L'invention du tiers. Eschyle et Kafka
Eschyle et Kafka
Le théâtre d’Eschyle est contemporain à Athènes d’une rénovation juridique : fin de la vengeance, reconnaissance de la délibération, institution du juge impartial. En retraçant la naissance de cette figure du « tiers », on comprend pourquoi l’impossibilité de son maintien apparaît significative dans le sentiment de tragique moderne chez Kafka.
Derrière la technicité du droit, il y a aussi des enjeux qui sont humains et métaphysiques, que toute la tradition littéraire et biblique nous permet de comprendre. La parole judiciaire mise en scène dans le cadre du tribunal a pour objectif d’encadrer la violence potentielle qui, sans elle, se déchaînerait. Comment la violence est-elle encadrée par l’institution de la justice qui est celle de l’intervention du tiers, un tiers arbitre dont nous dirons qu’il est neutre, impartial, au-dessus de la mêlée ?
Ceci illustrera comment on est passé de la vengeance, où l’on se faisait justice à soi-même, passage à l’acte immédiat, à la justice. Dans la justice des hommes, dans les tribunaux contemporains, dans la justice pénale, il y a aussi une part de violence, et peut-être de vengeance. Il n’est pas question de verser dans l’angélisme ; il s’agit d’une forme de violence qui au moins, dans le meilleur des cas, est canalisée.
L’invention de la justice dans la tragédie d’Eschyle
La tragédie des Euménides, écrite en 460 avant Jésus-Christ à Athènes, fait partie d’un ensemble de trois pièces de théâtre appelé L’Orestie. Cette trilogie tire son nom d’Oreste, un des protagonistes de l’œuvre. On pourrait dire qu’Eschyle peint le paradoxe de la vengeance et, en contrepoint, exprime comment s’expérimente une justice humaine qui sait intégrer la dimension du pardon (en langage juridique on dira « acquittement ») et fait le pari de la délibération au sens moderne qui consiste en des discussions, des échanges de preuves et des arguments.
La première pièce est intitulée Agamemnon. Nous sommes à Argos, une petite ville grecque, au moment où l’on attend le retour de la fameuse expédition grecque partie guerroyer sous les murs de Troie, pendant plusieurs années. Un messager annonce l’arrivée victorieuse de l’expédition menée par Agamemnon. Alors que les habitants d’Argos devraient se réjouir et, plus que les autres, Clytemnestre, femme d’Agamemnon, un silence pèse sur la ville, comme si un lourd passif n’avait pas été épuré. Effectivement, Clytemnestre, l’épouse, a pris pour amant Égisthe et ne se réjouit pas du tout du retour de son mari. De plus, elle ne lui a toujours pas pardonné d’avoir sacrifié aux dieux leur fille Iphigénie pour que des vents favorables poussent les navires vers la ville de Troie. La mère a donc plusieurs motifs de ne point se réjouir du retour du père et à peine est-il rentré qu’elle l’assassine. Cette pièce nous peint donc l’histoire de la vengeance d’une mère, Clytemnestre.
Lorsque le rideau tombe sur le « triomphe » de Clytemnestre, on sent déjà qu’elle occupe la place maudite de la future victime de la vengeance. Là est le propre de la vengeance, elle enclenche une réaction en chaîne. Immédiatement, les Érinyes, déesses de l’Enfer, Furies à la longue mémoire, vont réclamer justice pour le sang répandu. Déjà, elles se lancent à la poursuite de cette femme maudite qui a assassiné son mari.
La deuxième pièce, intitulée Les Choéphores, va relater la mise à mort de Clytemnestre. Qui va tenir le glaive ? Aussi invraisemblable que cela paraisse, ce sera son fils Oreste, qui se trouve dans un conflit tragique. D’un côté, les Érinyes de son père réclament vengeance et le poussent à se faire justicier ; de l’autre, il est en proie à une crise de conscience terrible puisqu’il doit porter le glaive contre sa propre mère. Malgré cela, Oreste accomplit son devoir de justicier, de défenseur de l’honneur. Mais, là encore, à peine a-t-il porté le glaive sur le sein de sa mère, que les Érinyes de cette dernière se déchaînent autour de lui et lui promettent la folie et la mort.
Quand s’ouvre la troisième pièce intitulée Les Euménides le spectateur athénien, en 360 avant Jésus-Christ, s’attend à ce que, toujours selon la mécanique de la loi du Talion, à son tour, Oreste soit mis à mort : ce ne serait jamais qu’un crime de plus dans cette terrible famille des Atrides qui règne à Argos.
Ce n’est pourtant pas ce qui va se passer : nous assistons à une rupture complète de scénario. Eschyle, et c’est une rupture conceptuelle majeure, nous raconte qu’il y a une autre issue possible. Cet « autre chose », simultanément, à Athènes, recevait un début de concrétisation juridique. Concrètement, les Athéniens, qui commençaient à faire l’expérience de la démocratie, allaient aussi faire l’expérience de cette justice qui s’arrachait au cycle de la vengeance.
La pièce s’appelle Les Euménides, parce qu’au terme de la pièce, ce sera le nouveau nom que l’on va donner aux Érinyes, cruelles déesses de l’Enfer aux yeux qui pleurent du sang et aux cheveux de serpents, déesses à la longue mémoire qui réclament le prix du sang. Grâce à la médiation d’Athéna, elles vont changer de comportement et devenir les « bienveillantes », comme l’étymologie de leur nom le suggère, les protectrices de la cité. C’est le passage de la vengeance à la justice.
Nos concepts modernes de volonté et de sujet autonome qui se représente comme l’auteur de ses actes, n’existaient pas à l’époque. Nous avons là une formidable invention de la civilisation qui a réussi progressivement à dégager l’individu d’une série de déterminations, de fatalismes ou de déterminismes extérieurs pour le concevoir comme libre et autonome.
Un des enjeux de la tragédie grecque est aussi d’élaborer une réflexion sur la liberté de l’homme et sur la faute. Le concept grec pour la faute est l’« amartia », sorte de nébuleuse. Il veut dire à la fois la transgression d’une règle morale, le péché, la faute pénale. Mais c’est aussi l’erreur, non plus sur le plan normatif, mais sur le plan de la connaissance ; c’est le fait de se tromper. C’est, enfin, la folie, la déraison, la démence, et puis par glissement de sens, le mal, le malheur et la maladie qui, par lien de cause à effet un peu magique, apparaissent comme une conséquence de la faute ou de l’erreur.
