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Quand les pays émergents s'imposent sur la scène internationale (entretien)

juin 2012

#Divers

La crise financière a accéléré le processus de rééquilibrage des pouvoirs au niveau mondial. Quelles conséquences cela a-t-il sur la gouvernance internationale ? Les pays émergents sont-ils prêts à prendre leurs responsabilités, et comment l’Occident réagit-il à l’érosion de son pouvoir d’influence ?

Esprit – La coopération internationale est souvent perçue comme inefficace, comme en témoigne le surnom du G20, rebaptisé « G vain ». Comment expliquer le scepticisme qui affecte aujourd’hui ces efforts de négociations multilatérales ?

Pascal Lamy – C’est un vrai paradoxe. La crise a rappelé, sinon révélé, les interdépendances structurelles qui lient aujourd’hui les différents pays du monde. Cependant, construire un accord international requiert beaucoup d’énergie de la part des dirigeants politiques. Or, en temps de crise, celle-ci est presque complètement absorbée par le niveau national. La situation de crise, en outre, érode la légitimité : plus la crise s’aggrave, plus l’autorité des dirigeants est affectée, moins ils sont aptes à des compromis internationaux, donc plus il est difficile de coopérer davantage pour accélérer la sortie de crise. C’est un cercle vicieux.

Ce cercle vicieux n’est-il pas encore plus criant dans le domaine financier ?

La crise du multilatéralisme est antérieure à la crise financière. Il faut admettre que le système multilatéral n’a que peu progressé depuis la décennie des années 1990, depuis la signature du protocole de Kyoto, la fin des négociations commerciales du cycle d’Uruguay et la création de la Cour pénale internationale, qui ont représenté des avancées importantes dans la gouvernance de la globalisation. Seule exception notable : la réforme du Conseil des droits de l’homme de l’Onu. Les débats et les actions autour de l’Afghanistan, de l’Irak ou du Moyen-Orient n’ont en rien changé les institutions ou la manière de prendre des décisions.

La crise du système multilatéral s’explique par des basculements géopolitiques. Le système actuel a été pensé par le monde occidental après la Seconde Guerre mondiale. La décolonisation avait déjà entériné un recul européen sur le plan idéologique, mais c’est maintenant qu’on en voit les conséquences économiques. Celles-ci sont d’ailleurs différentes selon les continents, l’économie africaine relevant encore, à bien des égards, d’un modèle colonial. Mais, depuis l’apparition des pays émergents, on n’est plus d’abord dans le débat Nord/Sud. Avant, les riches étaient puissants, et les pauvres étaient faibles. À partir des années 1990, on a vu apparaître des pauvres puissants. Ce qui s’est alors substitué à la question Nord/Sud a été la question sociale mondiale1. C’est cela, la globalisation : un stade historique d’expansion du capitalisme de marché dont le moteur est la technologie et qui transforme la question sociale. On entre en effet alors dans des rapports internationaux : les nouveaux entrants veulent leur place, et cette revendication bouscule les anciennes puissances installées.

La crise de la régulation mondiale

Avec la crise de 2008, le défaut principal de la régulation internationale apparaît au premier plan, à savoir l’absence de régulation dans le domaine de la finance (contrairement à d’autres domaines analogues, par exemple les épizooties, dans lesquels la régulation internationale fonctionne). Il est faux de dire que la question n’a pas été posée, ou que le problème n’a pas été identifié. Tout simplement, on n’a pas voulu le régler. Dès la fin des années 1980, on en a discuté, mais sans parvenir à trouver de consensus. Les uns voulaient réguler le marché de la finance, là où les autres – en particulier les Américains et les Britanniques – craignaient que de telles mesures ne brident l’innovation. La régulation est donc restée au point mort, et la crise des subprime a pu se produire car il n’y avait pas de discipline internationale correspondant à l’internationalisation de la finance et à la liberté de circulation que celle-ci offrait aux produits financiers de tous ordres, y compris toxiques.

Ce premier choc de la crise, qui correspond aux années 2008-2009, a accéléré le rééquilibrage des forces économiques au niveau mondial. Avant, on avait un différentiel de 1 à 2 entre la croissance des pays occidentaux et le reste du monde, à présent l’écart se creuse, puisque les États-Unis, l’Europe et le Japon vont avoir une croissance plus faible au cours des dix prochaines années. Bien sûr, l’effet de ralentissement au Nord n’est pas sans incidence sur le Sud, mais les pays du Sud, peu à peu, développent aussi leur propre marché, ce qui réduit le poids des marchés extérieurs dans leur économie. Ils échangent aussi davantage entre eux.

