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Irving Howe | DR
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Irving Howe, un socialiste libéral

La vie et l’œuvre d’Irving Howe, critique littéraire et penseur politique, fondateur de la revue Dissent, sont une traversée dans l’histoire de la gauche américaine au xxe siècle. D’abord marxiste et révolutionnaire, l’auteur s’est progressivement ouvert aux préceptes libéraux, sans jamais renier l’humanisme radical au fondement de son engagement socialiste.

Dans les années 1980, alors que nous marchions dans l’Upper West Side de Manhattan par un jour froid, peu de temps après que quelqu’un dans l’administration Reagan avait suggéré qu’il serait plus économique de remplacer les légumes par du ketchup dans les cantines scolaires, Irving Howe me fit une remarque qui résumait bien son parcours politique : « Je peux débattre de politique ou d’économie avec ces gens-là, mais comment répondre face à pareille mesquinerie sociale ? »

Howe, l’esprit fondateur de la revue Dissent, aurait facilement pu alors se lancer dans une analyse du capitalisme. Marxiste pendant son adolescence, il s’était éveillé à la politique dans les années 1930 et 1940. Un demi-siècle plus tard, ses aversions étaient intactes, mais sa compréhension du monde avait changé. Howe ne proposait pas là une « analyse » ; il exprimait son indignation morale. Et si son parcours intellectuel a bien un sens pour la gauche d’aujourd’hui, il est à chercher dans cette volonté de dépasser les attitudes sectaires, sans jamais céder sur ses principes.

Dans le cas de Howe, deux éléments jouaient à plein. D’abord, il évoquait avec franchise ce qui avait mal tourné à gauche. Ensuite, il avait été formé par la littérature. Quand ce « socialiste libéral » employait le mot « critique », ce n’était pas seulement à l’intention de ses adversaires, mais pour éprouver ses propres convictions, au centre desquelles se trouvait un humanisme égalitaire. Mais l’expérience du xxe siècle, notamment les dommages infligés à l’idée même de socialisme par les partis communistes, lui avait enseigné le besoin de nuances. Le terme « libéral » se référait pour lui aux libertés individuelles, mais aussi à l’importance accordée à soi. La littérature donnait à cette intériorité l’espace dont elle avait besoin pour s’épanouir.

Une jeunesse révolutionnaire

Howe, né Horenstein, disait qu’il était « tombé » dans le socialisme à l’âge de 14 ans. Il faut dire qu’à cette époque, les raisons de perdre pied ne manquaient pas : crise économique aux États-Unis, ascension de Hitler et de Staline à l’étranger. Et puis il y avait le Bronx, où ses parents, des Juifs pauvres de Bessarabie qui ne parlaient que le yiddish, avaient immigré. Fuyant les troubles politiques et l’antisémitisme, des vagues d’immigrants juifs étaient arrivés au cours de ces années dans le « Nouveau Monde ». Ils vivaient avec le sentiment d’être toujours, selon les mots de Howe, « sur le seuil d’une catastrophe annoncée ».

Différents courants de pensée radicale s’exprimaient alors dans son quartier, « d’immeubles étroits de cinq étages, mur contre mur ». La variante socialiste était convaincante, et pour beaucoup, elle incarnait « toute une culture, une manière de voir et de juger qui permettait de structurer leur vie ». On comptait des partis, des journaux, des syndicats. Dans son autobiographie, A Margin of Hope 1, Howe raconte que lorsqu’il avait treize ans, ses parents, qui travaillaient alors dans le secteur de la confection, avaient rejoint les rangs des manifestants de la « grande grève » de l’International Ladies’ Garment Workers’ Union. Loin d’être seulement symbolique, la victoire qu’ils avaient emportée avait sensiblement amélioré leur vie matérielle. « Plus tard, écrit-il, chaque fois que j’entendais des intellectuels de droite ou de gauche attaquer le syndicalisme, j’étais pris d’une colère irrépressible, qui tournait à la frustration. Comment expliquer… ce que la grève de 1933 avait représenté, comment trouver les mots pour raconter les petits réconforts apportés par les syndicats ? »