De la vengeance à la justice
La naissance progressive de la liberté et de la responsabilité ne peut se détacher d’un second thème : la parole qui prend sa place dès lors que le passage de la vengeance à la justice a instauré une réflexion nécessaire sur son statut. Le procès est la mise en scène ritualisée, institutionnalisée de la parole qui fait tiers. Là aussi, est exigé un effort de transposition car la parole n’a pas toujours eu ce sens moderne de transmission d’une information qu’elle a chez nous.
Dans cette mentalité prémoderne, la parole a volontiers un sens quasi magique où, plutôt que de communiquer une information, elle mobilise des forces. Dans tout ce domaine de vengeance se multiplient des paroles très particulières qui sont les imprécations, les damnations, les serments, qui sont des paroles hautement performatives, par lesquelles ce qu’on dit est censé se réaliser. « Tu es un homme mort ! » : pour nous, cela ne veut rien dire, tout au plus est-ce une menace ; mais pas pour un Grec du ve siècle avant Jésus-Christ.
Une imprécation de ce genre-là, ou le fait de maudire, voue la personne maudite à un mauvais sort et est donc réellement porteuse d’une fonction de condamnation, comme lorsqu’un père maudit son fils. Même, quand le mourant appelle des esprits vengeurs pour faire « justice du mourant », ces imprécations ont l’effet réel de mobiliser les Érinyes qui se mettent à la poursuite du coupable.
Le procès d’Oreste commence à expérimenter la parole au sens moderne de l’échange d’informations sur des faits dont on doit établir les preuves rationnelles. Quel doit être l’usage argumentatif de la parole qui se veut convaincante rationnellement et non pas magiquement en mobilisant des forces supérieures qui nous impressionnent ?
Dans les trois pièces, le temps semble toujours se décliner au passé. On regarde toujours en arrière. On rumine en quelque sorte la vengeance, comme si les horloges sociales et intellectuelles s’étaient arrêtées à l’heure du crime et que plus rien de nouveau ne pouvait se passer tant qu’on n’aurait pas réglé les comptes anciens. Telle est l’atmosphère si curieuse de la pièce Agamemnon : alors qu’on devrait se réjouir et fêter le retour victorieux des guerriers, les horloges restées bloquées dix ans plus tôt rappellent qu’il faut payer pour ce forfait ancien. C’est là un enjeu politique. Un des bénéfices que l’on peut attendre d’une justice bien faite n’est pas de dire qu’il faut toujours acquitter ou pardonner ; il faut que justice soit bien faite, et que les coupables paient leur dette. Mais cela a un effet extraordinairement positif, car cela permet de tourner la page et de penser à autre chose.
Tant qu’on reste dans un régime de vengeance, on ne tourne jamais la page, tandis que la justice du tiers est faite pour arrêter les compteurs et passer à autre chose. Ainsi, au moment où le rideau se lève sur la troisième pièce, Les Euménides, Oreste se présente à Athènes en suppliant Athéna de lui accorder en tant que citoyen d’Argos l’asile politique. Athéna le lui accorde. D’emblée, elle commence à instruire le procès car les Érinyes réclament justice en poursuivant Oreste. Mais Athéna demande d’abord que l’on se présente en donnant son identité, ses titres et le motif de sa plainte.
Athéna commence par écouter : première fonction du juge. Le tiers, c’est d’abord un personnage neutre, une sorte de non-personnage ; il amène chacun à s’expliquer, à donner les motifs de son comportement, les raisons de ses actes. Ainsi, par cette attitude bienveillante d’écoute, la Justice gagne la confiance des uns et des autres. Il ne faut pas aller trop vite et se faire accréditer comme médiateur par les deux parties.
Un premier pas est franchi : plutôt que l’impulsion immédiate, on a le temps différé du procès. On critique souvent les lenteurs de la justice, et il est vrai que la justice est souvent trop lente, mais on voit bien ce qui se passe avec la justice des flagrants délits, laquelle se révèle souvent être une justice qui est trop proche de la passion, pas assez refroidie et qui risque de ne pas assurer les garanties du procès contradictoire. Le temps différé du procès permet à chacun de mettre en mots ses prétentions ou prérogatives. Une distance minimale doit s’instaurer entre les protagonistes.
Néanmoins, Athéna se trouve devant une difficulté de procédure considérable, elle est confrontée à un procès à double fond : c’est un procès entre Oreste, meurtrier, et le clan de sa victime ; c’est aussi un procès entre Oreste et les dieux, car aux côtés des Érinyes se tiennent les divinités traditionnelles de l’Enfer et aux côtés d’Oreste se trouvent Athéna, Apollon, avocat d’Oreste, et même Zeus. C’est donc bien aussi un problème théologique au second degré, un conflit de puissance entre anciens et nouveaux dieux.
Quels sont le tribunal, la procédure, la loi à même de trancher un différend qui n’oppose pas seulement des hommes entre eux, mais également des dieux ? Le coup de force d’Athéna sera d’instaurer un tribunal humain, l’Aréopage. C’est elle, en tant que déesse, qui va l’instituer et prendre part au vote d’une façon décisive.
L’Aréopage, premier tribunal moderne, n’est pas un tribunal d’exception. Un tribunal d’exception est toujours suspect, du fait qu’il n’est qu’un tribunal de circonstance, plus ou moins partial. Athéna dit bien que les juges doivent prêter serment, et que leur tribunal est destiné à durer toujours. On institue littéralement une procédure pour durer et s’appliquer à d’autres cas que celui d’Oreste. Le serment est assez paradoxal puisqu’il n’y a pas encore de loi et pourtant les juges qu’on institue vont devoir prêter serment. Au nom de qui ? Les juges doivent faire allégeance à quelque chose qui n’existe pas encore mais qui est en quelque sorte une loi des lois qu’on identifiera à la conscience morale. Bref, Athéna institue un tribunal qui va exister toujours et qui est destiné à garantir l’impartialité.
Les Érinyes, elles, ont perçu le danger ; elles ont bien compris qu’elles risquent d’être dépossédées de leur fonction traditionnelle de vengeresses. Elles adoptent la stratégie sécuritaire qui consiste à prédire la catastrophe si dans une cité comme celle-ci on ne respecte plus l’interdit du crime. Néanmoins Athéna persiste : elle vient, dit-elle, d’établir pour toujours des lois garanties par un tribunal impartial, dont elle attend un juste arrêt.
