Pour le Japon meurtri
Comment les Japonais font-ils face à l’enchaînement des catastrophes depuis le tsunami du 11 mars ? Si la géographie du pays explique une grande adaptation historique aux risques naturels, il ne faut pas croire pour autant au cliché du fatalisme japonais. Mais comment la culture japonaise exprime-t-elle, dans le roman ou le cinéma, le sentiment de la fragilité du monde et de la précarité de toute chose ?
Amis japonais, je pense à vous.
Je pense à Yoshio Abe, le frère qui m’avait choisi, que je m’étais choisi dans les années lointaines du fulgurant décollage du Japon d’après-guerre, ces années 1963-1965 qui furent celles de notre long séjour à Tôkyô à ma femme et à moi, celles de ma rencontre avec le jeune spécialiste de Baudelaire et avec sa future épouse Fumiko Yosano, fille d’un des grands ambassadeurs du Japon.
« Est-ce que tu es complètement japonais », demande Emmanuelle Riva à Eiji Okada, dans Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais (1958). – « Complètement, je suis japonais », répond l’amant de la petite tondue de Nevers imaginée par Duras. Il répond cela sans forfanterie, mais avec une inébranlable certitude, et cela veut dire : je suis un homme comme tous les autres, qui fait l’amour avec une étrangère sans timidité ni suffisance, mais j’ai bien conscience d’être différent, oui, complètement différent.
Yoshio était complètement japonais. D’un sérieux absolu dans le travail intellectuel qui allait faire de lui le traducteur et le commentateur baudelairien par excellence. D’une exigence absolue dans le choix de ses amis et une fois ceux-ci élus d’une fidélité affective et critique absolue à leur égard. D’une fermeté absolue dans l’engagement citoyen et l’hostilité au militarisme qui avait conduit son pays dans l’abîme (je l’entends encore parler avec mépris d’un « Hiro-Hito, ce criminel de guerre ») mais d’une insoumission absolue envers le simplisme de l’american way of life, qui pesait si fort sur les jeunes générations nippones de ces années-là, vingt seulement après l’horreur atomique. Enfin, et là est le plus inattendu, malgré (ou peut-être bien à cause de) la formidable architecture mentale d’arcs-boutants éthiques et politiques qui le soutenait, il faisait preuve en toutes circonstances d’une capacité rare à manier l’humour le plus décapant à l’égard d’autrui, du monde et de lui-même, c’était un vivant joyeux et dynamique, toujours prêt à rire de ces importants que Julio Cortázar a appelés « Cronopes et Fameux ». On trouvait donc chez cet être unique un contraste permanent entre sens rigoureux du devoir, des obligations sociales, du service imposé par l’appartenance à une communauté (famille, pays, étudiants puisqu’il devint professeur d’université) et détachement surprenant des contingences, recul devant toute position de pouvoir, allergie aux préjugés de tous ordres.
Yoshio Abe est mort aujourd’hui hélas ! mais sa femme et sa fille sont bien vivantes, occupant à Tôkyô, dans le quartier de Setagaya, la maison construite sur le terrain possédé par M. Abe père, romancier à succès, homme affable et souriant, individualiste et humoriste lui aussi. Cette maison a résisté au tremblement de terre. Peu après la disparition de Yoshio, Fumi, qui est traductrice, poète et d’un bilinguisme sans faille ni accent, m’avait assuré que le corps subtil – appelons-le ainsi – de mon ami flottait toujours dans l’ensemble de l’espace familial, et pas seulement dans cet emplacement privilégié (sacré ?) du tokonoma où est posée l’urne contenant ses cendres. Je connais et j’aime suffisamment le Japon, cette terre instable où règne un agnosticisme faisant leur place aux fantômes, pour être assuré qu’elle dit vrai, et m’associer bien souvent en pensée à ce geste si simple et si émouvant de l’inclinaison de la tête et du buste que les Japonais destinent avec naturel au salut de leurs morts devant les autels shinto, les chaudrons des temples où brûle l’encens, le tokonoma intime où se reposent leurs lares, partout.
Geste de respect non de raideur, d’amour humain et non d’écrasement devant un quelconque Éternel qui n’existe nulle part, geste non monothéiste en somme, qui en ce moment même doit se pratiquer là-bas en tout lieu spontanément à l’adresse des « morts, les pauvres morts » et de leurs « douleurs », tous les innocents submergés de Sendaï et d’ailleurs.
Une endurance combative
Bien sûr, l’âme pure de Yoshio dont j’invoque la présence en hommage à la tragédie japonaise dont les conséquences imprévisibles vont peser à long terme sur l’avenir d’un des pays les plus attachants et, je le dis avec objectivité, un des plus intelligents de la planète, bien sûr tous les habitants du pays du Soleil-Levant aujourd’hui noyé dans les brumes n’en sont pas dotés. Il y a des Japonais méchants – ils ne l’ont que trop démontré –, il y en a d’idiots, sous la forme particulièrement virulente de l’employé modèle qui crèverait (qui crève effectivement) pour son patron avide et sans scrupule, pour tel chef de guerre abject et corrompu auquel se sacrifièrent au cours de l’Histoire médiévale et pendant la dernière guerre tant de samouraïs sans cervelle et de kamikazes sans espoir.