Au lycée, Howe devient un « agitateur », se joignant aux étudiants qui protestent contre les prix de la cafétéria. Convoqué par le directeur, il est forcé de reconnaître qu’il ne paye pas ses déjeuners, qu’il apporte de la maison. Mais Howe insiste : c’est une question de principe ! Le sourire du directeur le déstabilise. Sans doute était-il encore jeune pour une réflexion approfondie sur les raisons de tenir tête à l’autorité… Mais quand même, est-ce que chacun ne devrait pas pouvoir déjeuner ? Howe rejoint ensuite la Young People’s Socialist League, devient trotskiste, puis se rallie aux Shachtmanites, un groupe dissident né des controverses de la période entre les procès de Moscou et la Seconde Guerre mondiale. Le stalinisme était-il l’ennemi du socialisme au même titre que le capitalisme ? Trotski avait-il raison, depuis son exil, de voir en Staline le bras armé d’un pouvoir bureaucratique qui s’étendait sur ce qui était encore un État prolétaire ? Le régime s’était-il transformé en « capitalisme d’État » ou s’agissait-il d’un phénomène nouveau ? Max Shachtman estimait qu’il s’agissait de « collectivisme bureaucratique » avec un État totalitaire. Ce qui impliquait que des révolutions politiques, sociales et économiques étaient nécessaires. Mais si son mouvement se réclamait encore du léninisme, il a immunisé ses adhérents contre les chimères des partis communistes.

Howe quitte les Shachtmanites en 1952, les jugeant sectaires. Mais son anti-stalinisme reste intact. Avec Lewis A. Coser, un réfugié allemand avec qui il fondera plus tard Dissent, il signe en 1957 une histoire critique du Parti communiste américain, vaste interprétation du destin de la gauche vu de l’intérieur2. Selon eux, la gauche ne pouvait survivre qu’à condition de rompre définitivement avec les mythes staliniens et les mentalités qui s’y rapportaient. Howe et Coser commencent par y présenter ce qu’ils estiment à la fois intéressant et problématique dans les débuts de la gauche américaine. Il y eut le Parti socialiste d’Eugene V. Debs, pluraliste en interne et, en dépit d’un certain degré de dogmatisme, plutôt ancré dans la vie américaine. Il y eut aussi le syndicalisme radical de l’International Workers of the World et ses « improvisations autour du mot “sabotage” ». Le Parti communiste américain qui émergea dans les années 1920, d’après Howe et Coser, était l’opposé politique et moral de la gauche debsienne. Ses adhérents évoluaient dans un univers mental soviétique ou européen. En 1928, il s’était transformé, comme Moscou, en « monolithe totalitaire ».

Puis était venu ce que Howe et Coser trouvaient emblématique de tout ce qui pouvait mal tourner à gauche : la « troisième période ». Le Komintern ayant décrété que « l’offensive révolutionnaire » contre le capitalisme avait duré de 1917 environ jusqu’à la mort de Lénine, et que le capitalisme s’était stabilisé de 1924 à 1927, la « troisième période » qui s’ouvrait alors devait signer son « agonie ». Dans ce moment de bifurcation, les réformateurs se trouvaient « objectivement » du mauvais côté. Cette mentalité s’est révélée catastrophique, notamment en Allemagne, où la lutte contre les sociaux-démocrates – les « socio-fascistes » – est devenue une priorité. Howe et Coser citent une publication communiste allemande, selon laquelle des coalitions avec les sociaux-démocrates seraient « mille fois pire » qu’une « véritable dictature fasciste ». Howe reconnaîtra que certains avaient rejoint le Parti communiste américain munis des meilleures intentions. Mais avec l’allégeance venait le renoncement à tout jugement individuel. « Ne sous-estimez jamais le rôle de la dissonance cognitive dans les affaires humaines », disait-il souvent. Bien entendu, il y avait un contexte. « Ce qui a permis au communisme de la troisième période de ne pas sembler plus bizarre encore, écrivent Howe et Coser, c’est que la société américaine était alors puissamment dérangée. Les gens avaient faim, tout comme le disaient les communistes ; et ils avaient, en effet, le sentiment d’une vie sans espoir… » Lorsque la politique de la troisième période s’est révélée incompatible avec les intérêts de Moscou, le Komintern a fait volte-face, optant pour une stratégie de « fronts populaires », y compris avec des « socio-fascistes ». Le New Deal, jusqu’alors jugé réactionnaire, pouvait désormais être salué par le Parti communiste. Le communisme devenait « le vrai américanisme ».