Quand s’ouvre le procès proprement dit, on plaide de part et d’autre : Apollon plaide pour défendre le meurtrier Oreste, lequel a agi pour venger son père, comme le devoir le lui imposait ; les Érinyes défendent l’interdiction des crimes de sang, comme leur mission le leur impose.
Au terme de cet échange d’arguments, Athéna invite les juges athéniens de ce tribunal à trancher en conscience, et sous la foi du serment qu’ils ont prêté. Puis, avant qu’ils aillent délibérer, elle prononce un grand discours politique dans lequel elle rappelle que ce tribunal va être le garant du respect et de la crainte : du respect de la justice et de la crainte du châtiment. S’il n’y avait pas dans une cité le respect de la justice et la crainte du châtiment, nous serions alors menacés soit par l’anarchie, soit par le despotisme.
Aucune cité ne peut exister si on ne respecte pas des lois fondamentales, et notamment les lois qui interdisent la violence. Cette part raisonnable du discours des Érinyes, Athéna l’intègre dans le discours fondateur de la cité : elle en fait, en quelque sorte, le code pénal que vont devoir appliquer les juges. Mais elle épure le discours des Érinyes de son aspect excessif et purement sécuritaire. Elle ménage la distinction entre la loi pénale (la loi générale et abstraite qui s’applique à tout le monde et qui forme le cadre de la vie sociale) et le jugement du cas particulier qui peut, dans certaines situations, faire preuve de clémence, voire de pardon sous la forme de l’acquittement.
Ensuite les juges se retirent. Ils mettent enfin leur jeton noir ou blanc dans l’urne où Athéna a joint son propre jeton. Elle vote donc aussi, mais elle a eu bien soin de dire, avant que l’on n’ouvre l’urne, que si les votes se départageaient en deux parts égales, Oreste serait acquitté : la loi est favorable à l’accusé. C’est exactement ce qui se produit dans le cas d’Oreste.
Or, comme Athéna avait annoncé par avance qu’elle allait voter dans le sens de l’acquittement, vous pouvez en déduire que les Athéniens, lesquels étaient des gens prudents, s’étaient prononcés pour une majorité d’entre eux, dans le sens traditionnel par peur des Érinyes ou inertie des mentalités. Ils étaient restés en majorité dans le modèle ancien de la vengeance. C’est donc Athéna qui fait pencher la balance. Mais le plus dur reste à faire pour elle. Oreste est acquitté, tant mieux pour lui ; mais il faut éviter que les Érinyes ne se fâchent définitivement et qu’elles ne déchaînent leur fureur contre la cité d’Athènes. C’est alors que nous avons droit, pour terminer la pièce, à un morceau de bravoure, d’éloquence politique et de persuasion, pour convaincre les Érinyes de faire preuve de bienveillance et de se transformer en Euménides. Pour ce faire, elle leur garantit qu’un sanctuaire leur sera construit au cœur de la ville et qu’un culte leur sera rendu.
Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement qu’Athéna reprend dans le message des Érinyes ce qu’il y a de nécessaire, c’est-à-dire la crainte du châtiment et le respect des lois dont les Athéniens vont se souvenir toujours, grâce à la présence, au cœur de la cité, de ce sanctuaire.
C’est ce que nous pourrions appeler une « stratégie vaccinatrice ». On s’inocule un peu de cette peur des Érinyes pour se préserver d’un déferlement plus grand de la violence : de ce point de vue-là, on leur fait justice. Elles ne perdent pas la face, elles prennent part à la vie sociale, on les intègre mais, en même temps, on supprime le côté excessif de la vengeance en cascade et, le cas échéant, on peut acquitter ou pardonner dans un cas particulier.
Préfigurations modernes, survivances archaïques
Si l’on peut, avec l’helléniste Louis Gernet, parler de « révolution » pour caractériser l’obligation des prétentions rivales à se justifier par des arguments, il ne faut cependant pas donner l’impression d’un passage soudain, définitif et miraculeux, au ve siècle avant Jésus-Christ, grâce au génie d’Eschyle et de quelques réformateurs athéniens, du mythe au logos, de la pensée archaïque à la pensée moderne, ou de la logique féodale aristocratique à la logique démocratique moderne. Dans certains systèmes de vengeance, en particulier, il y a déjà comme une préfiguration de nos procédures de justice.
On peut distinguer, dans la vengeance, la vindicte qui est mauvaise et le système vindicatif qui est une pré-justice. La vindicte est le passage à l’acte immédiat, démesuré. Ce n’est pas « œil pour œil et dent pour dent », mais c’est faire payer dix victimes pour une, ce qui inaugure un cycle interminable de violence. Dès lors, on ne résout pas le conflit social, on l’entretient et on le reporte de génération en génération.
En réalité, on remarque que bien des sociétés ont mis en œuvre un système vindicatif qui n’était rien moins que l’antichambre de la justice moderne, puisqu’il allait contenir cette vindicte dans des limites plus acceptables. Par exemple, en prévoyant des limites de temps et de lieu. Des trêves, des moments où on dépose les armes ; des lieux tabous ou sacrés, où les fugitifs peuvent trouver refuge et asile. Il existait aussi des systèmes de compensation plus équitables. Par exemple, l’histoire du droit nous apprend que dans tout le Moyen Âge, le droit des Francs a été conçu sur la compensation en argent que l’on paie pour la victime. Dans d’autres cas, le clan de la victime adopte un enfant du clan du coupable, enfant qui va grandir et dont les bras vont remplacer les bras de la victime. Ailleurs, on prend une femme dans le clan du coupable, qui va enfanter dans le clan de la victime et ainsi remplacer la victime. L’anthropologie humaine ne semble pas avoir de limite d’imagination pour inventer des solutions afin de limiter ce déchaînement de la vindicte.
Le passage est si progressif que c’est le même mot, « Diké », qui est utilisé sous la plume d’Eschyle pour parler à la fois du vengeur et pour parler du juge, de justice. On retrouve peut-être en français cette dualité de sens dans la formule : du « justicier » au sens de vengeur et celui qui « rend une forme de justice ». On trouve d’ailleurs encore, chez Aristote, cette idée selon laquelle la vengeance est un acte de dignité, posé par un homme libre, à l’intérieur d’une cité qui fait de l’honneur son code fondamental.