Mais enfin cette dévotion méprisable à l’autorité, ce culte, d’essence machiste, rendu à la discipline, force principale des armées fussent-elles racistes et pourries jusqu’aux moelles, ce qui est une de leurs pentes les plus naturelles, on les retrouve ailleurs qu’au Japon, n’est-ce pas ? Tandis que les vertus oxymoriques du sérieux et de la distance ironique, de l’attachement à une culture spécifique et du recul critique devant les impasses de cette même culture, au vrai je ne les ai vus fonctionner de concert que dans cet Extrême-Occident où le raisonnement le plus rigoureux s’inscrit sur fond d’incroyance en un ordre suprême et immuable du monde, comme chez les premiers Grecs (panta reï, tout s’en va), où la paysannerie conservatrice sait depuis toujours que les huit millions de kami des mers, du ciel, des volcans et des arbres ne sont bienveillants que par crises et par crises dévastateurs.
Il existe, en d’autres termes, une sagesse japonaise, paradoxale en ce qu’elle ne se fonde sur rien de solide sinon un corpus informel de règles de politesse sociale valables pour l’ici-maintenant, qui maintiennent dans ce pays une cohésion exceptionnelle bien que l’individualisme le plus affirmé s’y exerce dans le domaine du privé avec une particulière puissance (voir les romans de Haruki Murakami, qui sont la clé d’une compréhension intime et non biaisée de la singularité japonaise, par exemple Kafka sur le rivage, chef-d’œuvre traduit en français chez Belfond en 2006).
Car il ne faut pas croire que la résignation au pire soit inscrite dans les chromosomes japonais. Le temps viendra vite où l’accablement bovaryen (« C’est la faute à la fatalité ! ») cédera la place à une fureur dans la recherche des responsabilités qui est un autre aspect, et non des moins explosifs, du civisme nippon, si frappant pour les Occidentaux. Dans les années 1960 à 1974, la compagnie chimique Nihon Chisso Hiryô, pur produit d’une déréglementation capitaliste déjà déchaînée, déversa sans vergogne du mercure dans les eaux du port de Minamata (Kyûshû, l’île méridionale), déclenchant une horrible série de paralysies et de morts. Quatorze années de laxisme criminel et de tentatives effrontées des dirigeants locaux et nationaux pour nier puis dissimuler les dégâts, ce qui semble se reproduire aujourd’hui à une tout autre échelle. Minamata, c’était bien avant les affaires occidentales du même genre (sang contaminé, hormone de croissance, vache folle, Servier), toutes causées par une soif du profit qui ne connaît ni frontières ni cultures. Quand le scandale a éclaté, l’acharnement des activistes nippons à obtenir réparation – souvent dérisoire, il va de soi – pour les malheureux pêcheurs, leurs enfants transformés en monstres, leurs vies gâchées, a balayé dans les grandes largeurs la stupide réputation de fatalisme des Extrême-Orientaux.
Il est donc sûr que la société de production d’électricité Tepco, et le gang de politiciens et d’industriels véreux qui ont dû fermer les yeux moyennant bakchich devant l’installation d’un énorme complexe nucléaire au ras de l’eau, et cela dans le pays qui a donné son nom au phénomène apocalyptique appelé tsunami, ont du souci à se faire et que l’on souhaite vivement que la tradition antique et barbare du bushidô incite certains des responsables du désastre de Fukushima à se rappeler le livre magistral de Maurice Pinguet la Mort volontaire au Japon1 et à en tirer pour eux-mêmes les conséquences logiques.
Mais une fois dénoncée, puis châtiée l’aberration technologique intéressée dont les conséquences en termes de pollution nucléaire seront peut-être plus terribles que la désinformation médiatique pratiquée au Japon ne le laisse entendre, reste que la nature, dans l’archipel, est clairement plus violente qu’ailleurs et que, face à un gonflement de la mer atteignant quatorze mètres sur les côtes après un tremblement de terre assez puissant pour déplacer de près de trois mètres l’île (principale) de Honshû, on ne peut compter que sur la résilience de tout un peuple, résilience avérée par ailleurs et qui a quelque chose à voir avec ce que, faute de mieux, on peut appeler le caractère japonais.
Lors du grand séisme du Kanto en 1923, auquel l’ambassadeur Paul Claudel échappa pour cause de vacances en France (pour le converti et convertisseur frénétique, le dieu chrétien l’avait sûrement voulu), lorsque 40 000 Tokyoïtes « à abri » sur une même place, entourés par les flammes, furent brûlés vifs, les survivants hagards d’une calamité souterraine qui fit en tout 140 000 victimes s’en prirent aux Coréens immigrés dans la capitale et massacrèrent ces boucs émissaires. C’était une première forme, effroyable, de réaction à l’innommable. Mais que ferions-nous dans les mêmes circonstances – qui se produiront immanquablement un jour, au milieu d’une indescriptible pagaille dont la gestion de la plaisanterie de Tchernobyl a donné un avant-goût réjouissant ? Qui peut le dire est un prophète.
