Downing Street, ou le sport par d'autres moyens
On comprend mal la politique britannique si l’on oublie que de l’autre côté de la Manche et pour paraphraser Clausewitz, la politique n’est que le prolongement du sport par d’autres moyens. Voilà qui explique la confusion qui a régné à Londres à la suite du scrutin législatif du 7 mai 2010, où aucune des deux équipes – pardon, partis – n’a gagné la partie – pardon, obtenu la majorité absolue lui permettant, dès le lendemain, de prendre à lui tout seul la direction des affaires.
En Écosse et au pays de Galles, les coalitions sont devenues la routine pour les exécutifs locaux suite à l’introduction d’une dose de proportionnelle et de panachage dans le mode de scrutin régional. Cette innovation se trouve consacrée par l’architecture même des parlements locaux qui, à Édimbourg comme à Cardiff, se réunissent dans des hémicycles ultramodernes – au lieu de siéger comme à Westminster dans des travées opposées d’où les deux camps se renvoient la balle.
L’antagonisme et l’esprit du jeu
À l’échelle nationale, les députés britanniques sont élus au scrutin majoritaire à un tour. Le système remonte au xiiie siècle, quand les difficultés de communication auraient découragé les électeurs (féodaux) de se déplacer pour un second tour. Injuste dans son principe (on peut être majoritaire dans les urnes sans l’être à la Chambre, et inversement), ce système expéditif garantit pourtant transparence et stabilité. Il est si bien ancré dans les mœurs que dans les rares cas où les candidats se retrouvent à égalité de voix le soir du scrutin, le vainqueur est désigné par tirage au sort, et non par un fastidieux second tour, et nul ne trouve à y redire. Le sport et la fortune du jeu…
Trop simpliste et brutal vu de France, le scrutin majoritaire à un tour correspond fort bien à la structure mentale sportive qui continue à dominer la vie politique outre-Manche, avec sa morale du fair play (le jeu à la loyale). Les divisions partisanes se ressentent encore de la structure de classe de la société britannique : ouvriers, aristocratie et bourgeoisie, professions… libérales. On vote pour une couleur, pour un chef, pour une équipe et pour un programme. Le Premier ministre est le chef du parti qui dispose à la Chambre d’une majorité pour gouverner. Les membres de son cabinet fantôme prennent chacun, d’un jour à l’autre et pour un an au moins, la tête du ministère qu’ils avaient la responsabilité de « doubler » lorsqu’ils siégeaient dans l’opposition. La Chambre Haute ne peut s’opposer aux projets de lois qui figurent explicitement au programme du parti porté au pouvoir, puisqu’ils ont toute la légitimité qui s’attache au vote démocratique.
Un chef, une équipe, un programme, appuyés par un parti bien soudé, le tout indivisible et bien tranché : voilà le contrat qui donne sa légitimité au pouvoir exécutif outre-Manche, et il n’est pas question d’y changer un iota au lendemain du scrutin. On est bien loin des accommodements à la française. C’est ce bel ordonnancement qu’est venue bouleverser la défaite des trois principaux partis le 7 mai : recul attendu des travaillistes après 13 ans à Downing Street, recul moins attendu des libéraux démocrates, et incapacité des conservateurs, à 25 sièges près, d’obtenir la majorité absolue leur donnant toute liberté pour gouverner. D’où la décision, inévitable mais scabreuse en temps de paix, de former une coalition entre la majorité relative conservatrice et la minorité libérale démocrate, dont les programmes n’étaient que faiblement compatibles (la seule coalition conservatrice libérale de l’histoire du pays s’était formée à la fin du XIXe siècle pour tenter de régler la « question d’Irlande »).