On pourrait aussi analyser la période que vous décrivez autrement, de manière plus conflictuelle. En un sens, la fin des années 1980 a été marquée par une déconnexion profonde et croissante entre la puissance politique et le poids dans les instances internationales d’un côté, et la réalité économique de l’autre. Dans les années 1990, des États qui ont en main les outils internationaux ont mis en place des techniques (outils financiers et endettement public) pour maintenir un statut qui se dégradait du point de vue économique et social.

L’origine de cette attitude se trouve aux États-Unis, dont la politique budgétaire et monétaire systématiquement accommodante est la contrepartie à l’absence de sécurité sociale. Les Américains ont du mal à gérer les conséquences sur le marché du travail du choc schumpétérien et celui de la révolution technologique autrement que par cette politique expansionniste. Les conséquences sur le monde ont été d’autant plus considérables que le dollar demeure la monnaie de référence internationale, ce qui exonère largement les États-Unis de la contrainte extérieure.

Pour en revenir au système international, la question nouvelle est de savoir quels sont, dans ce système, les droits et les devoirs des pays émergents. Avec la fin du débat exclusif entre Nord et Sud, on est sorti du schéma simple basé sur la dette morale ou la responsabilité politique de l’un envers l’autre. Avant, si l’on peut dire, les riches devaient quelque chose aux pauvres, on avait donc adopté le principe de la « responsabilité commune et différenciée », par exemple dans le protocole de Kyoto, ou celui du « traitement spécial et différencié » dans les accords du Gatt ou de l’Omc qui signifiait que les pays du Nord devaient faire plus d’efforts que ceux du Sud, et que ceux du Sud devaient bénéficier d’exonérations et de flexibilités pour pouvoir rattraper le Nord.

Actuellement, le cas des pays émergents ne rentre plus dans ce moule idéologique. Qu’il s’agisse du changement climatique ou du commerce, c’est un problème politique que les organisations internationales n’arrivent pas à régler parce qu’elles refusent de le poser en tant que tel. Aujourd’hui, les pays émergents peuvent apparaître soit comme des pays pauvres avec beaucoup de riches, soit comme des pays riches avec beaucoup de pauvres. C’est là que l’on trouve le lien entre le système international et les obligations qu’il impose et la question sociale.

Les émergents assumeront-ils leur rôle ?

Cette évolution est également rendue difficile par le fait que les émergents ne semblent pas avoir de communauté d’intérêts. Cela se voit à chaque fois qu’il s’agit de prendre position à l’Onu. La seule stratégie commune est celle de la préservation de la souveraineté nationale, comme on a pu le voir au moment du vote de la résolution sur la Libye. On peut se demander s’ils sont vraiment prêts à jouer le jeu du multilatéralisme.

Ils adhèrent à la nécessité du multilatéralisme, mais sont réticents à céder de la souveraineté dans un jeu dont ils n’ont pas fixé les règles, auxquelles ils se sentent ou se disent donc en partie étrangers. On reste un peu dans l’esprit des non-alignés, quand on retrouve par exemple sous la même bannière le Brésil, l’Inde, le Pakistan, la Chine, l’Indonésie et l’Afrique du Sud. En somme, les émergents ne se sentent pas auteurs et propriétaires des règles du jeu, sans d’ailleurs en proposer véritablement d’autres à ce stade, si ce n’est des revendications légitimes de sièges et de directions d’organisations internationales (comme ça a été récemment le cas – sans succès – avec le Fmi).

On ne peut négliger le fait que le système international dont on parle a été conçu dans un contexte de développement économique, de maturité bureaucratique, de niveau environnemental et de promotion des droits de l’homme créé par l’Occident. Or, actuellement, si le rattrapage économique se fait très rapidement, on ne peut pas en dire autant de ces autres domaines. Il est donc compliqué pour les émergents de trouver leur place dans une enceinte qui, de fait, ne leur correspond pas.

