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Dans le même numéro

Les ressources de l'esprit critique protestant

Le protestantisme n’a cessé de produire un double mouvement critique, interne au christianisme et à l’Église mais aussi culturel et politique. Que peut-il encore apporter ?

Au moment où la construction de l’Europe (par-delà la simple Union européenne1) n’est plus seulement une question politique, économique ou monétaire, mais un enjeu culturel au long cours, un problème, finalement, de « civilisation », il est normal de revenir sur ce qui a fait de l’Europe ce qu’elle est. Nous évoquerons ici le rôle du protestantisme. Sur le mode historique, d’abord. Quelle place les protestants ont-ils joué dans la culture – et notamment dans la culture religieuse critique et dans la sécularisation ? Quel fut leur rôle dans la construction des concepts de liberté et d’individu2 ?

D’un point de vue philosophique et théologique ensuite, tant il est vrai qu’on ne saurait abandonner aux seules sciences descriptives ou historiques la question fondamentale de la sécularité (le caractère séculier du monde moderne) et des nouveaux aménagements du religieux qui ont lieu sous nos yeux : comment comprendre la vitalité et la portée de l’esprit critique du protestantisme dans l’espace public national et international européen ? Mais aussi comment sortir des impasses théoriques des anciennes théories de la sécularisation, avec, souvent, le fond de laïcisme assez dogmatique qui les caractérise ? Selon moi, il faudrait en effet parvenir à une conscience de soi et une éthique européennes réellement ouvertes au questionnement de l’autre et à la pluralité des idées, des convictions et des modes de vie. Pour parler comme Benoît XVI, mais sans tomber dans l’excès – et les pièges – de certaines de ses déclarations, nous devons surmonter le relativisme doctrinal et éthique.

Nous y parviendrons à condition de ne pas confondre avec ce relativisme le pluralisme démocratique et le conflit légitime des interprétations du monde et de l’existence. Pour « revisiter l’universel3 », il est nécessaire de penser aussi la place des religions dans l’espace public. Un « consensus par confrontation » n’est possible que si chaque pensée et chaque religion, en tant qu’elle pense, agit et vit, a le droit et la chance de se dire et de se manifester publiquement, sous ses formes de conviction, de ritualité et d’engagement substantielles, sans devoir mettre sous le boisseau ses croyances et ses pratiques les plus essentielles. Bref, c’est bien d’une révolution des concepts de sécularité et de laïcité qu’il est question. L’objectif n’est pas de retomber dans les ornières de la théopolitique autoritaire et univoque, mais de repenser l’interpellation permanente et l’articulation fine des idées, des croyances, des mœurs, des pratiques et des dispositifs juridiques ou politiques.

Le protestantisme, du moins dans ses modèles théoriques les plus créateurs, a tenté de penser cette nouvelle donne. Nous aimerions rappeler ici quelques aspects des problématiques en jeu, avant de baliser notre propre espoir pour demain.

Du xvie au xxe siècle, le « principe protestant », pour parler comme le grand théologien Paul Tillich (1886-1965), n’a cessé de produire un double mouvement critique, interne au christianisme et à l’Église, d’une part, externe, c’est-à-dire culturel et politique, d’autre part.

Une « théologie express » peut esquisser ces trajectoires complexes et entremêlées de la foi protestante et de l’esprit critique, en échappant au Charybde des fondamentalismes religieux et au Scylla des athéologies agressives et rudimentaires.

Les réformateurs

Lucien Febvre, dans un livre justement célèbre dont la première édition remonte à 1927 mais dont il ne cessa d’assumer la thèse centrale dans les préfaces de ses rééditions en 1944 et 1951, a montré le malentendu persistant entre Luther (1483-1546) et la France des Lumières : Luther fut certes, peut-être plus que tous dans la Réforme, le héraut de la liberté chrétienne, mais cette liberté rompait aussi bien avec la liberté politique des Anciens qu’avec la liberté de conscience et le sens critique des humanistes et de ceux qui, dans la modernité, s’inscriront à leur suite4. La liberté de Luther était une libération de la liberté – et il ravivait en cela le geste critique de l’apôtre Paul dans Galates 5 : une déconstruction sans merci de l’autonomie moderne (incarnée par Érasme), une sollicitation biblique radicale en faveur d’un salut libérant par la foi seule, en faveur d’une justification anarchique, loin de tout humanisme conciliant. Febvre reconnaissait ainsi l’écart infini entre ces deux visions du monde ; on sent bien à le relire, 80 ans après, à quel point ces vieilles lunes, au fond, répugnaient à l’historien français.