Ultérieurement, Howe a estimé que cette idée de fronts populaires – les alliances de divers courants de gauche – aurait pu enfanter un mouvement socialiste vigoureux, si elle n’avait pas été une simple mascarade. Mais dans son pamphlet de 1938, intitulé « Les grands traîtres de l’histoire américaine : enseignements tirés des procès de Moscou », le secrétaire général du Parti communiste américain, Earl Browder, n’hésitait pas à comparer Trotski à Aaron Burr3

Un désir de fraternité

De ces premières expériences, Howe gardait une compréhension fine de ce que les mouvements apportent à leurs militants. D’une certaine façon, il était parvenu à une forme de sagesse politique en pesant le pour et le contre de son propre parcours dans ce qu’il appelait « la vie de groupuscule ». Au début de l’année 1991, nous avions parlé de Trotski. Je m’étais rendu à Bucarest après la chute de Ceausescu pour interviewer de vieux communistes sur les années 1920 et 1930. Je n’ai jamais été trotskiste, mais j’avais lu pour me préparer ses écrits de 1913 sur les guerres des Balkans, et je fis une remarque sur la façon dont il avait saisi le sens de ces événements complexes. Howe m’expliqua que c’était en partie grâce à son cadre intellectuel. Il ajouta qu’il avait récemment relu les journaux de Trotski, tout en étant occupé à mieux comprendre « la passion morale du vieux Tolstoï ».

Trotski et Tolstoï ont longtemps été associés dans l’esprit de Howe. Au cours d’un déjeuner de mai 1993, le dimanche avant sa mort, il me déclara que Guerre et Paix était « le roman suprême », même s’il était en train de relire Les Possédés de Dostoïevski avec une « pure joie ». Il avait dépassé le trotskisme, mais le révolutionnaire russe restait pour lui la figure du héros, en tant qu’intellectuel et écrivain acteur de l’histoire. Mais le socialisme de Howe était un impératif éthique – « l’humanisme radical  » – et non une nécessité historique. Son essai “Images of socialism”, également écrit avec Coser, débute par une citation de Tolstoï : « Dieu est le nom de mon désir. » Ils poursuivaient ainsi : « Sans céder à la comparaison facile entre la religion et le socialisme, nous aimerions adapter les mots de Tolstoï pour dire : le socialisme est le nom de notre désir. » Le socialisme a suscité « l’urgence […] de la critique de la condition humaine dans notre époque. C’est le nom de notre désir parce qu’il découle d’un conflit avec le monde qui est, ainsi que de son extension4 ». C’était un appel à soutenir la pensée socialiste, tout en la désenchantant. La lutte contre les inégalités subies par les travailleurs était la priorité de tout programme socialiste, mais être socialiste impliquait de confronter une vision morale à des faits désagréables, tout en développant ce que j’appellerais des anticorps contre la tendance à confondre sa vision avec la réalité.

Dans Socialism and America (1985), Howe appelle à des « mesures de conciliation » entre libéraux et socialistes. Il rejette les versions « enrichissement rapide » du socialisme comme un révolutionnarisme naïf. Des éléments d’autoritarisme s’étaient incorporés au socialisme, constate-t-il. Or, si l’alliage permet en principe de renforcer un métal ou d’en prévenir la corrosion, dans l’histoire socialiste, certains de ces alliages s’étaient révélés mortels. En revanche, la combinaison de préceptes socialistes et libéraux pouvait, elle, s’avérer fructueuse.

Un élément essentiel manquait au libéralisme (ou à nombreuses de ses formes) : le sens de la « fraternité humaine ». Réduire les hommes et les femmes à de simples êtres « économiques », comme l’ont fait de nombreux libéraux classiques (et de nombreux marxistes), c’était « porter atteinte à l’humanité ». Pourtant, soutenait-il, c’est dans la dialectique avec des concepts libéraux classiques comme la liberté individuelle ou la tolérance que l’imagination socialiste était à son meilleur.

Le dernier article que Howe ait écrit pour Dissent s’intitulait « Deux hourras pour l’utopie ! » Trois auraient été dangereux ; la clameur risquait d’étouffer l’individualité ou de rendre inaudibles les désaccords. Deux hourras, en revanche, laissaient la place au socialisme comme idée régulatrice : l’humanité devait poser la possibilité d’un « monde plus attrayant » pour juger le moment présent, sans se fixer sur un illusoire « objectif final ».