Cette évolution se fait ; elle est complexe, difficile, mais ne part pas, de la part des pays émergents, d’un refus de toute forme de responsabilité. Ils veulent simplement pouvoir renégocier les règles. Or, cela pose le problème de la structure de la gouvernance mondiale. Ce qui lui manque, c’est une fonction d’utilité collective, une plate-forme de valeurs communes, qui dit au nom de quoi on fait les choses ensemble. C’est un problème de sens, d’instruments théoriques et juridiques qui existent mais s’appliquent mal, car ils appartiennent à un monde où l’on se contentait d’affirmer des principes que chacun devait faire respecter chez soi. La question des inégalités sociales, par exemple, ne figure pas dans la vision onusienne telle qu’elle s’est dessinée dans les années 1950. Or, les arbitrages entre liberté et sécurité, innovation et solidarité sont aujourd’hui primordiaux non seulement au niveau national, mais au plan mondial. Actuellement, il n’existe pas de déclaration globale des droits et des obligations servant de base sur laquelle ces arbitrages puissent se faire. La seule base qui existe, de manière implicite, est occidentale, mais ni elle ni son héritage n’ont jamais été revus. Il s’agit d’une gangue idéologique qui renvoie à la genèse du capitalisme de marché, et ne correspond pas, par exemple, à l’univers philosophique des Chinois ou des Indiens. Notre monde a besoin d’un socle de valeurs communes, de nature à construire une espérance qui rassemble des milliards d’êtres humains et qui soit autre que celle d’un marché planétaire qui ne serait unifié que par les prix du travail et des marchandises, aussi efficace soit-il pour le développement. Il va falloir s’accorder, enfin, sur ce « bien commun » universel.

Cependant, ce socle de valeurs communes que vous appelez de vos vœux n’a jamais été nécessaire pour faire du commerce. C’est d’ailleurs une question qui intrigue les philosophes depuis longtemps : on n’a pas besoin de corpus culturel commun – ni même de langue commune – pour échanger des biens sur un marché. Pourquoi alors faudrait-il aujourd’hui trouver un consensus autour de valeurs communes sur lesquelles on a toujours fait l’impasse ?

Le commerce est en réalité une dimension très accessoire de la globalisation du capitalisme de marché. Il est d’ailleurs bien antérieur à l’émergence de ce capitalisme. Vous avez raison, l’échange commercial se nourrit de différences que le capitalisme de marché établit en avantages comparatifs. L’Omc, par exemple, n’a pas besoin de ce socle de valeurs, sauf quand il y est question des relations entre le commerce et la santé, le commerce et l’environnement, c’est-à-dire quand il y a des arbitrages à faire. Le commerce est certes une manifestation de la globalisation, l’un de ses vecteurs, parce que c’est par l’échange commercial que les effets de la technologie sur le travail se produisent, mais il y a eu du commerce sans globalisation, et pendant longtemps le commerce a été la manifestation de la non-globalisation. La transaction est une interface où la diversité peut être maintenue2.

Outre cette approche anthropologique, qui identifie des points de passage entre les civilisations, on peut songer à une autre démarche, qui consiste à dire que les avancées se font à l’occasion de chocs communs. L’Onu, par exemple, a été construite après qu’un certain nombre de pays ont constaté leur capacité à se détruire les uns les autres. On a alors créé un dispositif, et en son sein un noyau dur, le Conseil de sécurité, qui a un mode de décision spécifique, plus mobile, et a donné naissance aux principales avancées du xxe siècle en matière de traités internationaux. Aujourd’hui, on pourrait dire qu’on se trouve dans une situation analogue, où le risque systémique créé par la crise financière et la menace environnementale pourrait mener à des avancées. Reste à se demander si les émergents perçoivent ce risque systémique, ou si pour eux la crise actuelle est avant tout une crise atlantique à l’écart de laquelle ils pensent pouvoir se tenir.

Je ne pense pas que la question des modes de décision soit le problème majeur. Ce qui est essentiel, c’est la légitimité, liée à un sentiment d’appartenance. Du reste, le Conseil de sécurité de l’Onu est loin d’être un modèle de prise de décision majoritaire, puisque cinq membres ont un privilège exorbitant, le droit de veto, par rapport aux autres. Le principe fondamental, c’est la proximité du pouvoir ; les hommes n’acceptent de déléguer leur pouvoir qu’à travers un principe de solidarité, qui doit leur assurer, en quelque sorte, un retour. C’est cette subsidiarité de la légitimité qui explique une grande partie des difficultés que rencontre la gouvernance supranationale. Seul le sentiment d’appartenance peut créer le terreau de la gouvernance, or ce sentiment n’existe pas encore au niveau mondial. L’Europe, à cet égard, est un laboratoire. On voit bien que si la construction européenne se grippe, c’est parce que le sentiment d’appartenance n’est pas assez fort, et qu’en cas de crise, les opinions se replient sur leur identité nationale.