En outre, on peut observer comme une survie de cette violence originaire, de cette rétribution du « œil pour œil, dent pour dent », même dans la justice moderne. Comme l’écrit Paul Ricœur :
L’acte fondamental par lequel on peut dire que la justice est fondée dans une société, c’est celui par lequel la société enlève aux individus le droit de se faire justice à eux-mêmes (c’est la naissance de la justice moderne) […] les opérations les plus civilisées de la justice, en particulier dans la sphère pénale, gardent encore la marque visible de cette violence originaire qu’est la vengeance.
Il y a quelque chose qui demeure, une continuité de la vengeance dans le procès et la justice moderne. De même, Antoine Garapon relève que
la tragédie reste présente dans nos palais de justice, truffés de ces visages de méduses ou d’Érinyes, dont les cheveux sont des serpents et qui pleurent des larmes de sang.
Ainsi, la justice moderne sait mobiliser la crainte sacrée et elle sait aussi utiliser les ressources du rite pour épurer le conflit et essayer de dépasser le crime par une sorte de catharsis.
Dans Les Euménides, la prise de parole est caractérisée par la publicité des débats et l’échange contradictoire. Ce sont les deux principes fondamentaux du procès. Il faut que la parole soit publique, toute justice ou acte politique secret, clandestin, est suspect, tandis que tout ce qui se passe sous le regard du public a plus de chance d’être juste, et peut en tout cas faire l’objet d’une discussion et d’une critique. La parole doit aussi être contradictoire : après l’accusation, la défense, après les témoins à charge, les témoins à décharge. « Vous êtes deux, dit Athéna, mais je veux entendre les deux … »
Néanmoins, on peut dire que se maintient, ici, quelque chose de l’ancien usage de la parole magique et performative. Le serment n’a pas tout à fait disparu. Lorsqu’elle confie la mission de juger aux juges, Athéna exige que cela soit fait sous serment, pour qu’ils soient en quelque sorte sous le regard du sacré. Pour que ces juges ne soient pas la loi, mais qu’ils parlent au nom d’une loi : eux-mêmes sont inscrits dans une relation triangulaire qui comprend une loi supérieure. Ce n’est pas leur bon vouloir ou caprice qui va trancher. Eux-mêmes ne sont que les porte-parole d’une loi. Prêter serment, c’est faire allégeance à une référence supérieure qui constitue toujours un tiers.
La plainte a aussi des effets : se présenter en tant que suppliant, tout comme aujourd’hui demander un asile politique entraîne tout de suite des effets juridiques. On ne reconduit pas automatiquement et immédiatement à la frontière quelqu’un qui demande l’asile politique. On va lui faire un procès, au sens où l’on va étudier les raisons qui l’amènent et, si ces raisons sont convaincantes, on va lui accorder cet asile politique. Il y a donc bien là des effets de la parole : le fait de se présenter en suppliant, d’introduire une plainte, fait que des effets sont attachés à cette parole.
Le passage de la vengeance à la justice est visible dans d’autres tragédies grecques. Eschyle est le plus ancien de ces tragiques, mais on trouve également ce thème abordé chez Sophocle (496-406) et Euripide (480-406). Il s’agit toujours du meurtre de Clytemnestre par son fils Oreste et comploté par sa fille Électre. Sophocle écrit en 415 une Électre, Euripide en écrit aussi une en 413 et un 0reste en 408.
Au fur et à mesure que les années passent et qu’Athènes prend de plus en plus résolument le parti de la justice moderne, on verra ce thème de la condamnation de la vengeance se raffermir. Les réformes politiques grecques, notamment celles de Dracon, étaient des réformes libérales. On peut aussi penser aux réformes de Solon (640-558) qui mit en place l’extension du droit de propriété aux filles et aux enfants naturels et ne fit qu’étendre la législation draconienne au domaine social et politique.
On peut donc dire que les institutions juridiques ont aidé la pensée et même la philosophie à mieux distinguer le volontaire et l’involontaire et soutenir que les institutions politiques ont contribué à ce progrès de civilisation.
Kafka, l’indispensable référence au tiers
Kafka (1883-1924) est juriste et travaille dans une société qui assure les accidents du travail. Habitant à Prague et d’origine juive il écrivait en langue allemande. On n’entre pas dans l’œuvre de Kafka sans fils conducteurs car c’est un labyrinthe. Le nôtre sera l’idée du tiers : que se passe-t-il lorsqu’une société n’est plus capable d’accéder à la figure du tiers ?
Une socialité réussie suppose ce que Paul Ricœur appelle la triangulation des pronoms personnels, entendant par là des rapports harmonieux entre les trois figures, symbolisées par les trois pronoms personnels, « je », « tu » et « il ».
Cela commence par le « je », le moi, l’individu. Il se pose ou essaie de se poser dans l’existence. Il a des prétentions à l’identité, à être quelqu’un, à agir, à être responsable de ses actes. Mais c’est une prétention qui doit toujours se risquer sous le regard d’autrui. Il essaie de se tailler une place dans l’existence, d’agir en première personne, de parler, de prendre des engagements tout en se trouvant sous la contrainte d’autrui. Des parents d’abord dont son entrée dans l’existence dépend. Ce « tu », qui peut être « castrateur », comme Kafka le reprochera à son père dans la fameuse Lettre au père, et empêcher le « je » de s’épanouir. Il en résulte une relation pathologique du couple « je »/« tu », une relation soit fusionnelle, situation fréquente où le père et la mère empêchent l’enfant de devenir autonome, ou au contraire mortifère, mortelle parce que conflictuelle.
La réussite des interactions entre le « je » et le « tu » suppose la capacité de chacun des deux à s’élever en quelque sorte à une tierce position qui est la position du « il », à s’élever donc à la position du tiers. Ce « il » peut être diverses personnes. Par exemple dans le complexe d’Œdipe, le « il », c’est le père qui s’interpose entre l’enfant et sa mère. Cela peut donc être une personne concrète ou n’importe quelle autre personne qui joue le rôle de substitution. Il existe des fonctions de vicariance : à travers l’oncle, le maître d’école, le professeur …
Il peut s’agir aussi de l’institution sociale. Nous passons ici à une idée beaucoup plus abstraite. En effet, on est passé du « il », troisième personne quelconque, à l’institution sociale, symbolisée notamment par la loi politique.
Finalement, la troisième personne est aussi le dédoublement de chacun des protagonistes du « je ». Ce « je » que je suis et qui doit être capable de se mettre à la place de n’importe quel « autre ». Voilà ce que seul l’être humain est capable de faire : sortir de lui-même pour se mettre à la place de l’autre. C’est la capacité morale par excellence, c’est ce qui fait de moi un sujet moral. Et le « tu » aussi, en face de moi, doit être capable de se mettre à la place d’un tiers.
