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Dans le même numéro

La France malade de ses guerres

juillet 2008

#Divers

Les représentations des guerres du dernier siècle, particulièrement de la guerre d’Algérie, restent rares dans la littérature française. Pourtant, cette emprise du non-dit, cette difficulté à surmonter les défaites historiques peuvent constituer en elles-mêmes des sujets de mise en intrigue. Encore faut-il pour cela faire confiance aux ressources de l’écriture.

« Tandis que la transition se fait avec lenteur et que les dernières gouttes de la coupe 1941 coulent dans l’immense vasque du Néant, une sorte d’angoisse suspendue descend sur les cœurs grands ouverts1. »

Les guerres sont faites pour être gagnées. Cela est si vrai que le moral des nations est durablement affecté par l’issue d’un conflit, cette issue, triomphale ou funeste, fût-elle objectivement sujette à interprétations divergentes. Voyez 14-18 qui d’un côté apporta une victoire claironnante à l’armée qui y a laissé la moitié d’une belle jeunesse sacrifiée, de l’autre l’opprobre et le désespoir à des forces elles-mêmes fort saignées mais dont les débris se sont néanmoins repliés en bon ordre. Qui, le 11 novembre 1918, n’exulte pas sur une rive du Rhin, qui ne se couvre pas la tête de cendres sur l’autre ? Quelle majorité trouver, en réunissant les deux bords, pour comprendre qu’en luttant conjointement pour leur extinction réciproque, les deux nations les plus cultivées et les plus intelligentes de l’Europe ont mis celle-ci au tombeau, un tombeau si bien maçonné que, cent ans ou presque plus tard, elle n’a pas encore réussi à se hisser hors ?

Les succès et les échecs sont donc relatifs mais enfin c’est ainsi : la psychologie des foules vit dans l’euphorie la victoire et s’effondre dans la défaite, même si parfois les vainqueurs s’amollissent dans les délices des années folles pendant que les malheurs des vaincus contribuent à regonfler l’imbécile armada casquée qui va croire, deux petites décennies plus tard, au Reich de mille ans.

En 1940, la balançoire en effet se retourne. Si l’on regarde les choses de Sirius, sa défaite écrasante préserve la France d’une nouvelle Bérézina démographique que l’Allemagne connaîtra (elle ne s’en est pas encore remise et ne s’en remettra peut-être jamais). Mais malgré De Gaulle et son indiscutable panache, le « cher et vieux pays » durablement s’enfonce dans une déprime qui lui éteint les yeux et lui creuse les joues. Tout est perdu fors l’honneur, tout a été perdu en mai 1940 quand les joyeux panzers du brave général Guderian ont effectué leur percée impérieuse et impériale, laissant éberlués sur le bord de la route les anachroniques chevaucheurs de canassons dont Claude Simon a si magistralement décrit le désarroi dans tous ses livres et particulièrement dans l’Acacia, chef-d’œuvre absolu du récit de désastre.

D’une guerre l’autre

C’est Jean-Marie Domenach, il m’en souvient, qui, un soir de 1964 que nous dînions tous deux paisiblement à l’hôtel New Hiroshima, sur la place de la Paix, et alors qu’un groupe de vieilles veuves américaines en goguette fêtait un anniversaire en portant des toasts sans complexes à « la Bombe », sut me parler avec le plus d’émotion vraie du choc moral qu’avait constitué pour lui l’armistice chevroté par cette crapule de Pétain. De là, selon lui, datait l’atmosphère de désespérance latente et taraudeuse de nerfs qui s’était abattue soudain sur la France et la recouvrait d’un voile mortifère. C’est contre cette lourdeur partout insinuée et collant à la peau − moi-même, qui n’avais que huit ans en 1944, l’avais sans aucun doute éprouvée et reconnue − que Jean-Marie, avec d’autres, s’était porté en résistance et avait pris, lui l’intellectuel chrétien, des armes dont il n’eut heureusement (ce sont ses propres termes) pas à se servir. Pour secouer cette chape d’humidité pénétrante et de tristesse, pour se sentir exister à nouveau, en somme simplement pour continuer d’être, au lieu de végéter dans une semi-conscience.

