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La presse britannique après l’affaire Murdoch

novembre 2011

#Divers

Esprit – Vu de France, le scandale Murdoch – qui a notamment mené à la fermeture du tabloïd News of the World – a parfois étonné par les proportions qu’il a prises outre-Manche, et l’on a pu avoir du mal à en saisir l’importance. En quoi cette affaire a-t-elle touché quelque chose de central à la société et aux médias anglais ? S’agit-il d’une prise de conscience, du fait que le succès de la presse à scandale ne pouvait qu’avoir un coût en termes de respect de la vie privée des personnes ?

Thierry Naudin – Qu’il ait fallu l’autorité du New York Times et sa contre-enquête pour que les premières révélations du Guardian en 2009 soient enfin prises au sérieux en Grande-Bretagne en dit long sur le cynisme et l’opportunisme où baigne une presse londonienne en lent déclin (crise économique, internet) et dominée par des milliardaires (Times, Sun, Telegraph, Express, Mail). Le Guardian et l’Independent se distinguent en ne comptant ni sur les célébrités (supposées attirer un lectorat jeune), ni sur la famille royale (pour le lectorat vieillissant) pour résister à la tendance, et s’attirent donc des accusations de « pères-la-morale » nuisibles à leur crédit auprès de l’opinion. La volte-face du public (et celle des annonceurs, qui a « tué » le News of the World) a suivi deux types de révélations sur les méthodes employées par la presse à sensation : premièrement, l’écoute des portables de très jeunes victimes de crimes (pour pouvoir titrer sur la douleur d’amis désireux de maintenir le « contact » – magie de la téléphonie mobile… – au-delà de la mort) et de leurs proches ; secondement, la collusion avec de hauts responsables de la police judiciaire (Scotland Yard).

Dans quelle mesure ce qui s’est passé est-il révélateur de dérives qui vont au-delà des tabloïds ? Comment expliquer que la mise sur écoute (mais l’on peut également songer à tous les processus de vidéosurveillance) ait été aussi facile dans un pays réputé pour son attachement aux libertés individuelles ?

Avec le déclin quasi général des repères moraux depuis quinze à vingt-cinq ans, toute « personnalité » (souvent réduite à son seul prénom) est considérée comme « publique » jusque dans ses moindres faits et gestes ; telle est la raison d’être d’une certaine presse hebdomadaire qui expose les tabloïds à une concurrence acharnée. Devant la commission qui, à la demande du gouvernement, enquête en ce moment sur les pratiques de la presse, les représentants des tabloïds font valoir tout le savoir-faire des journalistes qui « suivent » ou « couvrent » les célébrités. Dans un secteur où la rentabilité du capital est en péril, leur dérive tient à ceci : ce qui est techniquement réalisable dans le monde virtuel (écoutes de téléphones mobiles privés, piratage de sites informatiques de concurrents pour voler des fichiers de lecteurs) tend à être considéré comme quasi légitime en soi, sans grands égards pour les critères moraux du monde « réel ». La moralité se perd dans le labyrinthe des réseaux sans fil et les châteaux de cartes des comptes financiers des groupes de presse.

L’affaire, révélée par le Guardian, peut-elle donner lieu à une réhabilitation de la presse de qualité, ou du moins enrayer son déclin ?

L’ironie de l’histoire veut que ce soit le Guardian qui, pour faire sensation de façon « sérieuse », se soit assuré l’exclusivité pour la Grande-Bretagne des « révélations » de WikiLeaks en 2010. Il semble donc difficile d’échapper à la logique du « coup » éditorial et d’un certain piratage. L’amélioration des ventes n’aura été que passagère, comme celle que provoque chaque énième nouvelle formule dans la presse quotidienne. La lente érosion des ventes depuis dix à quinze ans semble inexorable, tous formats confondus. Mise à part la concurrence de l’internet, la presse britannique est aussi victime de la destruction systématique des magistères professionnels et moraux engagée par Thatcher et poursuivie par Blair, et à laquelle elle a elle-même participé. C’est ce qui distingue peut-être sa situation de celle de la plupart des autres pays européens.

Propos recueillis par Marc-Olivier Padis et Alice Béja