On en conclut à la réversibilité des pronoms personnels : je suis fils de mon père, mais à mon tour, je pourrai être un jour père de mon fils. Je ne suis donc pas épinglé dans une position. La réversibilité des pronoms personnels est fondamentale pour la construction de la personne morale : chacun à tour de rôle peut assumer d’autres rôles pour autant qu’il y ait cette case vide qui permette le mouvement de la socialité, pour autant qu’existe le « il ». Toute l’œuvre de Kafka nous parle de cela tant dans sa Correspondance, que dans la Lettre au père, que dans ses nouvelles ou ses romans.
La construction personnelle
On trouve de toute évidence d’abord chez Kafka, une réflexion sur l’absence du tiers à travers l’absence du commandant de la Colonie pénitentiaire, l’absence des juges dans le Procès, l’absence du père … dans la Lettre au père. Le porteur de la loi est absent. Du reste, la loi elle-même est absente puisqu’on ne parvient jamais à ouvrir un code et à savoir ce qu’on nous veut. Le jugement est aussi absent, comme dans la Colonie pénitentiaire, parce qu’il est gravé dans notre corps par la torture, on n’en prendra connaissance, au mieux, qu’au moment où nous expirerons.
Le « je » ne parvient pas à sortir de soi et ses interlocuteurs sont des imposteurs. Et ils le sont d’autant plus lorsqu’ils se présentent comme des détenteurs du pouvoir, car le pouvoir dont ils prétendent disposer est personnel, ce n’est pas un pouvoir au nom de la loi, mais plutôt le bon vouloir du prince. C’est une loi arbitraire, tyrannique, imprévisible, despotique. C’est ce qu’il va exprimer dans la Lettre au père qu’il écrira à l’âge de 36 ans, quelque temps avant sa mort. Que lui reproche-t-il ? D’être un tyran arbitraire et de ne pas respecter la loi juive dont il prétend pourtant être adepte.
C’est là le fond de la pensée de Kafka : ce « je » aurait pu sombrer dans la folie, dans la perversion, mais le « je » de Kafka prend une troisième voie : la voie de la culpabilité. Il va prendre sur ses frêles épaules la tâche impossible d’avoir à se formuler la loi à lui-même. Il ne sera jamais à la hauteur de cette loi et cette loi ne sera jamais assez dure pour lui, d’où les privations et l’ascèse. Il se privera aussi toute sa vie durant sur le plan des relations affectives et sexuelles alors qu’il considérait l’état matrimonial comme le plus haut état auquel l’être humain pouvait prétendre. Cet être de faible constitution physique et psychique qui ne put jamais s’affranchir de la tutelle de l’image paternelle, soumis aux maux de tête et aux terribles insomnies, était incapable d’assumer une relation suivie avec une femme. Il tenta toujours de lutter contre ce qui aurait pu le dominer, l’asservir, mais ce fut au prix d’une solitude de plus en plus « enfermante », d’une rupture de plus en plus grande entre sa vie intérieure et le monde hostile indéchiffrable des autres. Sa vie professionnelle lui pesait ; il ne vivait que pour sa seule passion, sa seule justification : la littérature. Il lui sacrifia une vie installée et, après des années d’hésitations, rompit par deux fois ses fiançailles : d’abord avec Felice Bauer (1914-1917), ensuite avec Julie Worhuzek (1919-1920), puis ses relations avec Milena Jesenka-Pollak, traductrice tchèque de ses œuvres.
Ce n’est qu’avec Dora Dymant qu’il connut quelques mois de bonheur (1923-1924), alors qu’il était déjà condamné par la tuberculose qui s’était déclarée en 1917. Il mourut avec le sentiment « qu’il n’était pas racheté par sa propre production littéraire ».
Son Journal rédigé de 1910 à 1920, ainsi que sa correspondance avec Felice et avec Milena traduisent le sentiment de déréliction d’un homme emmuré dans une solitude labyrinthique, dans un univers inachevé, face à une transcendance qui toujours se dérobe.
Cette impossibilité de consommer le mariage, et cela au nom d’une loi absolument tyrannique qu’il se formulait pour lui-même, résulte du fait qu’il n’a jamais rencontré de « tu » pour être le relais de la loi, ni de « il » pour la symboliser.
Nous nous arrêterons d’abord au niveau du « il », puisque le Procès raconte l’arrestation de Joseph K., son procès qui va durer une année et son exécution. Qui l’arrête ? Dans les premières pages, il est question d’une administration, d’une organisation de hauts fonctionnaires, mais après quelques pages, ce vocabulaire disparaît. On nous en a dit un tout petit peu pour que l’histoire paraisse crédible au début, mais on comprend très vite que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher. Il n’y a pas de grande organisation qui vienne le chercher pour lui faire payer ses crimes.
Parlons alors de la procédure : cela ressemble à un procès mais, très vite, on apprend que ce n’est pas une procédure du tout ; ce n’en est une que si je la reconnais comme telle.
Qu’en est-il de la loi ? S’il est arrêté, c’est qu’il a fait quelque chose de mal, et quelqu’un va lui dire quoi. Quand les gardiens viennent pour l’arrêter dans la pension de famille où il loge, ils invoquent la loi, et Joseph K. rétorque : « Cette loi-là, je ne la connais pas, elle n’existe que dans votre tête. » Ce qui lui vaut cette répartie de la part des gardiens : « Vous la sentirez, vous verrez. » On est là dans un rapport physique. Nous revenons à l’amartia grecque, amartia comme mal, malheur, maladie. On est donc dans un registre qui n’est plus celui du logos moderne. On n’a pas affaire à une loi comme notre Code pénal moderne, il s’agit d’autre chose.
Le Procès se clôt par la parabole qui s’intitule : « Devant la loi », du reste seul texte que Kafka ait accepté que l’on publie de son vivant. La parabole est très simple, il s’agit de l’homme de la campagne qui est attiré par la porte de la loi, brillante et attirante. Il y a un gardien de la porte qui semble lui interdire d’entrer. L’homme de la campagne attend, attend. Il consume la totalité de sa vie, jusqu’à son dernier souffle et, au moment où il va mourir, il apprend du gardien que les portes étaient ouvertes et qu’il ne tenait qu’à lui d’entrer.