Howe et Coser écrivent encore : « Un signe caractéristique de l’attitude sectaire en politique, notamment dans les courants radicaux, est l’incapacité de distinguer entre réalité et désir. S’ensuit souvent un effort pour forcer l’évolution sociale à se plier à la volonté frustrée ; incapable de modeler l’histoire, le groupuscule est tenté de la défigurer 5. »

L’idéologie et la vie

Qu’en est-il de son propre parcours ? Dans un mémoire écrit sur les années 1930, Howe raconte que faire partie du « mouvement » ne procurait « pas seulement un “but” dans la vie, mais plus important encore, une perspective cohérente sur tout ce qui nous arrivait… On savourait l’innocence et l’arrogance de la connaissance 6 ». Il en ressortait, néanmoins, un type de pensée « bien trop défini et prévisible », selon les termes, dont il se souvenait avec embarras, d’un professeur sur l’une de ses copies. Howe conclut : « Nous avions un sens aigu de l’honneur, mais peu de goût pour le risque intellectuel. » Au moment de ses querelles avec la Nouvelle Gauche (pendant lesquelles il lui était arrivé de déraper, reconnaîtra-t-il plus tard, dans le dogmatisme), il remarquait aussi : « Au moins aussi invalidante que son refus d’examiner les premiers principes, était l’attitude du mouvement à l’égard de ce que nous appelions la “pensée bourgeoise”. La doctrine la plus insidieuse dont souffrait le monde radical était sans doute la théorie léniniste du “parti d’avant-garde”, l’idée que nous détenions la vérité politique, que les clés du futur étaient entre nos mains, et que nous avions pour ainsi dire signé un pacte avec l’histoire… » Il se rappelait avoir descendu la Cinquième Avenue en bus avec un jeune dirigeant du mouvement. Celui-ci montrait du doigt les bâtiments autour d’eux en disant : « Un jour, tout ça nous appartiendra. » Cette arrogance, écrit Howe, traduisait « un mépris à peine déguisé pour la pensée et les enseignements du passé, une intolérance à la pensée divergente, une condescendance envers les “érudits bourgeois” qui, il est vrai, accumulaient parfois des biens précieux, mais à qui il manquait une interprétation approfondie que “seul le marxisme” procurait ».

Mais parfois, « la vie perçait à travers les fissures de notre idéologie ; elle nous incitait alors au bonheur apolitique et aux sentiments spontanés  ». On voit ici ce qui motivait l’antitotalitarisme de Howe, et la raison de sa divergence ultérieure avec le slogan des années 1960 selon lequel « le personnel est politique ». Howe trouvait que ce slogan mettait en péril l’idée d’autonomie individuelle. C’est aussi la raison pour laquelle, dans les décennies qui suivirent, il n’a pas été séduit par les théories structuralistes, poststructuralistes et postmodernistes. En réponse à une lettre écrite pendant l’été 1989, dans laquelle je lui faisais part de mon hostilité au concept d’« antihumanisme théorique », populaire chez certains intellectuels de gauche, il m’écrivait : « Peut-être m’expliquerez-vous pourquoi Foucault et compagnie méprisent l’idée du “soi”. Je ne comprends pas ; je pense que c’est une des grandes idées révolutionnaires de l’époque moderne.  »

On trouve une explication subtile de ce point de vue dans son essai Politics and the Novel 7. Howe y commentait deux passages brillants du roman de Victor Serge, L’Affaire Toulaév (1939). Figure marquante, Serge était probablement la première personne à avoir dit de l’Union soviétique qu’elle était « totalitaire ». Ancien anarchiste, il avait d’abord soutenu les bolcheviques, puis Trotski. Emprisonné, il avait pu quitter l’URSS grâce aux pétitions d’écrivains de l’étranger.

Dans le premier passage du roman, un vieux bolchevique qui va bientôt être fusillé rencontre dans les bois des amis qui partagent la même situation. Ils ont une conversation politique « décousue » par un temps glacial. C’est alors que « leur force vitale est agitée par la froideur et la pureté de la neige, par la chaleur et le pathos de cette rencontre finale 8 ». Comme des écoliers, ils se mettent à lancer des boules de neige. « Attrape, théoricien ! » rugit l’un d’eux. Dans la deuxième partie, Ryzhik, un autre vieux révolutionnaire, s’attend à une nouvelle tentative de la police de Staline pour le faire « avouer », avant de faire face, probablement, à un peloton d’exécution. En cellule, Ryzhik retrouve Makarenko, un vieux camarade. Ils s’étreignent et Makarenko s’écrie : « Notre rencontre est inouïe… Une inconcevable négligence des services… Pourquoi êtes-vous vivant, pourquoi le suis-je, dites ? » Lorsque Ryzhik lui répond par une analyse politique, Makarenko lance : « Marxiste, moi aussi. Mais fermez un moment les yeux, écoutez la terre, écoutez vos nerfs. » De toute évidence, les nerfs de Howe parlaient aussi, au moment où il réfléchissait à cette représentation de « l’idéologie et de l’émotion contraposées – dans un dialogue entre deux hommes qui renoncent à leur vie » pour leurs convictions.