Or à ce malaise généralisé, à ce sentiment de fatalité torve pesant sur un pays qui, malgré sursauts et exploits, n’en restait pas moins un pays vaincu, ni le 6 juin 1944 ni même le 8 mai 1945 n’apportèrent de réconfort définitif. Même ceux qui, comme Domenach le combattant, ou comme ma grand-mère qui avait hébergé pendant toute la guerre et par là sauvé, en plein œil du cyclone, tout près du centre opérationnel allemand de lancement des V1, un ami juif, et donné un asile provisoire à plusieurs parachutistes anglais rescapés de la Dca, que, moins compromettant qu’un adulte, j’allais nourrir dans la cave où ils se tenaient terrés, même nous en somme qui avions la satisfaction de nous compter au nombre des justes, n’abordions pas les encore innommées Trente Glorieuses avec un moral d’acier. Incroyable ce que la peur et l’accablement, vécus tous les jours pendant cinq ans, laissent de traces ! Que dire alors de ceux qui, collaborateurs (eux avaient perdu deux fois) ou simples attentistes, avaient passé ces affreux mois en ruminant une insupportable haine de soi ?

À toute cette troupe malade de faim, de rancœur et de mélancolie, pour redresser la tête il aurait fallu naturellement… une bonne guerre. Ce fut la décolonisation qui l’offrit, mais elle n’était pas vraiment bonne. Pour la bouffe, d’accord. Voyageant au Vietnam en 2007, j’entendis un ancien combattant engagé de ces années-là, qui revenait nostalgique mais point trop flambard sur les lieux du crime collectif, raconter que la première chose que lui et ses maigres camarades avaient faite en touchant la Cochinchine, c’était de se bourrer d’œufs cuits directement sur la tôle brûlante des automitrailleuses et de bananes cueillies à l’arbre : « Le premier jour, j’en ai mangé soixante-cinq, disait-il, je n’arrivais pas à me rassasier. » Mais pour la gloire, autre chanson. Surprendre les villageois qui partout circulaient dans de minuscules tunnels forés sous le sol et chichement aérés par des évents camouflés dans les termitières, incendier systématiquement les récoltes de riz stockées par ces combattants de l’ombre dans les greniers de leurs hameaux apparemment désertés : les souvenirs que mon compagnon gardait de ses dix-sept ans, sans verser aucunement dans la repentance, manquaient d’enthousiasme.

Puis vint l’Algérie, dont l’épisode précédent, piteusement achevé à Diên Biên Phu, seconde implosion indiscutable après celle de mai 1940, n’était que la répétition générale. Là, j’avais bien l’âge du forfait mais pas du tout le désir. La désertion, à laquelle j’étais absolument décidé, ne rencontrait pourtant pas l’approbation de tous mes proches, tant s’en faut2. Elle me fut épargnée un long temps par mon statut de sursitaire. Puis, alors que j’avais refusé toute formation d’officier de réserve et comme je venais néanmoins d’être déclaré malgré moi tireur d’élite, donc mûr pour le prochain embarquement, un providentiel accident de voiture, en m’esquintant pour longtemps la main droite, vint briser en plein élan ma vocation de tueur sans gages. D’où un enrôlement honteux comme bidasse de base dans le train des équipages, et par là du temps supplémentaire gagné sur les négociations en cours, enfin une affectation comme gratte-papier au ministère des Armées, dans le bureau dirigé par un colonel analphabète dont le frère devait s’illustrer lors du complot de l’École militaire, fomenté contre le traître De Gaulle. Suaves moments ! La trouille des gradés de carrière pris la main dans le sac du putsch avorté, c’est là un spectacle qu’on savoure à petit bruit.

Longtemps, non seulement je me suis couché de bonne heure, mais j’ai caressé l’idée de conter ces péripéties grotesques (j’avais accumulé tout un dossier) sous le titre Mes dix-huit mois de baroud. J’y ai renoncé par respect pour les pauvres diables qui, eux, se sont trouvés plongés tout crus dans la tinette algérienne. Et voilà qu’aujourd’hui paraît un livre où quelqu’un se pose sur son père, jeune mobilisé au moment de cette guerre, les questions que mon fils n’aurait pas manqué de me poser si je l’avais réellement faite autrement que le cul sur une chaise au milieu de sous-officiers débiles et féroces qui se remémoraient en clapant de la langue le bon temps de leur combat contre les fellouzes, plein de délicieux à-côtés.

