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Dans le même numéro

Pourquoi j'aimais Maurice Nadeau

août/sept. 2013

#Divers

La question mérite d’être posée. Car enfin voici un homme – il vient de mourir à cent deux ans, un bel âge en somme, une vie réussie très au-delà des limites usuelles, et pourtant nous autres, les soutiers de La Quinzaine littéraire, tous ou presque tous, nous sentons orphelins –, voici un directeur de journal qui a maintenu son titre un demi-siècle en faisant trimer bénévolement un certain nombre de plumes, je dis trimer parce qu’écrire un article honnête et exigeant pour « Maurice », eh bien ! c’était au moins huit jours de vrai boulot. Il fallait lire en profondeur X ou Y, relire souvent les œuvres précédentes, voire complètes, du même auteur, rédiger pour finir sans trop de couacs. Quelques critiques sérieux obéissent ailleurs à la même déontologie, mais le font-ils toujours pour des prunes ?

Au moins, me direz-vous, vous choisissiez vos textes et jouissiez d’une liberté royale pour produire vos comptes rendus. – Vous n’y êtes pas, bonnes gens ! Au sein du « Comité littéraire », noyau dur de l’entreprise, dont Nadeau avait choisi personnellement chacun des membres en juge souverain – l’autre « Comité », dit « de sciences humaines » fonctionnait peut-être un peu autrement –, c’était bien le patriarche qui sélectionnait les livres, présidait aux réunions, orientait la distribution des tâches : « Tiens, ça c’est pour toi, tu vas aimer… »

Fichtre ! nous étions donc ses esclaves consentants ? Oui, en un sens, et ne croyez pas que ces « devoirs », qu’il avait distribués selon son bon plaisir, il en acceptait toujours le résultat sous forme d’article. Bien des « papiers » restaient « dans le tiroir » et, même si je connais des cas, le mien par exemple sans nulle vanité, où la chose ne s’est jamais produite, comme il est étrange de constater que les recalés se retrouvaient rue Saint-Martin, à la séance suivante, fidèles au poste et gais comme des pinsons (pas toujours) ! Une sacrée bande de masos, pas vrai ?

On ne serait pas en peine de trouver des charismes grotesques. Celui du petit caporal qui vient tirer l’oreille de ses grognards et, cœur de pierre, parvient à les persuader de son infinie bonté et mansuétude. Nadeau n’était pas ce genre de chef de guerre, fi donc ! Les allergiques à l’autorité, dont je fais partie, n’y auraient pas tenu un quart d’heure. Il est des charismes dégoulinants, quand not’ bon maître sait flatter l’ego de ses ouailles par l’onction du compliment, le plus souvent hypocrite mais qu’importe, nous sommes si fats ! Rien de ces blandices insupportables chez Nadeau, cet expert ès écritures qui manifestait rarement sa satisfaction, ou alors par une brève mimique assez drôle, le pouce levé en l’air, le rictus entre jovialité et étonnement, et quel plaisir intime que de se savoir ainsi distingué, une seconde, par l’éditeur de Lowry, l’ami de Beckett, le découvreur de Perec !

Le secret gît là, à n’en pas douter, un secret à décrypter cependant. Nadeau n’avait en effet à peu près rien en commun avec l’éditeur lambda, j’en ai rencontré suffisamment d’autres que lui pour l’affirmer hardiment. Sans négliger tout à fait ce que Prévert appelle « la délicate question d’argent » – comment l’aurait-il pu, n’ayant aucune fortune –, il ne se laissait jamais guider par elle dans ses choix éditoriaux, mais le plaisir sans mélange de lire de la bonne littérature, c’est-à-dire de découvrir un objet comblant son sentiment du beau (et non pas un recueil d’idées, même originales, mais roulées dans un sac sans couleur ni forme), telle était son affaire. Le plaisir de lire constituait son unique loi.

Maurice Nadeau avait tout du lecteur boulimique, et néanmoins pas le moindre préjugé de lecture, particularité rarissime. Ancien résistant auquel Pascal Pia et Combat avaient mis le pied à l’étrier après la guerre – il abandonnait ainsi pour les aléas du journalisme intellectuel la sécurité d’une carrière de professeur –, il admirait pourtant Céline parce que cet antisémite répugnant n’en est pas moins un des romanciers majeurs du xxe siècle, bravait la censure bigote en défendant publiquement la furia écrivante d’Henry Miller, conservait entière, dans le même mouvement de sincérité critique, sa dévotion à l’égard de Flaubert, modèle de langue épurée mais plus bourgeois que démocrate malgré son amitié pour George Sand.

Devrait-il exister de grands (disons plutôt riches) éditeurs – lui, malgré sa pauvreté, fut un des plus grands – sans appétit immodéré des textes ? Ô paradoxe, l’éditeur inculte reste moins rare que son contraire. Nadeau, lui, ne publiait des livres que par amour de consommateur de livres. Cela signifie aussi et surtout que cet inventeur de textes pratiquait l’édition avec pour règle première le respect de l’ouvrage lu.

Il ne manque pas non plus d’éditeurs qui croient que leur relative familiarité avec les mots les autorise à transposer en France l’editing à l’américaine, ou tripatouillage éhonté du livre encore manuscrit. L’exemple caricatural de cet abus de pouvoir serait fourni par ces arrangeurs (ou arrangeuses) qui prétendent « accoucher » le romancier en lui soutirant, aux fins d’« améliorations » prétendues, sa copie page après page. Nadeau était un éditeur tout opposé, et je possède là-dessus un témoignage précis, celui d’un manuscrit offert à son jugement un 23 décembre, auquel fut répondue dès le 5 janvier une carte portant ces trois seuls mots, tracés comme il se doit à la main : « Bon pour publication. » Maurice Nadeau le disait, l’éditeur d’un inconnu détient sur ce dernier un pouvoir exorbitant et légitime, celui de dire non, mais en aucun cas ne dispose du pouvoir discrétionnaire de déposer ses propres ordures dans les sillons de l’écriture d’autrui.

C’est pourquoi il préférait nous inciter, à La Quinzaine, à exposer clairement, et si possible en bonne langue, les raisons pour lesquelles nous avions aimé un livre. La critique négative, qui aurait dû frapper les trois quarts de la production que des éditeurs dépourvus de formation et de goût déversent à longueur d’année sur la paillasse des journaux – le nôtre tente de survivre, en ce moment même, à la disparition de son fondateur –, Maurice Nadeau l’a refusée avec constance, au grand dam peut-être de son « voiturin à phynances », car la méchanceté fait vendre.

Faut-il donc savoir éditer comme lui, par empathie et respect devant l’art, autrement dit aider la beauté formelle à surgir là où elle le doit, sans a priori autre qu’esthétique, faut-il ce culte solitaire du texte pour dépasser le journalisme éphémère et décevant ? J’en suis convaincu désormais, et c’est à « Maurice » le charmeur, le pudique, le bourru sensible, l’amoureux des lettres et l’ami fidèle des écrivains que je le dois.