieviorka - Photo wikimedia
Dans le même numéro

Un nouvel antisémitisme ?

juin 2018

Michel Wieviorka

Contrairement à une idée reçue, les survivants de la destruction des Juifs d’Europe voulaient s’exprimer au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mais, en tant que tels, ils n’avaient guère d’espace dans le débat public. Comme l’a établi ma sœur Annette Wieviorka, ce n’est pas que leur expérience était indicible : c’est que la société ne souhaitait pas les entendre[1].

La perte de centralité de la Shoah

Par la suite, la France a commencé à découvrir et à penser ce qui a été nommé le génocide, l’Holocauste, puis la Shoah. Des Juifs désireux de s’exprimer ont été écoutés, leur parole était respectée. La prise de conscience de ce qu’avait été la barbarie nazie s’est généralisée. Comme l’avait énoncé Sartre, d’opinion, l’antisémitisme était désormais devenu un crime.

Les responsabilités du régime de Vichy ont été établies. Un phénomène troublant s’est même développé : le philosémitisme, l’amour de non-Juifs pour un judaïsme quelque peu imaginaire. Des courants de sympathie entouraient ce qu’il pouvait y avoir de culturellement actif dans divers milieux juifs, au point qu’il pouvait être bon et désirable, comme a dit Olivier Revault d’Allonnes, d’« être un goy en diaspora ». Avec le concile Vatican II, le catholicisme rompait avec ­l’enseignement du mépris et la détestation du peuple déicide hérités de plus d’un millénaire d’antijudaïsme religieux.

En un mot, le génocide apportait aux Juifs de France une protection inédite et la haine les visant semblait devoir devenir résiduelle. Pendant une quinzaine d’années, les Juifs de France ont vécu dans un climat favorable, autorisant nombre d’entre eux à devenir de plus en plus visibles, en rupture avec le modèle français républicain classique. Ils ont cessé d’être des «  israélites  », pour devenir des citoyens comme les autres en dehors de la vie privée et religieuse.

Mais aujourd’hui, l’ombre portée de la Shoah ne leur apporte plus la même protection. Les survivants disparaissent, il n’y a pratiquement plus de déportés pour apporter un témoignage vécu aux enfants des écoles. Les jeunes générations, quels que soient leur milieu social ou leur origine, se sentent moins que les précédentes concernées par une histoire à leurs yeux lointaine et qui, à la limite, n’est guère la leur.

Le bon côté de cette évolution est qu’elle ringardise le «  négationnisme  », Faurisson et ceux qui prétendent que les chambres à gaz sont pure invention. Mais l’essentiel est qu’aujourd’hui, l’action face à l’antisémitisme ne peut plus – ou plutôt, elle peut beaucoup moins – attendre de l’évocation de la Shoah qu’elle continue d’assurer sa puissance protectrice. L’anti­sémitisme se banalise et peut redevenir une opinion.

Changements dans l’image d’Israël

Jusqu’au début des années 1980, les Juifs de France pouvaient non seulement se placer sous la haute sauvegarde de la mémoire du génocide, mais aussi bénéficier d’une image positive d’Israël, perçu alors comme pionnier, avec ses kibboutz, oasis progressiste et moderne dans un Moyen-Orient qui l’était bien peu, David ayant vaincu en Six jours (mai 1967) le Goliath arabe qui le menaçait de destruction.

Mais là aussi, tout a changé. L’opération militaire d’Israël au Liban en 1982 a suscité l’opprobre, quand son armée, refusant d’obéir aux Nations-Unies lui enjoignant de se retirer, n’a rien fait pour retenir les milices chrétiennes massacrant par centaines les Palestiniens des camps de Sabra et Chatila. L’image d’Israël n’a cessé ensuite de se détériorer, générant ou approfondissant d’importants clivages passionnels.

Dès lors, deux logiques fonctionnent en miroir. D’un côté, les passions anti-israéliennes se nourrissent de la politique du gouvernement israélien vis-à-vis des Palestiniens, pour, de là, déraper éventuellement vers un «  antisionisme  » lui-même pouvant se confondre avec un pur et simple antisémitisme. D’un autre côté, incarnées notamment par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), des passions pro-israéliennes revêtent l’allure d’un soutien inconditionnel à ce que dit et fait le gouvernement israélien.

Quinze ans de «  nouvel antisémitisme  »

L’antisémitisme est donc relancé, aujourd’hui en France, par l’épuisement des fonctions protectrices de la Shoah et la dégradation de l’image de l’État d’Israël. Mais il ne s’y réduit pas.