Ni vraiment réformateur, ni chantre de la raison ou du libre arbitre, mais adossé à des convictions théologiques d’un autre âge, adepte borné du serf-arbitre, de la prédestination et de la justification par la foi seule venant détrôner la morale naturelle et l’orgueil fou des œuvres, Luther, en son « luthérisme » (un néologisme de Febvre qui n’a, semble-t-il, guère laissé de traces), a perdu la bataille : le luthéranisme institutionnel l’a emporté, avec ses installations ecclésiastiques et ses nouveaux conformismes, ceux que, plusieurs années avant Febvre, Ernst Troeltsch avait relevés, n’hésitant pas à voir Luther enfermé dans les schémas de pensée médiévaux et incapable, de ce fait, d’anticiper le sens critique et la liberté des Modernes.

Les défenseurs de Luther, qu’ils soient luthériens ou simplement persuadés de la profonde originalité de Luther au sein même de la Réforme protestante – ainsi plusieurs théologiens réformés en France et en Suisse –, ne se sont pas fait prier pour suggérer à quel point ce jugement à l’emporte-pièce de Troeltsch passait à côté de la pensée de Luther. D’autres, plutôt portés sur le libéralisme théologique, n’ont semblé pouvoir choisir qu’entre le refus de l’intolérance de Luther (intolérance politique et éthique lors de la Guerre des paysans, ou dogmatisme religieux et philosophique contre Érasme, par exemple) et l’idéalisation de ses actes de protestation (le fameux « Je ne puis autrement » de la Diète de Worms : « Révoquer quoi que ce soit, je ne le puis, je ne le veux. Car agir contre sa conscience, ce n’est ni sans danger, ni honnête », cité par L. Febvre, p. 117). En des pages éblouissantes, Febvre soulignait l’idéalisme et l’intransigeance de Luther : « Luther est allé à Worms comme on marche au feu » (p. 115). Mais que tout soit bien clair : « Luther ne fut jamais “un libéral” : le mot même, prononcé à propos de lui, pue l’anachronisme. » Et Febvre de citer la belle formule de Will, dans son étude de 1922 sur la liberté chez Luther :

Sa conscience était bien moins hantée d’un désir d’émancipation que d’un besoin d’obligation intérieure5.

On aurait su mieux signaler le paradoxe profond qui sépare ici la vision luthérienne de la liberté, ce « principe de la piété », de la conception moderne de l’esprit critique. Mais l’origine de ce colossal malentendu, avec la cohorte de déceptions qu’il devait produire au cours des siècles ultérieurs, n’est pas d’un intérêt mineur. Car enfin, la posture héroïque et flamboyante de Worms, ce magnifique Ich kann nicht anders (« je ne puis autrement »), n’a pas inspiré pour rien le pasteur ardéchois Pierre Durand et sa sœur Marie Durand, la célèbre prisonnière de la Tour de Constance, à Aigues-Mortes, dont la résistance dura de 1730 à 1768, ni tant d’autres héros de l’histoire protestante, jusqu’à Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), Martin Luther King (1929-1968) ou les adversaires résolus de l’apartheid en Afrique du Sud. La libération spirituelle, tout intérieure, exemplifiée et déclenchée par Luther, a bel et bien généré, par-delà les raidissements du Réformateur et du luthéranisme historique, et grâce à l’expansion qu’ont su lui donner, à la suite de Calvin ou de Wesley notamment, les courants les plus sociaux du protestantisme, des gestes et des réflexes de protestation, qui jamais ne se limitèrent au cercle étroit de la piété, mais ne cessèrent d’apposer leur marque sur le terreau dramatique de l’histoire, du politique et de la pensée.