Un roman qui fera date

Ce livre, important à mon avis et beau tant par les sujets qu’il aborde que par son écriture puissante et neuve, s’appelle Une guerre sans fin3. Il est de Bertrand Leclair et Maren Sell l’a publié.

L’auteur se met personnellement en scène dans son texte. Il tente d’y engager, en l’absence de tout répondant, une manière pathétique de dialogue avec son père, ancien combattant en Algérie dite française, mais l’interlocuteur virtuel, frappé d’Alzheimer, a désormais ses terribles raisons pour rester muet et l’échange demeure à jamais impossible. Or, malgré ce fort parfum d’autobiographie (sans doute fictive), l’ensemble fonctionne bien comme roman. Une intrigue extrêmement serrée et retorse, aussi efficace que celle d’un policier, permet de traverser, par un système de chutes successives, une à une les strates que l’écrivain-narrateur doit parcourir jusqu’à la révélation d’une hypothétique vérité.

Intensément vivants, les personnages demeurent, comme il se doit en matière romanesque, assez opaques pour n’épouser qu’à la marge les stéréotypes auxquels leurs situations objectives imposées par l’armée auraient pu les réduire dans un récit moins habité. Ainsi en est-il du fils Lavergne, personnage principal et héros négatif, qui se fait le voyeur impuissant d’un passé qui se déballe et se déballonne. En conflit précoce et aigu avec son père, il s’acharne à fouiller l’histoire de ces terribles années-là, interviewe inlassablement un mutilé revenu des Aurès, apprend que sa mère a fauté jadis avec cet homme devenu une épave, et qu’enceinte elle a avorté pendant que son amant rêvait d’elle dans son bataillon disciplinaire, puis a plaqué le malheureux infirme pour se marier précipitamment avec le père détesté. Ce mélodrame banal et sordide accule le jeune homme au suicide.

Ainsi en est-il du narrateur qui, légataire involontaire des cassettes contenant un dialogue dont il aurait mieux valu qu’il n’eût jamais lieu, se débat avec des matériaux disparates, s’efforce d’en composer une suite plausible, se heurte encore aux blancs des confidences, sert de punching-ball entre les témoignages sur la réalité nauséabonde de cette guerre jamais assumée comme telle (n’était-elle pas une « pacification », au mieux une « bataille » unique et tardivement reconnue, celle d’Alger ?) et l’aventure des irradiés de Reggane, sacrifiés par le commandement militaire aux essais nucléaires de la « bombinette ». Déboussolé, écœuré, il finit par se rendre au Sahara, recueille là-bas de nouvelles bribes de vérité, ne sait trop qu’en faire.

Haletant, diffus comme les communiqués issus d’un « front » qui n’osa jamais dire son nom, parfois un peu embrouillé par excès de matière mais toujours passionnant, le roman avance vers une conclusion qui a l’immense mérite de ne proposer aucune morale, une conclusion volontairement bancale et en forme d’inachèvement : « Je sais maintenant, comment j’aurais dû commencer, et c’est sans doute le signe que j’ai fini » (p. 313). Il ne s’agit pas uniquement d’honnêteté de l’écrivain, bien qu’il faille saluer celle-ci, qui éclate d’un bout à l’autre d’un roman par ailleurs tenu à distance des engrenages trop bien huilés de l’écriture classique. En fait, à travers ces hésitations innombrables, sanglots étouffés, crises de violence verbale impuissante à crier la violence vécue, bouffées d’incertitudes concernant moins les actes eux-mêmes, le plus souvent avérés, que les motivations des personnages, ce sont bien deux voies parallèles du récit qui sont explorées conjointement.

Sur l’une, dont je viens de donner une idée trop faible au regard de la richesse psychologique de l’œuvre, s’élabore une construction romanesque qui, par un paradoxe remarquable, tire sa solidité de l’effilochement même du texte : ce roman est un os, il grandit et se renforce par ponts fibreux et entretoises organiques.