La situation dans laquelle se trouve actuellement l’Europe est intimement liée à la crise. Le fait qu’il y ait trois anciens commissaires européens dans le gouvernement grec et un à la tête de l’Italie est certes frappant, mais je pense que c’est lié à une faille des systèmes politiques, qui ne sont pas parvenus à reconnaître à temps leurs problèmes ni à bâtir un consensus pour les résoudre ; de là le recours aux techniciens. Les gouvernants d’aujourd’hui sont friands de métaphores guerrières pour décrire leur « combat » contre cette crise. Or, les guerres, sur le plan politique, sont simples, dans la mesure où elles font émerger des leaders, ce que ne font pas les crises, qui au contraire affectent très largement l’autorité politique.

Pour en revenir aux pays émergents et à leur perception de la crise, je crois qu’ils sont très conscients de l’interdépendance dans laquelle nous nous trouvons. Cette conscience s’accompagne néanmoins d’un certain ressentiment vis-à-vis des pays industrialisés qui, après avoir donné des leçons économiques et politiques aux autres, ont été les premiers à ne pas les appliquer.

Justement, la régulation de la mondialisation est actuellement à un point critique, et l’on peut se demander si elle restera acceptable pour les pays occidentaux. D’une part, ils étaient habitués à un système dans lequel ils étaient surreprésentés, et il n’est pas dit qu’ils acceptent une forme de déclassement international. D’autre part, nous entrons dans une période inédite pour les démocraties occidentales, qui vont devoir adopter des mesures drastiques de désendettement dans un contexte de croissance faible, ce qui signifie que pour la première fois ces démocraties ne s’orientent pas vers un enrichissement collectif durable. Depuis cinquante ans, on a assisté à une formidable croissance, associée à un immense mensonge d’État. En d’autres termes, à partir des années 1980, avec l’essoufflement de la croissance de l’après-guerre, on lui a substitué l’endettement public et le crédit privé. Aujourd’hui, privés de ces produits de substitution, on entre dans une phase démocratiquement beaucoup plus dure. Comment cela va-t-il affecter la gouvernance mondiale ?

On est ici au cœur du problème. Jusqu’à présent, en réalité, le multilatéralisme officiellement proclamé au niveau international n’était pas réellement pratiqué. Aujourd’hui, avec le poids grandissant des émergents, la donne a changé. Pour autant, il n’est pas nécessaire de céder au pessimisme. Je pense que, dans ce système global et dans cette division internationale du travail qui continue à se transformer tous les jours sous l’effet des nouvelles technologies, des solutions coopératives existent, même si aujourd’hui elles ne sont pas identifiées comme telles.

Par ailleurs, les Américains, les Asiatiques et les Européens n’ont pas les mêmes problèmes. Dans chacune de ces zones, le rapport entre la liberté et la solidarité, entre l’innovation et la collectivité, est différent. Pour schématiser, on pourrait dire qu’aux États-Unis, il y a un fort coefficient de liberté individuelle et d’économie de marché, là où, en Asie, le rôle de l’État et des solidarités familiales ou sociales est encore très important. L’Europe se situe entre les deux. Le vrai problème de l’Europe aujourd’hui, c’est donc de savoir si sa spécificité – l’association entre économie de marché et État-providence – est soutenable. Historiquement, ce modèle a été nourri par une démographie positive et une croissance soutenue. Or, ces paramètres ont changé : y a-t-il aujourd’hui un modèle pour l’État-providence dans un contexte de démographie déclinante et de croissance faible ? Le système de protection sociale peut-il résister aux changements de ces deux facteurs qui ont fait son succès ?