Ce paradoxe de la généalogie luthérienne de la liberté prit ainsi, au cours du temps, deux voies distinctes, l’une dans le champ de la critique, l’autre dans celui de l’agir. Luther ne craignait pas, avec sa rudesse et sa grossièreté, d’invectiver la raison comme une putain (die Hure Vernunft). Mais en même temps, sa véhémence et sa fraîcheur herméneutiques, à force de subvertir le sens des textes bibliques – ajoutant une épithète exclusive à la justification par la foi, devenue « seule » source de la vie et de l’action des croyants ! –, amplifièrent, presque malgré elles, la diffusion de la rationalité critique. On le verra bien, à quelques siècles de distance, avec la manière dont Pierre Bayle et Karl Barth (1886-1968), si différents, surent moudre de manière provocante, en modernité, le grain de la liberté chrétienne, conjuguant distance critique, examen sans concessions des idéologies, diagnostic du temps présent et maintien de la sève évangélique.

Juriste de formation, Jean Calvin (1509-1564), auteur d’une étude de jeunesse sur le Traité de la clémence de Sénèque l’Ancien, proche de l’humanisme lettré de Lefèvre d’Etaples, a joué un rôle majeur pour orienter et canaliser en quelque sorte la radicalité luthérienne vers une synthèse plus équilibrée. À long terme, le courant calvinien a porté du fruit, ouvrant des pistes de libération économique et de responsabilité sociale et politique6.

On a trop souvent opposé, en francophonie, le conservatisme de Luther et le progressisme de Calvin, sans voir que sur l’essentiel, Calvin suit Luther dans sa libération de la liberté. Le mérite de Calvin fut de donner à cette libération plus d’ampleur au plan social et public. Cela ne doit pas occulter certes les antinomies de Calvin, pris dans les contradictions de son temps et dans son combat prioritaire contre l’Église romaine.

Il n’empêche que Calvin, à l’instar de Luther, sut discerner les pièges immanents à la posture réformatrice, jamais aussi pure et cohérente que le voudrait une idéalisation à caractère hagiographique. Les anabaptistes, ces protestants extrémistes, pressés d’assister à la venue du Royaume de Dieu sur terre, dans les mœurs comme dans les cœurs, servirent ici de repoussoir. Ils obligèrent Luther et Calvin à exercer leur esprit critique au cœur même de la théologie et de la piété. Mais l’ennemi n’était pas qu’extérieur. Il sommeillait aussi au cœur de la Réforme et de ses adeptes. Jamais les réformateurs et leurs héritiers ne pourront cesser d’interroger leurs propres dérives. Leurs querelles intestines au cours des siècles furent sans cesse des occasions de rester vigilants, de ne jamais dissocier l’esprit de l’Évangile de l’esprit critique et du discernement rationnel.

Pierre Bayle

L’attitude de Pierre Bayle (1647-1706), bien mise en évidence par Olivier Abel7 et par Hubert Bost8, est à cet égard très remarquable, également en ceci qu’elle détonne par rapport à une généalogie trop simpliste du protestantisme. Dans son fameux Dictionnaire historique et critique de 1696-1697, l’accent est bien davantage placé sur la nécessité de débusquer les erreurs que sur la prétention insensée de cerner la vérité dans sa plénitude. Cette conception négative et critique de la vérité apparaît très clairement dans les articles sur les manichéens et sur Pyrrhon, ainsi que dans les débats qui s’en sont suivis chez les coreligionnaires réformés de Bayle ; ils obligèrent en tout cas ce dernier à des compromis lors de la deuxième édition de 1702. Le scepticisme historique foncier de Bayle s’y révèle, mais aussi, à l’opposé de tout scepticisme doctrinal, sa conviction inoxydable que de vrais chrétiens et des théologiens avisés n’ont rien à craindre des flèches de la critique, vu que la perspective de la foi, essentiellement transcendante, échappe aux objections fondées dans l’immanence.

Le débat sur le scepticisme et le pyrrhonisme de Bayle est intense et complexe. Certains auteurs ont tendance à tirer Bayle du côté de l’athéisme ou d’un scepticisme si radical qu’il en dissoudrait la sincérité croyante de sa pensée.