L’autre voie, celle de la lecture historique, j’y reviens maintenant et pour finir. Il me semble que, même si ce sont les qualités proprement littéraires (c’est-à-dire stylistiques) du livre qui l’imposent − sans forme singulière, point de littérature : il se trouve qu’en ces temps de laxisme éditorial, un tel truisme demande à être réitéré −, ceux qui ont eu dix-huit ans en 1954 pour se remémorer, et ceux qui ont dix-huit ans aujourd’hui, pour ne pas vivre idiots, doivent lire Une guerre sans fin.

Ce titre excellent indique d’emblée ce que le roman démontre. Nous ne sommes pas sortis de la sale guerre d’Algérie. Car enfin comment expliquer qu’au sein d’une nation entre toutes à son aise, dont même les riches (voir la campagne électorale américaine) envient le système de sécurité sociale, la tout de même extraordinaire qualité de bonheur quotidien, que l’accroissement insolent de l’espérance de vie rend sensible, le dynamisme démographique presque unique en Europe, bref tous ces signes de ce qu’il n’y a pas si longtemps on appelait la prospérité, comment expliquer que cette nation soit travaillée en profondeur par un marasme existentiel sans précédent depuis la bataille d’Azincourt (1415, si je ne me trompe) ?

Les Français sont ingouvernables (le flop possible d’un président à peine élu et bien élu le prouve), ce sont des esprits paradoxaux, en même temps rigolards et chagrins. Je le veux bien, mais enfin l’explication est tout de même un peu courte. De même qu’il serait un peu court, aujourd’hui, de rappeler que le dernier triomphe militaire des nostalgiques de Napoléon remonte à 1918, triomphe ambigu, on l’a vu, mais qui avait l’insigne mérite de sembler pur (en boutant les derniers Chleux au-delà de la ligne bleue des Vosges, les poilus survivants avaient le sentiment plus ou moins légitime4 d’avoir puni les méchants de l’histoire). Non, décidément 1940 est trop loin pour que son ombre sinistre vienne encore tourmenter les Gaulois orphelins d’Henri Salvador.

Mais il y a l’Algérie, la guerre qui reste en travers de la gorge, la guerre qui ne passe pas. Aurait-elle été victorieuse (certaines vieilles culottes de peau maintiennent dur comme fer qu’elle le fut, qu’après la Bataille d’Alger le Fln était exsangue, qu’il suffisait alors d’un rien, de « mettre le paquet » pour que le répugnant Mollet et l’affreux Lacoste soient célébrés comme des héros dans les siècles des siècles), il est absolument certain que toutes les atrocités commises sciemment du côté français5 n’empêcheraient aujourd’hui de dormir personne. Le « père Bugeaud6 », ce saint homme qui faisait enfumer et griller comme des lapins les « rebelles » de ce temps-là dans leurs mechtas, a-t-il jamais soulevé au cœur du peuple de France le vomissement universel qu’on aurait pu attendre, et dessiné ainsi le lit de la désespérance7 ?

La France est encore malade de l’Algérie, de son départ la queue entre les pattes, des assassins Massu, Bigeard, Aussaresses, de la hideuse trahison des harkis, de tout ce que la victoire aurait aisément caché et que révèle jour après jour la vieille défaite remâchée et recuite. La fierté d’être soi est directement indexée sur « la musique qui marche au pas » que conspuait Brassens. À musique en berne, moral en déconfiture. Moral et non pas morale, n’est-ce pas ? Les deux mots n’ont rien à voir l’un avec l’autre, un livre qui fait date vient opportunément nous le rappeler.

  • 1.

    Léon-Paul Fargue, « Dans la main de la France », texte qui clôt l’admirable recueil Refuges, 1942, rééd. Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1998, p. 185.

  • 2.