Des mondes disparus

L’itinéraire de lecteur et d’écrivain de Howe est lié à son parcours politique. Il décrit ainsi comment il a compris le dénuement pendant la Grande Dépression : « Être pauvre, c’est un fait ; vivre la pauvreté, c’est se faire une idée de ce qui se passe. » En 1930, son père avait été contraint de devenir colporteur, et la famille s’était retrouvée dans le besoin. Pourtant, Howe dit qu’il n’avait pas le « sentiment aigu » d’être « victime de l’injustice sociale ». Mais l’idée de la pauvreté a commencé à faire son chemin alors qu’il lisait des rapports sur la faim et les grèves menées par les syndicats dans les usines textiles de Caroline du Nord. En découvrant les difficultés de personnes qu’il ne connaissait pas, il a pris conscience de son propre « handicap ».

Sans surprise, Howe décide alors d’en apprendre davantage sur l’auteur de ces rapports, Sherwood Anderson. Ce dernier avait écrit Winesburg, Ohio en 1919. Mêlant différentes histoires, le livre cherchait à montrer l’étroitesse de la vie dans une petite ville du Midwest. Howe, l’enfant de New York, y découvre « les petites villes éparpillées à travers l’Amérique ». Le week-end avant son intégration dans l’armée en 1943, il part en auto-stop pour un pèlerinage à Clyde, Ohio, la petite ville où Anderson a grandi et dont s’inspire le roman.

Affecté en Alaska, Howe passe beaucoup de temps dans la bibliothèque de la base militaire. Au fil de ses lectures, « l’idée d’une vie intérieure prit une dimension nouvelle ». Durant les années suivantes, il dit avoir perdu ses idées fixes et s’être passionné pour le langage comme phénomène en soi. Les articles qu’il commence alors à rédiger pour des « lecteurs ordinaires » sont d’une tout autre facture que ce qu’il écrivait dans sa période Shachtmanite, avant et après-guerre. Moins il était sectaire, plus sa prose était belle.

Moins il était sectaire, plus sa prose était belle.

Le retour de Howe à New York, où il travaille pour le magazine Politics, édité par Dwight Macdonald, explique en partie ce changement. La plume de Macdonald, brillant radical excentrique à l’esprit indépendant, était particulièrement claire. Leur collaboration a beaucoup influencé la façon dont Howe concevra plus tard Dissent. Son premier livre, un reportage sur le syndicalisme industriel, The UAW and Walter Reuther, écrit avec le militant syndical B.J. Widick, est marqué par ce style journalistique, fluide et accessible9.

Entretemps, Howe a commencé à s’intéresser à la Partisan Review, revue de référence des « intellectuels new-yorkais », comme Howe les baptisera plus tard. Le camarade envoie une « note brève et sèche » à l’éditeur Philip Rahv, accompagnée d’un article fustigeant la revue pour avoir renié, après-guerre, le marxisme. Cette impertinence lui décroche un rendez-vous. « Puisque vous êtes marxiste, vous comprendrez que nous ne souhaitons pas agir contre nos propres intérêts en publiant votre attaque », s’entend-il répondre. Howe proteste que le marxisme s’applique aux classes en lutte, et non aux éditeurs et aux écrivains individuels. Échec. Découragé, il s’apprête à partir quand Rahv lui montre quelques livres en lui demandant s’il serait disposé à rédiger la critique de l’un d’entre eux. Howe s’arrête sur un recueil de l’écrivain yiddish Sholem Aleichem. Rahv sourit, rappelant peut-être à Howe le directeur de son école.