On comprend que le gardien des portes de la loi était comme le père de K., comme tous les « tu » qu’il rencontrait, comme ces relais de la loi qui auraient dû l’amener à la position du « il » et le faire entrer dans une communauté harmonieuse où il aurait pu prendre sa place … Mais ces relais étaient en réalité des obstacles à la loi : la porte était à la fois ouverte et fermée. C’est un thème qui traverse toute son œuvre : l’impossibilité d’accéder à la loi et à son autorité.
Des figures du « tu » perverti et imposteur, nous en trouvons de toutes sortes dans le Procès. D’abord sous la forme de la vénalité : les gardiens qui sont venus l’arrêter en ont profité pour lui voler tout son linge de corps. Ce sont de petits larcins qui ont accompagné son arrestation.
On voit aussi, tout au long de son procès, une ribambelle d’avocats « marrons », véreux, qui ont des rapports douteux avec la justice et monnaient leurs services.
La perversion prend aussi la forme de la séduction ou corruption, perversion sexuelle. À son arrivée dans une salle de tribunal, il se précipite sur des papiers, mais, en guise de code, il trouve des gravures obscènes. C’est donc cela le code sur lequel on le juge ! D’ailleurs, tout au long du procès, il est entouré de femmes vénales, corrompues qui jouent le rôle de « rabatteur à la chasse », ce même rôle qu’il reprochera à sa mère dans la Lettre au père. On attendrait de la mère de la tendresse, et en réalité, la mère n’a servi qu’à le rabattre comme gibier sous la férule du père. On a l’impression que toutes les femmes qu’il rencontre dans le procès jouent ce rôle-là : elles séduisent les accusés, pour mieux les amener à consentir à la machine infernale du procès.
Corruption, vénalité s’expriment aussi dans ce qu’on pourrait appeler des « glissements de rôle ». Personne ne joue un rôle officiel ou n’est vraiment à sa place dans cette affaire. À la fin du Procès apparaît un personnage étrange, Titorelli, le peintre des juges, qui se présente comme le meilleur avocat possible, puisque c’est lui qui en connaît le plus sur ce procès. Il affirme qu’il parle « presque comme un juriste ». Tout est dans ce « presque », ce décalage, dans cette fausse note qui trouble le jeu. Il est entouré d’une série de petites filles extrêmement équivoques dont on ne sait pas quels rôles elles jouent.
À défaut de trouver des relais de la loi, le sujet qui ne sombre ni dans la folie, ni dans la perversion, se donne à lui-même la tâche impossible d’avoir à formuler la loi. Ce thème est traité de façon très enchevêtrée dans le Procès mais on peut le suivre à partir de quatre fils conducteurs.
Quelques aspects de l’accusation extérieure assurent la crédibilité de l’affaire. C’est là le génie de Kafka : passer d’un scénario à peu près crédible à quelque chose de tout à fait original qui n’a plus rien à voir avec ce à quoi on s’attendait. Puisqu’il est question de prison, d’aumônier de prison, de juge, d’avocat … il y a donc quelque chose qui ressemble à des accusateurs extérieurs.
Ensuite, le thème de l’auto-accusation est omniprésent. Il s’exprime dans des phrases comme celle-ci : « Notre administration, loin d’aller chercher la faute au sein de la population, est tout au contraire attirée par la faute. » C’est en quelque sorte le coupable lui-même qui fait tout pour aller au-devant du châtiment. C’est lui qui provoque la mise en œuvre de la procédure. D’ailleurs Joseph K. se rend spontanément au tribunal. Tout à la fin de l’histoire, dans la cathédrale, l’aumônier lui dit : « Le tribunal ne veut rien de toi, il te prend quand tu arrives, et il te laisse quand tu t’en vas. » La scène finale de l’exécution ressemble bien plus à un suicide qu’à une exécution. Il est arrêté par deux sbires, mais c’est lui qui mène la marche et c’est quasiment lui qui porte le couteau à la gorge.
Ce sont les vraies petites fautes que commet Joseph K. au cours des douze mois que dure son procès. Scène curieuse : le jour même de son arrestation, il se jette sauvagement sur sa voisine de palier, Mademoiselle Burnster, et s’il ne la viole pas, il la séduit brutalement et se le reproche car ce sont des choses qui ne se font pas. Enfin, Joseph K. néglige de plus en plus son travail professionnel. Cadre dans la banque, il est de plus en plus pris par son procès, attaché à la rédaction de son mémoire de défense et néglige son travail.
La culpabilité est-elle réelle ou fantasmée ? Accusation extérieure ou intérieure ? Les deux à la fois. On en revient même à cette notion complexe de l’amartia. Il y a en effet quelque chose comme une justice immanente. Ce n’est plus la justice officielle, extérieure, du tiers, de la loi pénale. C’est une justice qui est en deçà de la culpabilité et de l’innocence, inscrite dans les choses mêmes, une justice quasiment naturelle qui renvoie à quelque chose de très primitif dont nous avions perdu le souvenir depuis Eschyle et que nous appelons, faute de mieux, « la loi archaïque de nécessité ». C’est une espèce de tabou, une loi dont on ne connaît pas exactement ce qu’elle veut, mais dont on peut être certain que, si elle est violée, elle entraînera des maux et des malheurs, provoquera une très grande angoisse. Elle est très souvent liée à des interdits sexuels et relève de toute une casuistique très irrationnelle du pur et de l’impur, du permis et de l’interdit. Bref, quelque chose de prémoderne et qui n’a rien à voir avec l’innocence et la culpabilité, mais qui relève plus d’une espèce de justice naturelle, immanente à la nature des choses.
Vous en avez quelques traces dans le Procès car cela fait partie de la technique d’interprétation ou d’herméneutique des textes. Par exemple lorsque dans les greniers du greffe du tribunal il est pris d’un malaise, Kafka écrit :
Son corps [celui de Joseph K.] voulait-il se révolter et lui préparer un nouveau procès puisqu’il supportait l’ancien si facilement ?
Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie qu’à côté du procès officiel, il y a un autre procès beaucoup plus important, celui du corps, procès d’une justice immanente, laquelle s’exprime par le mal, le malheur et la maladie qui affectent le corps. Là est le vrai procès.
Autre indice, les experts qui s’invitent au tribunal repèrent le moment où l’on passe de l’innocence à la culpabilité. C’est le moment de la métamorphose, terme kafkaïen s’il en est, du changement naturel :
Comme si l’instant d’après allait s’opérer en lui une métamorphose qu’il se réjouissait d’avance d’observer. Une espèce de changement physique qui montrerait qu’il était maintenant convaincu de sa culpabilité.