Face à un tel paradoxe, écrit par exemple Antony McKenna, Bayle aura recours au fidéisme et au mystère : la foi implique un scandale inexplicable par la raison. Bayle se tourne vers le pyrrhonien, et souligne tous les « avantages » que la théologie peut attendre d’une philosophie de l’incertitude. En effet, comme Bayle l’explique complaisamment par la bouche d’un abbé désigné comme un « bon philosophe », les mystères chrétiens de La Trinité, de l’Incarnation, de la Transsubstantiation détruisent nos notions élémentaires d’unité, d’identité, de personne, de substance, et, du côté moral, le mystère du Péché originel et l’existence du Mal détruisent nos notions élémentaires de justice, de bonté et d’honnêteté. Le pyrrhonisme nous réduit à douter s’il existe un corps et un esprit et à admettre que nous n’avons que des idées relatives du juste et de l’honnête. Cette philosophie d’élite nous réduit ainsi au non-sens : tout discours rationnel devient impossible, et c’est en ce sens, affirme Bayle, qu’elle nous prépare à la foi : « C’est un grand pas vers la Religion chrétienne que nous attendions de Dieu la connoissance de ce que nous devons croire, & de ce que nous devons faire : elle veut que nous captivions notre entendement à l’obéissance de la Foi » (Pyrrhon, rem. C9).

Contrairement à ce qu’insinue ici McKenna, je suis d’avis que l’inclination indéniable de Bayle au scepticisme demeure essentiellement critique, historique et déconstructrice, mais qu’elle ne s’attaque nullement à la substance de la foi. De ce point de vue, sa déconstruction, loin d’être radicale, ne prépare pas plus Nietzsche que Marx, mais annonce davantage les thèses de l’exégète et herméneute luthérien Rudolf Bultmann (1884-1976), dont la « démythologisation » des textes bibliques suppose un reste de « kérygme » (ou message) évangélique, inaccessible à la critique. Elle reste, sur ce point, exposée au soupçon moderne d’immunisation. Comme le montre la recherche la plus récente, Bayle est ouvert à l’exégèse critique, mais refuse l’idée d’un christianisme rationnel10.

C’est sans doute en cela qu’elle fascine aussi bien les protestants du dedans, avides de rationalité critique au nom même de la sauvegarde d’une foi aux conséquences raisonnables, que les adeptes de la critique externe, conscients des limites idéologiques de leur propre démarche. Comme le disait Bultmann, « il n’y a pas d’exégèse sans présupposition » ; il n’y a donc pas non plus, ajouterons-nous, de rationalité critique sans présupposé philosophique. La neutralité axiologique a ses limites, qui tiennent à l’engagement même du penseur et du savant. L’attitude critique est immanente à la pensée comme le doute l’est à la foi.

Les articles de Bayle sur Luther et Calvin témoignent de cette même attitude de détachement critique : il débusque les contre-vérités de la polémique anti-protestante sans rien céder pour autant aux tentations hagiographiques internes au protestantisme. Un espace de liberté est ainsi ouvert, à égale distance des orthodoxies (représentées par Rome mais aussi, à l’intérieur, par le pasteur Pierre Jurieu, 1637-1713) et de l’indifférence.

Le butin de Bayle sur la pensée et la théologie des réformateurs est mince, mais tel n’est visiblement par son but. Apologète ironique et décidé des réformateurs, il pourfend les procès d’intention intentés à Luther, coupable d’avoir soutenu la bigamie du Landgrave de Hesse Philippe, ou de s’être acoquiné avec les astrologues de son temps – ce qui, on le sait et on s’en doute, aurait pu flatter le narcissisme avéré du moine augustin. De même, il pourchasse les coups bas portés à Calvin. Ce faisant, il « déconstruit », comme dit Hubert Bost, la prétendue objectivité du catholicisme, dont il dévoile le perspectivisme foncier. Il nous fait ainsi entrer, à sa manière, dans le paradigme d’un esprit critique dont la férocité et l’acribie n’excluent jamais la conviction.

Le regain d’intérêt porté à Bayle paraît donc s’expliquer par sa synthèse incomparable et introuvable de scepticisme historique, de sérénité doctrinale et d’ironie décapante. Un espace est ainsi dégagé pour un protestantisme critique, à la fois souverain et fragile, parce que conscient des limites de sa « prouvabilité ». On ne pourra lire les modernes et les contemporains qu’en gardant à l’esprit ce détonnant mélange de détachement et d’attachement, d’engagement et de distance critique, qui prévient Bayle, et souvent le protestantisme à sa suite, des excès inverses du dogmatisme et de l’indifférence.