Rentré à New York, il se repenche sur l’œuvre d’Anderson. Si, adolescent, sa première lecture de Winesburg, Ohio lui avait ouvert les yeux sur « de nouvelles intensités d’expérience qui traitent de vérités à moitié enfouies », le moment était maintenant venu de les explorer. Son livre Sherwood Anderson est publié en 195110. Frappé par le conflit entre les vies intérieures des personnages de Winesburg et le monde dans lequel ils évoluent, Howe reprend en filigrane une idée de Trotski, qu’il adapte à la réalité américaine, pour présenter la toile de fond du roman.

L’histoire, selon Marx, se déroulait en trois phases successives : féodalisme agraire, capitalisme, puis communisme. En simplifiant, Trotski suggérait que l’on pouvait sauter des étapes, notamment dans les « pays moins avancés » (la Russie féodale, par exemple, ou les régions victimes de l’impérialisme). Les luttes révolutionnaires pourraient y être déclenchées plus vite si les structures sociales archaïques étaient perturbées par des systèmes économiques innovants (comprendre : capitalistes), imposés par des classes « avancées ». Howe voyait une évolution de ce type dans l’Ohio : la dynamique d’expansion continentale faiblissait, laissant la place au développement de l’industrie et du commerce. Des formes très contrastées d’organisation sociale se côtoyaient. Au lieu d’anticiper une révolution possible, provoquée par le « développement inégal et combiné » de l’Ohio, Howe voyait comment cette situation se prêtait au travail d’un romancier, qui parviendrait à raconter une petite ville dans laquelle des gens aux « qualités rurales » aspirent à des « ascensions urbaines ».

Les personnages principaux de Winesburg, Ohio ne communiquent qu’avec un jeune reporter, George Willard. Ce dernier, en revanche, est présenté par le vieil auteur d’un roman jamais publié, semblable à celui du livre qui attend les lecteurs d’Anderson. Dans ce livre, les personnages deviennent des figures grotesques, à la recherche de vérités dans un environnement oppressant et incertain. Mais cette quête finit par les déformer. Willard échange avec différents habitants de la ville qui, tous, rencontrent des difficultés. C’est à travers ces conversations et ces rencontres qu’il arrivera à se comprendre lui-même.

Dans le roman, Willard en arrive à la conclusion qu’il doit quitter sa ville natale. Son « esprit était grisé par sa passion grandissante pour les rêves ». Dans le train du départ, il se représente sa vie passée dans cette petite ville comme « une toile sur laquelle peindre les rêves de sa maturité d’homme ». On imagine aisément Howe se représentant ce départ, laissant derrière lui le vieil écrivain et la ville, les images s’enchevêtrant pour finir en troublantes réflexions sur le sujet et l’idéologie, sur le Bronx et une Amérique en pleine transformation. Pour Howe, le roman d’Anderson n’était possible que grâce à l’intime connaissance que l’auteur avait de cette région, dont il s’était extrait. Parce que son Ohio changeait et se dissolvait, Anderson avait été « contaminé » par le cosmopolitisme, livrant ainsi au lecteur un roman empreint de sensibilités contradictoires, qui dépassait le cadre de la littérature régionale du Midwest. Mais dépasser implique de comprendre et d’accepter ce qu’on laisse derrière.

Howe a été inspiré par des personnages d’hommes et de femmes évoluant dans des circonstances difficiles, dans lesquelles un monde disparaît tandis qu’un autre émerge.

Toute sa vie, Howe a été inspiré par des personnages d’hommes et de femmes évoluant dans des circonstances difficiles, dans lesquelles un monde disparaît tandis qu’un autre émerge. Le fil de cette préoccupation court dans ses écrits ultérieurs sur Faulkner (et ses racines du Sud), Hardy (et ses racines dans la campagne anglaise), le modernisme, les intellectuels new-yorkais, la littérature yiddish, celle de la Shoah, ou encore la littérature juive (américaine et israélienne).

Cette continuité nous renseigne sur l’acception ambiguë que l’homme avait de sa propre judéité. Trotskiste, il pensait que l’universalisme socialiste pourrait résoudre « la question juive ». Mais en se développant, sa connaissance de la Shoah le plongea dans un bouleversement existentiel. Au début des années 1950, Howe commence à éditer des anthologies de littérature yiddish : celle d’une civilisation assassinée et de ses transfuges américains. Son jugement en matière de littérature en sera profondément affecté.