Cette fois-ci, en tout cas, au Japon la population rurale du Tohoku, cette région qui fut jadis terre de samouraï, aujourd’hui encore un des refuges les plus actifs des traditions et de l’artisanat ancestraux, a fait preuve d’un calme qui en a étonné plus d’un, et surtout d’un élan dans la solidarité et l’empathie à l’égard de l’autre qui peuvent en effet être considérés comme les qualités les plus spécifiques d’une nation.
Après la catastrophe
Le cinéaste classique qui a le mieux illustré cette propension à la bienveillance et au partage des ressources en réponse à une catastrophe globale, c’est assurément Kurosawa dans Ikiru (Vivre), son chef-d’œuvre de 1953. On avait trop vite pris, à l’époque (et moi le premier), le petit rond-de-cuir si génialement incarné par Takashi Shimura, que la révélation d’un cancer incurable de l’estomac transforme en ouvrier infatigable de l’assainissement d’un terrain vague dans le Tôkyô dévasté de l’après-guerre, pour un personnage christique, et soupçonné à cette occasion le réalisateur de Rashomon, marqué à jamais par le spectacle des cadavres amoncelés sur les rives de la rivière Sumida au moment du tremblement de terre de 1923, de sympathies pro-occidentales qui en auraient fait un artiste « peu japonais » à la différence d’Ozu et de Mizoguchi. Il s’agissait d’une erreur de perspective. La compassion admirablement pudique d’Ikiru n’est ni chrétienne ni bouddhique. Elle tient à la conscience viscérale, et bien peu occidentale, que ce monde-ci est transitoire et risque à tout moment de basculer dans le néant.
Qui croit profondément au « monde flottant », à l’impermanence constitutive de la fleur de cerisier, autrement dit de la beauté, que la première bourrasque de printemps effeuille et change en boue, celui-là, s’il est par ailleurs convaincu que le péché originel n’existe pas, et qu’il faut profiter de la vie tant qu’elle dure, loin de verser dans le cynisme du chacun pour soi, se portera au secours des autres éphémères qui l’entourent, escomptant à juste titre la réciproque en cas de coup dur.
Le plus japonais et le meilleur des cinéastes nippons actuels, Hayao Miyazaki, vieux senseï des studios Ghibli, nous a tout récemment offert un dessin animé prémonitoire, son dixième long-métrage, l’admirable Ponyô sur la falaise, tourné en 2007 et qu’on a pu voir à Paris en 2009. Le thème en est cette fameuse et redoutée « subversion du Japon » qui a d’abord été un livre best-seller dans ce pays où tout le monde est persuadé que l’archipel s’engloutira demain dans le Pacifique. Mais point de jîshin ou tremblement de terre, point de tsunami d’ampleur dans Ponyô, juste un typhon déclenché par la mauvaise humeur de certains kami déboussolés par l’immixtion involontaire d’un garçonnet amoureux dans leur petit monde querelleur. Le détail du scénario, au reste, importe peu. Si l’on met à part la splendeur esthétique de la description du typhon lui-même, de ses vagues vengeresses qui sont autant de poissons des profondeurs, des changements de couleur du ciel et de la terre sous l’impact des vents, ce qu’on retiendra ici, ce sont deux évidences.
D’abord l’énergie et la détermination dents serrées yeux ouverts de la jeune maman du héros, qui se bat contre les éléments avec ce courage particulièrement japonais, celui du désespoir lucide. Et puis, dès qu’à la tempête a succédé le retour du beau temps, ces barques chargées des réfugiés villageois qui avancent au-dessus des terres inondées. À l’avant leurs pilotes aux traits d’estampes, autour du crâne le bandeau serré qui signifie au Japon l’engagement dans une lutte (ainsi les participants aux cortèges syndicaux, aux résistances écologiques, sont-ils affublés), demandent avec douceur aux rescapés individuels s’ils ont besoin d’aide puis, sur leur réponse négative, filent chercher quelque bout de côte préservée où s’établir, où la vie pourra recommencer.
Les convictions bouddhiques personnelles de Miyazaki enfantent certes le personnage final de la Kannon Bosatsu, forme japonaise du compatissant Bodhisattva des mers qui a la beauté et le rayonnement maternel d’une fée (car au Japon les dieux principaux, d’origine indienne comme ici ou autochtone et shinto quand il s’agit par exemple du Soleil, sont des femmes, autre caractéristique unique à méditer de cette culture à nulle autre pareille). Mais l’intervention salvatrice de cette ultime dea ex machina n’abolit pas ce qui précède, cette inébranlable confiance en la perpétuation du combat de l’homme fragile contre la matérialité ambiante qui cherche à le perdre.
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Entre autres contributions sur la littérature et le Japon, Maurice Mourier a coordonné pour Esprit un dossier intitulé « Des Japonais parlent du Japon », février 1973.
- 1.
Maurice Pinguet, la Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984.