Une procédure singulière
En réalité, au-delà du « je », du « tu » et du « il », ce que Kafka peint dans le Procès, c’est une très singulière procédure. Der Prozeß était le titre que Kafka avait donné, en allemand, à son œuvre, et il désigne à la fois la procédure judiciaire et le processus pathologique, la maladie, la métamorphose, la transformation qui l’affecte.
Qu’y a-t-il de singulier dans cette « métamorphose » ? Un dérèglement du temps, du lieu et un glissement de rôle. On voit en contrepoint la différence avec le bon procès, le procès au sens moderne, procès institutionnel ou institué. Le temps du procès normal, procès institué, est un temps bien distinct de la temporalité de tous les jours, régi par des règles, des délais stricts. C’est un temps qui est maîtrisé et, en même temps, c’est un temps qui a des effets irréversibles pour trancher et arrêter le différend.
Tout cela s’inverse dans le Procès de Kafka. Il n’y a plus vraiment de différence entre le temps quotidien et celui de la justice. En général, Joseph K. est convoqué un dimanche, de nuit. Le tribunal siège la nuit. Ce temps n’est pas maîtrisé, il ne répond pas à des règles ni à des délais stricts : on ne sait pas quand le procès va commencer et encore moins quand il va se terminer.
Là est le plus grave : le temps du procès chez Kafka n’est pas irréversible, il ne tranche jamais rien de façon définitive, puisqu’il n’y a jamais d’acquittement définitif. C’est un passage très célèbre que celui où Titorelli explique à Joseph K. qu’il a le choix entre l’acquittement apparent et le report indéfini. C’est un peu comme la maladie du cancer qui vous laisse des rémissions, mais ne vous lâche finalement jamais tout à fait. C’est donc une justice qui n’institue rien, qui ne permet pas de tourner définitivement la page, qui n’oublie rien comme les Érinyes de l’Antiquité.
C’est aussi un temps inversé où le châtiment intervient avant la condamnation, la condamnation avant le procès et le procès avant la faute.
La bonne justice, la justice normale, instituée, prévoit un espace judiciaire qui soit séparé de l’espace quotidien, notamment pour ce qui concerne l’espace privé, qui soit un espace central, au milieu de la Cité (le palais de justice est ainsi un bâtiment souvent central, impressionnant, et bien visible, dans nos cités), qui soit aussi un espace vide où puissent s’échanger les arguments.
Chez Kafka, c’est tout le contraire : les tribunaux n’ont pas de place bien déterminée dans la Cité. Ce sont des lieux très improbables, en général des salles d’audience ou de greffe dans une banlieue ou une périphérie lointaine. En même temps, tout cela est contigu : il n’y a pas d’espace privé. C’est en poussant la porte de la conciergerie que, tout à coup, il débouche dans les locaux du tribunal. De plus, toutes les personnes sont susceptibles de devenir des accusateurs : on est donc perpétuellement sous le regard d’autrui et menacé d’être jugé.
Quand il est arrêté par deux sbires qui viennent le prendre dans son lit de pension familiale, ils sont accompagnés de trois personnes, des collègues de travail. Que font-ils là ? Leur irruption dans la scène contribue à effacer les frontières, à augmenter l’angoisse. Plus loin dans le récit, Joseph K. va au chevet de son avocat : ce dernier le reçoit dans son lit et tout à coup, comme dans un rêve, il découvre dans l’ombre quelqu’un qui s’avère être le greffier du tribunal. Ou encore : on s’aperçoit très vite dans ce procès pénal qu’il n’y a pas d’accusateur public. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ou bien que votre juge est en même temps votre accusateur, ou bien que tout le monde vous accuse. Ou alors que vous vous accusez vous-même.
Dans le Procès, la justice est donc complètement inversée. Les dossiers se perdent, les juges ne les lisent pas, à certains moments les accusés ne sont même plus défendus par leurs avocats, ces avocats sont la plupart du temps véreux. C’est une caricature de la justice. Faut-il en déduire que la justice humaine est impossible ? Ou bien, la justice de mon pays inique ? Je ne pense pas qu’il faille élaborer une lecture aussi courte de Kafka. Il est vrai qu’il a conçu une fiction qui dans certains cas se réalise : par exemple dans les procès staliniens. Mais l’orientation que nous avons essayé de donner à notre analyse, dans cette fiction, comme dans un laboratoire expérimental, est ce qui se passe à un niveau psychologique, anthropologique, quand le triangle des pronoms personnels ne fonctionne pas harmonieusement. Voilà ce qui se passe quand le lien social ne s’établit pas comme il convient, quand on n’arrive pas à symboliser, à mettre en langage convenu la vie sociale.
C’est une analyse purement philosophique qui nous est proposée ici : cela nous permet de penser, en contrepoint, à ce à quoi voulait justement s’arracher Eschyle au départ. Mais entre les deux, il y a cette constitution psychologique du lien social. Cela dépasse la question du procès : c’est l’équilibre psychologique des individus qui en dépend. C’est aussi la vie sociale qui dépend de cette triangulation.
Le glaive, la balance et le bandeau
Le jugement de Salomon est bien connu : deux prostituées vivent dans le même logement, elles accouchent à quelques jours de distance. Au cours d’une nuit, l’un des enfants meurt et sa mère opère la substitution des enfants : elle remet le cadavre dans le lit de sa compagne et prend l’enfant vivant qui n’est pas le sien. Le matin quand la compagne, la vraie mère, se réveille, elle se rend compte que ce n’est pas son enfant. Comment peut-on départager le témoignage de ces deux femmes puisqu’il n’y a pas eu de témoin ?
Ce sont deux prostituées dont la parole ne fait aucunement foi. On soumet l’affaire au roi Salomon, comme tiers, juge. L’affaire est indécidable. Comment favoriser la parole de l’une des femmes contre la parole de l’autre ? C’est alors que le sage Salomon a un coup de génie. Selon lui, puisqu’on ne sait pas décider, on va trancher avec le glaive et donner une moitié de l’enfant à chacune comme on le pratiquait dans le droit hébraïque pour régler une dispute entre deux plaideurs qu’on ne pouvait réconcilier.