Ce qui va de soi à Paris paraît hors jeu à Londres. C’est qu’outre-Manche le mode de scrutin ne se prête guère, comme le font les deux tours successifs en France, à ces majorités « à tiroirs » qui voient les petits partis périphériques finir par se rallier presque automatiquement aux deux qui dominent l’un la droite, l’autre la gauche, puisqu’ils en partagent la position de fond. Outre-Manche, sport oblige, les maillots rouges et bleus, et les supplétifs jaunes, s’opposent de manière frontale, pendant la campagne comme par la suite de part et d’autre du gazon – pardon, des travées vertes de la Chambre des communes. Le cabinet fantôme y siège au premier rang des bancs de l’opposition, face au cabinet au pouvoir. Pour plus de clarté, on vote depuis toujours par discession : les travées du gouvernement débouchent, au moment du vote, sur la porte des « oui », celles de l’opposition sur la porte des « non », et malheur à qui « traverse le parquet » pour marquer – pardon, voter – contre son propre camp !
De nouvelles règles ?
Ce système antagoniste (adversarial) rend peu plausibles, pour l’électeur britannique et quelques jours après des débats télévisés sans concession, les sourires et poignées de mains publics qui scellent la coalition. En l’occurrence, celle-ci menace la cohésion interne des deux équipes qui y participent – elle ne fait guère l’unanimité parmi les parlementaires, les fédérations locales ou les sympathisants, et une partie des travaillistes la refusait par principe. Les membres du cabinet fantôme conservateur qui n’ont pas été appelés au gouvernement se sentent floués. Les premières « ouvertures », avec la nomination de deux travaillistes en vue pour réfléchir sur les retraites et la fonction publique, brouillent un peu plus le jeu.
Outre-Manche, la règle non écrite veut que devant leur parti comme devant le pays, les leaders soient tenus au programme et à l’équipe au vu desquels ils ont été élus – or l’électeur britannique s’est retrouvé d’un jour à l’autre avec un cabinet et un programme pour lesquels il n’avait pas voté. Avec leur manque de transparence, les négociations à huis clos débouchant sur la coalition n’ont rien fait pour rendre confiance dans le débat et le personnel politiques : « tractations de l’ombre », « marchandages », « le pays à l’encan », ont tonné les journaux en première page. L’accusation d’abus de pouvoir affleure sous quelques plumes. On peut se demander si les décisions difficiles qu’impose la réduction du colossal déficit public ne vont pas avoir raison d’un gouvernement d’emblée si mal assis.
L’annonce d’un projet de réforme du mode de scrutin législatif changera-telle, avec le jeu politique, la mentalité qui y préside ? Les libéraux démocrates en ont une fois de plus fait une condition majeure de leur participation, comme lors de la tentative de coalition de 1974 avec les conservateurs. Mais après le précédent sans suite de 1997-1998, nul ne peut croire sérieusement aux promesses de nouvelle commission de réflexion sur le sujet. Quant à un référendum, on voit mal, hormis les libéraux démocrates et les petits partis, qui ferait campagne en faveur du « oui » à une dose de proportionnelle : on ne peut exiger des maillots rouges et bleus qu’ils marquent des buts contre leur propre camp.
À moins, bien sûr, que ce cabinet de coalition formé de grands bourgeois, tout « blanc » et entièrement mâle à une exception près, parvienne à aérer le jeu politique du pays et à transcender l’intérêt partisan au profit de l’intérêt national. The Economist veut croire que tel pourrait être l’effet de ce que The Times appelle déjà « la nouvelle politique ». Un arbitre éclairé comme peut l’être en France le chef de l’État serait en mesure d’imposer la réforme du mode de scrutin ; mais outre-Manche, la Couronne n’a d’autre pouvoir que de remettre la coupe de la victoire à l’équipe déclarée gagnante, et l’ironie de l’histoire veut que cette marginalisation de la monarchie a été la raison d’être même du parti libéral dès ses origines.
En attendant que prenne forme un nouveau jeu, et peut-être une nouvelle règle du jeu, la partie qui s’est engagée à Londres ne va pas manquer de jeter les Britanniques dans une confusion qui ne pourra que… confondre des Français plus portés sur les intrigues de palais que sur les sports de plein air.