En 1972, Howe écrit une célèbre critique de Philip Roth, dans laquelle il dit ne pas avoir trouvé Portnoy et son complexe antisémite (comme certains l’affirmaient)11. La satire était certes amusante, mais il y voyait surtout une série de saynètes culturellement pauvres, sans véritable lien avec la longue tradition de l’autocritique (souvent comique) juive. La caricature faite par Roth de la judéité américaine des années 1960 échouait, là où d’autres romanciers comme Anderson, Faulkner ou Hardy, en puisant dans le passé de mondes en voie de disparition pour les transcender, touchaient juste.

Dans son livre primé sur les immigrants juifs d’Europe de l’Est aux États-Unis, World of Our Fathers 12, Howe réaffirme son point de vue. Son étude traite aussi de la disparition d’un monde, et Howe reconnaît à quel point ses repères viennent de ce monde-là. Là où le Portnoy de Roth s’écrie qu’il n’en peut plus d’être tout le temps juif, et qu’il voudrait pouvoir être juste « humain », Howe pose les questions : « Qui, né juif au xxe siècle, est assez noble d’esprit pour n’avoir jamais partagé ce fantasme ? Mais qui, né juif au xxe siècle, est dupe au point d’être parvenu à entretenir ce fantasme ne serait-ce que brièvement ? » L’œuvre ultérieure de Roth, qui comprend à mon avis plusieurs chefs-d’œuvre, semble souvent répondre à Howe.

Puis il y a eu Israël. Quand il était jeune, Howe partageait l’hostilité internationaliste du trotskisme au sionisme. La Shoah et la guerre de 1967 le conduisirent à réévaluer sa position. Il est devenu non sioniste, sympathisant des mouvements travaillistes et pour la paix en Israël. Bien qu’il ait fréquemment contesté les politiques israéliennes, le venin craché par les antisionistes lui faisait horreur ; il lui trouvait une saveur de « troisième période ».

En 1977, année où les sociaux-démocrates d’Israël sont battus par la droite, Howe est séduit par un roman de Yaakov Shabtaï, Pour inventaire 13. « Israël laborieuse » était encore debout, mais affaiblie par des forces combinées et inégales. L’auteur les représente à travers la mort d’un père, le suicide d’un fils, et des personnages qui semblent perdus dans la ville moderne de Tel-Aviv, alors que le mouvement travailliste « succombe au vieil âge et à la sénilité ». Howe y entendait une « culture se quereller avec elle-même… une élégie sociale au ton sobre et non sentimental ». Il compare l’œuvre de Shabtaï à celle de Faulkner dans son approche « impitoyable » du « mythe même sur lequel repose son livre, et auquel [l’auteur] semble encore attaché ».

L’âge du conformisme

En 1952, la Partisan Review publia un colloque sur « Notre pays, notre culture ». De nombreux anciens radicaux y affirmaient se sentir à présent en phase avec leur pays. Howe répond avec un essai, “This age of conformity”, à la création de Dissent 14. Dans les vingt-cinq années qui suivirent, de nombreux intellectuels new-yorkais, venus comme Howe de la gauche antistalinienne, sont devenus néoconservateurs. Dans les années 1980, ils s’alignèrent sur la doxa de l’époque Reagan et devinrent viscéralement hostiles à tout ce qui évoquait le gauchisme.

Pour les néoconservateurs, le péché de Howe était de se dire encore socialiste, alors même qu’il critiquait l’autoritarisme au sein de la gauche. Une position que les néoconservateurs, avec Irving Kristol comme chef de file, ne pouvaient accepter. De son côté, Howe dénonçait leur zèle excessif. Il disait avoir commis une grande erreur en recrutant le jeune Kristol parmi les trotskistes du City College de New York, où la gauche antistalinienne se retrouvait dans l’alcôve 1, à la cafétéria, tandis que les staliniens, dont Julius Rosenberg, étaient dans l’alcôve 2.

L’un de mes premiers articles pour la revue Dissent, en 1986, était une critique de Kristol15. En le remettant, j’ai fait part à Howe de ma difficulté à prendre au sérieux les hommages rendus par Kristol à « la vertu bourgeoise ». Par ailleurs, les sarcasmes qu’il réservait à la gauche libérale semblaient toujours procéder d’une vision apocalyptique de la lutte entre Gog et Magog, façon « troisième période ». Howe se mit à rire. Lui-même avait certainement fait ce rapprochement. Il me fit part d’une observation pratique : le vrai exploit de Kristol, ce n’était pas ses idées, mais d’avoir convaincu le « monde des affaires » qu’il lui fallait une idéologie, et qu’il devrait financer des think tanks et des revues (Dissent n’avait alors pas de bureaux, juste une boîte aux lettres).