Que se passe-t-il alors ? La fausse mère, probablement très possessive comme le suggère admirablement Marie Balmary dans ses commentaires, animée par un sentiment de vengeance, de jalousie, considère que si l’enfant est mort c’est parce que l’autre était incapable de le laisser exister à distance d’elle. Cette mauvaise mère, au fond, y trouve son compte. Elle dit : « D’accord ». C’est une logique de mort qui l’anime. Mort pour mort : puisque mon enfant est mort, que meure aussi l’enfant de l’autre. Ainsi en est-il dans la pauvre arithmétique de la loi du Talion.
Que fait la vraie mère ? Elle fait ce que Salomon espérait ou attendait. Elle surmonte sa déception puisqu’elle va perdre son enfant, en le laissant vivant entre les bras de l’autre, la mauvaise mère. Mais elle trouve le courage de faire passer l’intérêt de cet enfant avant elle-même. Elle dit : « Ne tuez pas cet enfant, donnez-le plutôt à l’autre. » Elle renonce à sa propre maternité, elle est capable de s’élever à un niveau supérieur, de changer de niveau, de don et de pardon, elle surmonte la loi du talion et elle fait triompher une loi supérieure qui est la loi de la vie qui passe par le renoncement.
C’est ce qu’attendait Salomon pour trancher : « C’est bien elle, la véritable mère, donnez-lui l’enfant. »
Cette histoire est très éloquente à bien des égards. Du point de vue des attributs de la justice, qu’en est-il ? Reprenons l’histoire au début : on va trouver le juge avec sa balance, mais peut-il équilibrer les deux plateaux de la balance ? Ils ont l’air de peser du même poids. Les témoignages des deux mères se neutralisent puisqu’il n’y a pas de témoin. Donc la balance, même pour un juge de très bonne volonté, ne suffit pas.
Alors Salomon fait mine, c’est une ruse de la justice, d’utiliser le glaive. C’est une solution possible, l’une des deux prostituées y a consenti. Mais, plus fondamentalement, son génie réside dans le bandeau, l’impartialité dans laquelle il se situe qui le place au-dessus de la mêlée et lui fait opter pour le pari sur la vie, pari sur une loi supérieure, dont la vraie mère saura être l’interprète. Ce sont les trois attributs de la justice du tiers.
Il faut donc de la force, le glaive. Même si ce n’est pas sympathique, c’est nécessaire. Nous l’avons redit plusieurs fois après Max Weber, la justice des hommes c’est le monopole de la violence légitime. Il faut qu’il y ait une autorité, police, justice, qui mobilise ce que les juristes appellent la « contrainte publique », et que ses décisions fassent autorité pour s’imposer.
Ensuite, il faut essayer de toujours faire un usage civilisé de ce glaive. C’est là qu’on trouve l’idée de la balance pour peser le pour et le contre. Elle peut être une balance de pharmacien, d’orfèvre, pour peser les arguments.
Finalement l’essentiel, c’est le troisième attribut : le bandeau. On a pu le caricaturer en disant que c’était une justice aveugle, qui maniait son glaive à l’aveuglette. Mais le bandeau, c’est plutôt la capacité du tiers à être impartial, au-dessus de la mêlée. C’est cette espèce de regard intérieur qui fait que le juge est en quelque sorte indexé, polarisé par la loi dont il n’est que la bouche.
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Qu’attendre de cette justice, de ce tiers, de ce juge impartial avec son bandeau, son glaive et sa balance ? La réponse est double. Il y a une finalité courte et une finalité longue. J’emprunte cette réponse à Paul Ricœur.
La finalité courte est le but évident du juge qui veut départager les plaideurs, attribuer à chacun ce qui lui revient, ou restituer à la victime la part qu’on lui a prise indûment. « Attribuer à chacun ce qui lui revient » : telle est la fonction la plus ancienne du droit. Cela renvoie à une conception de la société comme société de répartition, d’attribution et à une conception de la justice comme justice de distribution. C’est une conception très estimable de la société, mais qui n’est encore qu’une finalité insuffisante.
La finalité longue, selon Paul Ricœur, est la plus profonde. C’est elle qui fait vraiment la valeur de l’institution de la justice, elle dépasse la répartition des parts et cherche à « faire prendre ou reprendre part au jeu social à tous ses protagonistes », à faire en sorte que personne ne perde la face, ne soit complètement exclu du jeu. Cela veut dire que, même dans un procès pénal, il faut d’une part accorder la reconnaissance à la victime. La victime demande à être reconnue dans son état de victime. Mais il faut aussi accorder cette reconnaissance au coupable afin qu’il paie sa dette et que lui soit laissée la possibilité de s’amender, une fois cette dette payée, pour être réintégré dans la société.
C’est Hegel, repris par Alain, qui a dit que la sanction « honorait le coupable » : « La sanction est donc ce qu’on doit au coupable … » Cette formule, sous la plume de Hegel, concernait la peine de mort. Il voyait, même dans la peine de mort, le moyen pour un être humain de s’offrir l’occasion de risquer sa vie et, ce faisant, se donner son honneur d’homme. C’est une mesure de réhabilitation de l’homme en son humanité puisque par définition l’être moral est un homme libre.
Qui dit liberté dit acceptation du risque de transgression ; mais il faut reconnaître que cela n’a rien d’évident ; l’inverse de cette position, c’est l’idéologie sécuritaire : on ne considère pas les hommes comme libres, on considère qu’il faut les « programmer » pour qu’ils ne versent pas dans la délinquance. On a là deux modèles très différents de conduite humaine :
ou bien on considère les hommes comme libres et on s’adresse à eux par des interdits religieux, moraux, juridiques : « tu ne feras pas … » mais on sait bien qu’il est possible qu’ils le fassent quand même, auquel cas ils seront punis ;
ou bien on ne fait pas confiance, et on s’arrange pour que le délit ne se produise pas, comme on le fait avec des petits enfants ; c’est une question d’actualité. Bien des gens voudraient remplacer les règles juridiques par des règles disciplinaires dans le cadre d’une idéologie sécuritaire.
Plutôt qu’une élimination physique du coupable, on peut tout faire pour le réintégrer en son humanité. On considère que c’est un homme libre qui a fauté, et on considère qu’il est capable de payer sa dette et, lorsqu’il aura payé sa dette, de réintégrer la société. Une bonne justice sera donc une justice qui s’explique et convainc, qui s’adresse à chacun de façon à renouer le lien social au-delà du différend.
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Vice-recteur des facultés universitaires Saint-Louis de Louvain, directeur de l’Académie européenne du droit. Auteur notamment du Temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999.