On comprend dès lors les liens qui relient le geste déconstructionniste d’un Bayle avec celui de la critique historique de la Bible, exactement contemporaine : un Richard Simon (1638-171211) et un Spinoza (1632-1677), auquel Bayle ne cesse de préférer Simon, plus attentif à sauvegarder le dépôt de la foi et moins rationaliste. Dans son article sur Spinoza, Bayle abandonne tout soudain sa prudence méthodologique et sa réserve, observables si facilement dans ses articles sur Luther et Calvin. Ici, et même si l’athéisme de Spinoza ne saurait devenir un motif de critique, Bayle donne libre cours à son aversion : ni le monisme de la substance, ni la rationalisation de Dieu ne trouvent grâce à ses yeux12. La déconstruction, heureusement, n’exclut jamais la conviction.

Ouvertures sur l’Europe plurielle : l’esprit du protestantisme et l’éthique européenne

Les liens entre protestantisme et esprit critique sont donc très profonds, mais ne doivent pas nous conduire à une reconstruction idéalisante, causale et continue, de leur émergence. Les hésitations assumées de Bayle sont à cet égard révélatrices, à trois siècles de distance, du destin de la pensée protestante : jamais le « principe protestant » mis en exergue par Tillich ne se laisse élever au rang d’un fondement substantiel intangible. Il n’y a pas de cercle insécable et harmonieux entre le principe critique et la substance doctrinale du protestantisme. Ce scepticisme méthodique doit être pensé jusqu’au bout.

Mais revenons à notre question initiale. L’« esprit du protestantisme », réalisé sous la forme d’un principe critique permanent non dénué d’affirmation et de substantialité, fait-il nombre avec l’esprit et l’avenir d’une Europe à la fois libérale et dynamique, pluraliste et engagée ?

L’enjeu, on l’aura compris, n’est pas de défendre l’originalité absolue, la singularité unique et la solitude hautaine du protestantisme, alors même que son expression historique et sociologique ne cesse de se diffracter en des formes flexibles et incertaines. L’essentiel est de comprendre ensemble, dans la société complexe qui est la nôtre, que le principe protestant dont parlait Paul Tillich pourrait représenter une chance pour la démocratie, sans que cette dernière ait à craindre une quelconque infiltration des esprits ou des cœurs par un levain sectaire.

On ne considérera pas non plus, sur un mode chagrin cette fois, que cet esprit critique engagé, si singulièrement agencé en protestantisme, n’ait fait que se dissoudre au contact de l’histoire et de la laïcisation galopante. Un hégélianisme de pacotille pourrait, certes, nous conduire à penser que la seule force et le seul destin du principe protestant, en regard d’une substance catholique sans cesse menaçante et d’un laïcisme exacerbé, seraient de se fondre dans la société et donc de disparaître en un discret triomphe. Le grain, en mourant, se multiplierait en nourritures terrestres d’autant plus solides qu’elles demeureraient occultes.

Ce serait une erreur de diagnostic et de stratégie que de croire terminé l’esprit du protestantisme, comme c’en serait une d’en craindre l’influence insidieuse ou d’en trop espérer. Le temps n’est plus, ici, aux prophéties irresponsables, pas davantage sur le marché électoral en ébullition que dans la perspective d’un illuminisme eschatologique sans rapport avec la sobre espérance d’un royaume de paix : « Cette espérance doit être éduquée par la patience, sinon elle se transforme très facilement en fanatisme ou en cynisme13. » Le théologien méthodiste Stanley Hauerwas (né en 1940) n’est pas si loin, avec un tel appel au moyen terme de la patience, de la sagesse de Luther appelant à planter un arbre au moment de l’apocalypse, de la sobre militance calvinienne ou des craintes du jeune Karl Barth envers un socialisme religieux emporté par son enthousiasme à se prendre lui-même pour l’avènement du divin14.