Son renouveau doit en effet beaucoup à d’autres transformations majeures, en particulier s’il s’agit de la société française. Les plus décisives tiennent à la mutation de l’immigration de travail venue du Maghreb au fil des Trente Glorieuses pour devenir, regroupement familial aidant, une immigration de peuplement. On me permettra ici d’aller vite : au sein de cette population et de ses descendants ont pu se relancer ou s’intensifier des expressions de haine des Juifs qui peuvent tenir de la reproduction culturelle ou religieuse. Elles se réfèrent, d’une part, à la cause palestinienne et, d’autre part, à un islam de combat engagé dans un « choc des civilisations ». Comme l’a établi Marc Sageman, le djihadisme est porté par un anti­sémitisme virulent[2].

Par ailleurs, l’antisionisme tournant à l’antisémitisme (à moins que ce soit l’inverse) a trouvé à s’exprimer dans quelques secteurs de l’extrême gauche.

C’est ainsi que, depuis la fin des années 1990, le «  nouvel antisémitisme  » a été décrit d’abondance, à la rencontre supposée de préjugés d’extrême gauche et d’une haine propre à des milieux issus de l’immigration, avec dans tous les cas un fort tropisme anti-israélien qu’exacerbent les tensions proche-orientales.

Le retour des vieux préjugés nationalistes

La France n’est pas un isolat, pas plus en matière d’antisémitisme que pour d’autres enjeux. Or, ailleurs, en Europe, mais aussi dans les ­Amériques, là où les populations issues de l’immigration arabe ou musulmane récente sont peu ou non présentes, le nationalisme progresse, sous des formes extrémistes ou populistes, et partout la haine des Juifs y trouve une source de relance. Il fallait une bonne dose d’aveuglement pour croire, en 1986, que le nuage radioactif de Tchernobyl s’était arrêté le long de nos frontières, il en faut une autre pour ne pas voir que les vents nationalistes et d’extrême droite soufflent aussi dans notre pays.

À partir du moment où l’ombre portée de la Shoah perd de son efficacité protectrice pour les Juifs, le pétainisme retrouve corps, les préjugés les plus anciens se libèrent. Ceci est vrai y compris dans des milieux éduqués, proches de l’édition par exemple, où l’on trouve indispensable apparemment de rediffuser la littérature nauséabonde de l’entre-deux-guerres et du nazisme et où une sorte de banalisation rend possible la libération, plus ou moins contournée, voilée, d’expressions chargées de préjugés. La haine, les rumeurs et les préjugés transitent via des blogs et réseaux sociaux, ce qui apporte une modernisation au vieil antisémitisme en y ajoutant une dimension nouvelle : en demandant plus que d’autres de la régulation, des contrôles, des sanctions, des pressions sur les opérateurs d’Internet susceptibles de diffuser des discours antisémites, «  les Juifs  » constitueraient un obstacle à la liberté d’expression, voire d’opinion – tout le contraire de la culture de l’immédiat, de la réactivité, de l’interactivité, de l’expression sans frontières de la moindre idée ­qu’autorisent les technologies actuelles de communication.

Les vents nationalistes
et d’extrême droite soufflent aussi
dans notre pays.

Une analyse plus détaillée ferait apparaître des formes de la haine des Juifs particulières ou propres à certains milieux : l’essentiel est de reconnaître la diversité d’affects qui convergent dans le même rejet, et qui appellent une réflexion et une action collectives dépassant les clivages et les points de vue partiels. Il y a là urgence. L’antisémitisme est devenu meurtrier et, plus largement, violent, associé alors à un islamisme de combat – on l’a vu avec Mohammed Merah ou Amedy Coulibaly – ou accompagnant avec ses préjugés une logique crapuleuse, comme lorsque Ilan Halimi a été enlevé, torturé et laissé pour mort par le «  gang des barbares  ». Et le phénomène semble capable, à nos portes, de se hausser au niveau du système politique et de l’État – on le voit en Pologne ou en Hongrie. Le problème est global, il est irresponsable et dangereux de le réduire à certains seulement de ses aspects.

 

[1] - Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Hachette, coll. « Pluriel  », 2003.

 

[2] - Marc Sageman, le Vrai Visage des terroristes, Paris, Denoël, 2005.

 

Michel Wieviorka

Directeur d'études en sociologie à l'EHESS, il est notamment l'auteur, avec Farhad Khosrokhavar, de les Juifs, les musulmans et la République (Robert Laffont, 2017). 

Dans le même numéro

La société ouverte ?

Nous sommes les témoins du retour de la clôture politique (fascismes, racismes, exclusions) et d’un discours qui réduit la société ouverte au marché. Dans ce contexte, il est urgent de relancer l’ouverture réelle, comme y invitent Camille Riquier et Frédéric Worms après Bergson, ainsi que les auteurs d’un riche abécédaire critique.