Peu de temps après la mort de Howe, Daniel Bell m’a envoyé un article de Kristol, suggérant que Dissent en publie quelques extraits. Bell et Kristol, anciens alliés néoconservateurs, s’étaient brouillés quelques années auparavant. En 1976, Bell déclara qu’il était socialiste en économie, libéral en politique et conservateur pour la culture ; à ses yeux, Kristol était devenu un « idéologue ». Après la chute du mur de Berlin, Kristol s’alarmait ainsi du danger que représentait la gauche libérale : « Il n’y a pas “d’après-guerre froide” à mes yeux. Bien loin d’être terminée, ma guerre froide s’intensifie ; l’un après l’autre, chaque pan de la vie américaine est corrompu par des idées de gauche… Maintenant que l’autre “guerre froide” est finie, la vraie commence. » Pour Bell, c’était absurde.

À l’origine, ma critique de Kristol en comprenait également une de Bell, mais Howe m’avait demandé de la retirer. Cela m’avait laissé perplexe. Je n’ai compris ses raisons que plus tard. D’abord, Bell et lui s’étaient rencontrés à l’alcôve 1, où ils avaient noué des liens d’amitié, même si, plus tard, ils ont eu de nombreux différends. Ensuite, en tant qu’éditeur, Howe souhaitait que Dissent soit une revue pluraliste, et compter Bell dans ses pages était une valeur ajoutée.

Un soir de 1990, Howe m’avait invité à le rejoindre dans un restaurant italien de l’Upper East Side pour un dîner avec Bell. Il y avait des pâtes, du vin, et la conversation était amicale. Mais quelque chose d’étonnant s’est produit : ces deux septuagénaires se sont mis à se disputer au sujet de Trotski, comme dans leurs années d’étudiants. Aux yeux de Howe, Trotski restait un homme courageux. Quant à Bell, même s’il était « anti-idéologie », il n’avait pas le désaccord placide ; il répétait « Kronstadt, Kronstadt ». Alors que l’échange menaçait de s’envenimer, Howe et Bell ont fait marche arrière. De concert, du moins c’est ce que j’ai perçu, ils ont décidé tous deux que la sauvegarde de leur amitié, et l’aptitude à débattre sérieusement, mais courtoisement, primaient sur les vieilles discordes.

Cet article, publié par la revue Dissent à l’automne 2020, a été traduit par Alexandra Lalo.

  • 1.Irving Howe, A Margin of Hope: An Intellectual Autobiography, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1984.
  • 2.I. Howe et Lewis Coser (avec la collaboration de Julius Jacobson), The American Communist Party: A Critical History (1919-1957), Boston, Beacon Press, 1957.
  • 3.Troisième vice-président controversé des États-Unis, Aaron Burr était le rival politique de Thomas Jefferson.
  • 4.I. Howe et L. Coser, “Images of socialism”, Dissent, printemps 1954.
  • 5.I. Howe et L. Coser, The American Communist Party, op. cit.
  • 6.Voir I. Howe, “New York in the Thirties”, Dissent, été 1961 et I. Howe, A Margin of Hope, op. cit., chapitre 2.
  • 7.I. Howe, Politics and the Novel, New York, Horizon Press, 1957.
  • 8.Victor Serge, L’Affaire Toulaév. Un roman révolutionnaire [1939], préface de Susan Sontag, Paris, La Découverte, 2009.
  • 9.I. Howe et B.J. Widick, The UAW and Walter Reuther, New York, Random House, 1949.
  • 10.I. Howe, Sherwood Anderson, Londres, Methuen & Co, 1951.
  • 11.I. Howe, “Philip Roth reconsidered”, Commentary, décembre 1972.
  • 12.I. Howe, World of Our Fathers: The Journey of the East European Jews to America and the Life They Found and Made, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1976.
  • 13.Yaakov Shabtaï, Pour inventaire [1977], trad. par Rosie Pinhas-Delpuech, Arles, Actes Sud, 2007.
  • 14.I. Howe, “This age of conformity”, Partisan Review, 1954.
  • 15.Mitchell Cohen, “A holiday inn of bourgeois virtue”, Dissent, printemps 1986.

Mitchell Cohen

Ancien co-directeur de la revue Dissent, il enseigne les sciences politiques à la CUNY (Baruch College). Son dernier livre s’intitule The Politics of Opera.   

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