Principe critique, l’esprit du protestantisme ne cesse de s’appliquer à lui-même l’exhortation à une vigilance synonyme de modestie et de patience. Champion dans l’art de débusquer les idoles et les idéologies, il demeure attentif au pouvoir « démonique » (Tillich) – aux ambivalences, en termes moins dramatiques – qui œuvrent également en son sein, tantôt le poussant à l’orgueil, tantôt l’inclinant à la résignation. C’est ainsi sans doute qu’il continue à produire des fruits de responsabilité citoyenne et de discernement critique dans une Europe trop souvent démobilisée et désorientée.

  • *.

    Faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Lausanne, Suisse.

  • 1.

    C’est un Suisse romand, européen convaincu, protestant cosmopolitique et œcuménique, qui écrit ici … Pour moi, le Conseil de l’Europe et la civilisation européenne transcendent le périmètre instable et incertain qui, de la zone euro à l’Europe politique élargie, semble actuellement hésiter entre l’horreur bureaucratique, la crainte des idées et des croyances multiples et la pusillanimité politique.

  • 2.

    « On notera comme un moment important la critique exercée, au sein même du monde chrétien, notamment par Luther et Melanchthon, à l’encontre du monachisme, un peu comme saint Benoît avait lui-même développé en son temps une critique de l’érémitisme au profit de la forme monacale », note finement Jean-Marc Ferry, De la civilisation. Civilité, légalité, publicité, Paris, Le Cerf, 2001, p. 74. Noter la contribution protestante ne signifie pas en exagérer l’originalité et en venir à occulter les postures critiques des époques antérieures. C’est dans le même sens que j’ai développé mon programme d’une généalogie critique et reconstructive de l’éthique protestante, voir Denis Müller, l’Éthique protestante dans la crise de la modernité. Généalogie, critique, reconstruction, Paris/Genève, Le Cerf/Labor et Fides, 1999 ; Jean Calvin, puissance de la loi et limite du pouvoir, Paris, Michalon, 2001.

  • 3.

    Selon l’expression de Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité post-nationale, Paris, Le Cerf, 2005, p. 105 sq., dont je reprends aussi les expressions suivantes dans le texte.

  • 4.

    Lucien Febvre, Un destin. Martin Luther, Paris, Puf, 1968. Les chiffres entre parenthèses dans le texte renvoient à cette édition.

  • 5.

    R. Will, la Liberté chrétienne, étude sur le principe de la piété chez Luther, Strasbourg, 1922, p. 161, cité par L. Febvre, Un destin …, op. cit., p. 119.

  • 6.

    Sur les effets politiques à long terme de cet héritage, voir Roger Mehl-Denis Müller, « Politique », dans Pierre Gisel (sous la dir. de), Encyclopédie du protestantisme, Paris, Puf, 2006 (2e éd. revue, corrigée et augmentée), p. 1073-1090.

  • 7.

    « La suspension du jugement comme impératif catégorique », dans Olivier Abel et Pierre-François Moreau (sous la dir. de), Pierre Bayle : la foi dans le doute, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 107-129.

  • 8.

    Hubert Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006.

  • 9.

    Voir « Bayle et la superstition », 1996, http://www.lett.unipmn.it/~mori/bayle/papers/McK_superst.html

  • 10.

    Voir Yves Krummenacher, « Pierre Bayle et Richard Simon », dans Mémoires d’Écriture. Hommage à Pierre Gibert, Paris, Lessius, 2006, p. 172-186.

  • 11.

    Voir Y. Krummenacher, « Pierre Bayle et Richard Simon », art. cité.

  • 12.

    Il est étonnant que Bayle n’ait pas consacré d’article à Richard Simon. Dans un des quinze renvois qu’il fait à sa fameuse Histoire critique du Vieux Testament, Bayle note ceci : « Un savant Critique François a beau se servir de termes respectueux, on ne laisse pas de connaître qu’il méprise de tout son cœur les commentaires de saint Augustin sur l’Écriture » (voir art. « Saint Augustin », I, 393, et la note G).

  • 13.

    Voir Stanley Hauerwas, le Royaume de paix. Initiation à l’éthique chrétienne, trad. fr., Paris, Bayard, 2006, p. 188 sq. (trad. légèrement modifiée).

  • 14.

    Voir Denis Müller, Karl Barth, Paris, Le Cerf, 2005.