    Être « de gauche », à l’époque, ne vaccinait pas en effet contre le virus du nationalisme obtus. Voir Joël Roman : « Avant de devenir des défenseurs acharnés de l’Algérie française, puis de poursuivre leur combat aux côtés des ultras au sein de l’Oas, des gouverneurs de l’Algérie comme Lacoste et Soustelle viennent de la Sfio, voire de son aile gauche, et sont pénétrés des principes républicains » (« Identité nationale : parlons-en ! », dans Esprit, novembre 2007, p. 134).

  • 3.

    Bertrand Leclair, Une guerre sans fin, Paris, Maren Sell, coll. « Libella », décembre 2007.

  • 4.

    Pauvres poilus ! Les derniers sont heureusement morts, ou trop vieux pour lire la somme que l’Encyclopaedia Universalis a consacrée à la Grande Guerre. Pacifistes par expérience mais tout de même un peu patriotes, ils pourraient y lire, sous la plume experte de Jean-Jacques Becker, président du Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, que le conflit né en août 1914, simple enchaînement de circonstances futiles, conflit qui produisit côté français 1 300 000 morts et disparus et 3 000 000 de blessés dont 1 000 000 d’invalides (« Guerre et démographie », d’Olivier Faron, op. cit., p. 358-363), n’eut aucune cause logique et ne fut en somme imputable à personne (« Causes de la guerre », op. cit., p. 149-155). L’Inventaire de la Grande Guerre a paru en 2005.

  • 5.

    Il va de soi que ces atrocités étaient parfaitement équilibrées, côté algérien, par des atrocités semblables ou pires. C’est un des intérêts du livre de Leclair, qui bannit tout politiquement correct, que de mettre en lumière le processus de violence aveuglante et à la lettre d’ensauvagement créé par une terreur toujours mauvaise conseillère, terreur qui transforme un garçon normal en brute tortionnaire. Mais il montre aussi, dans des pages d’une grande finesse, que « les cœurs purs », comme chantait Jean-René Caussimon, y résistent parfois et qu’en somme s’il existe des froussards et des méchants, il y a aussi des bons, en tout petit nombre. Voir le personnage de l’ex-mécano d’Armentières Thierry Langellier le bien nommé, un des plus attachants du livre. Rappelons qu’à l’époque de la fin de la guerre d’Algérie, quand il était devenu politiquement correct d’affirmer à gauche qu’on avait toujours été pro-Fln, parler contre cette nouvelle doxa n’allait pas sans risque. Pierre Vidal-Naquet notait dans un de ses tout derniers entretiens : « J’ai d’ailleurs fait scandale en écrivant dans Esprit, au printemps 1962, un article sur les tortures infligées aux gens de l’Oas » (Europe, no 945-946, janvier-février 2008, p. 284).

  • 6.

    Ma grand-mère pied-noir, qui avait quitté l’Algérie en 1920, après avoir perdu son mari en 1918, berçait sans malice mon enfance française en chantant : « L’as-tu vue la casquette, la casquette/L’as-tu vue, la casquette du père Bugeaud/Si tu l’as pas vue, tu la verras/Elle est en Afrique/Si tu l’as pas vue, tu la verras/Elle est à Mustafa ! » Même pour cette pacifiste enragée, qui haïssait les militaires, ce salopard était devenu une sorte de Cadet-Rousselle.

  • 7.

    De la même façon, si Hitler avait gagné, qui en Allemagne se serait souvenu d’Auschwitz ? Et qui du Goulag en Union soviétique si Lénine et Staline, coauteurs de cette institution de salubrité publique, n’avaient pas eu pour successeurs des pleutres manquant de poigne ? Pessimisme, diront certains. Il est vrai que, deux siècles environ après les faits, une toute petite minorité d’Américains – ces lignes sont écrites à San Francisco – commence à envisager que les pionniers du Go west, young man ! ont peut-être été un peu impétueux envers les Indiens dont ils ont massacré les peuples, violé les femmes, volé les terres et séquestré les descendants dans d’abjects mouroirs appelés « Réserves ». La vérité a donc toutes ses chances. Il suffit, si le système auquel cette vérité a servi de fondement n’a pas fait faillite, d’attendre que la révélation de ladite inconfortable vérité ait perdu toute faculté de nuire à la pérennité du système, quel qu’il soit, pour qu’enfin elle surgisse comme la petite fille Espérance.