La réponse à ces questions n’est pas nécessairement négative. Un taux de croissance faible en Europe n’est pas une fatalité, mais il faut identifier les leviers qui permettront de le redynamiser et de moderniser les systèmes de protection sociale, sachant qu’ils sont aujourd’hui plus ouverts qu’auparavant. Il n’y a pas de fatalité du déclin européen ; du reste, en termes de parts de marché mondial, les États-Unis et le Japon ont reculé davantage que l’Europe au cours des vingt dernières années. L’Europe n’est pas non plus condamnée à renoncer à ses systèmes sociaux, à condition que les solidarités à préserver soient bien identifiées et que l’on dispose de l’énergie politique nécessaire pour en tirer les conséquences. Cela implique des réformes importantes, par exemple une amélioration de la compétitivité, notamment dans le domaine des services. En ce qui concerne l’innovation, l’investissement dans l’éducation, la formation et les qualifications doit être reconnu comme la priorité des priorités.

Vous ne partagez donc pas la thèse d’une « nécessaire » démondialisation ?

Certes non ! Comme je l’ai dit ailleurs3, je considère cette thèse comme proprement réactionnaire. La mondialisation est une forme de modernité avec ses progrès, ses douleurs, ses versants riants et ses côtés sombres. À la dimension écologique près, elle accouche d’un monde moins mauvais que le précédent et dont le potentiel de progrès par la coopération est considérable, pourvu qu’il soit traduit en régulations globales, dont nous venons de décrire les viscosités westphaliennes. Vouloir casser la mondialisation, dont le moteur principal est technologique, relève du luddisme. Et on sait que la partie du mouvement ouvrier qui a pris le dessus au moment de la révolution industrielle n’est pas celle-ci, mais l’autre, qui a plaidé pour l’union syndicale contre les détenteurs du capital et des machines. Il en va de même aujourd’hui. La maîtrise de la globalisation est affaire de rapport de forces politiques, compliqué par la diversité planétaire et par les résistances souverainistes. C’est une affaire qui va bien au-delà de l’économie, même si elle demeure son soubassement. Nous rejoignons ici les aspects culturels et symboliques évoqués il y a un moment. Pour faire bref, je dirais que mes années à l’Omc m’ont fait comprendre qu’ouvrir les échanges, c’est autant ouvrir les esprits qu’ouvrir les marchés. Une, parmi d’autres, des nombreuses dimensions de la globalisation.

L’Europe, un laboratoire mal en point

Vous avez parlé de l’Europe comme d’un laboratoire, ce qui est fondamental dans la crise que nous connaissons. Ce qu’on voit actuellement, c’est que cette crise va potentiellement pousser l’Europe à aller plus loin, à mettre en œuvre une plus grande convergence fiscale et budgétaire. Cependant, elle ne dispose pas des instruments pour construire la légitimité démocratique de telles convergences. Comment construire des formes de légitimité qui permettent de concrétiser cette nouvelle étape de l’intégration européenne ?

L’Europe demeure un laboratoire unique et singulier de gouvernance supranationale. Que l’imperium franco-allemand apparaisse en temps de crise est normal ; il a toujours été là, mais il était légitimé par les institutions européennes. Son importance aujourd’hui correspond à l’effacement de ces institutions, résultat d’une érosion institutionnelle qui a commencé à Maastricht et qui a abouti au traité de Lisbonne, pour donner une gouvernance hybride à l’Union européenne. Au cours des années 1990 et 2000, les diplomaties britannique et française ont en effet œuvré avec succès pour remettre en cause la méthode communautaire des « pères fondateurs », en remettant en avant la souveraineté nationale.

Le second élément qui explique la faiblesse des institutions européennes aujourd’hui est le déséquilibre entre l’union monétaire et l’union économique. Le niveau de solidarité financière créé par la monnaie commune n’a pas été corrélé à une discipline économique qui aurait permis d’éviter les risques engendrés par cette monnaie commune. Les Grecs, par exemple, ont bénéficié de la protection de l’euro sans avoir à respecter une discipline contraignante en retour. Tout le monde a ses responsabilités dans cet état de fait. La Commission à laquelle j’ai appartenu a échoué en n’appliquant pas les clauses de convergence à la Grèce, et le Conseil a refusé les propositions de la Commission assurant la fiabilité du système statistique européen. Le pacte de stabilité, qui imposait aux pays membres de la zone euro un déficit maximal équivalent à 3 % de leur Pib, a été enterré par Jacques Chirac et Gerhard Schröder avec l’assentiment des autres dirigeants, pour des raisons de circonstances.

Il est impossible de sortir de cette crise sans aller plus loin dans l’intégration. En effet, si la zone euro venait à exploser, cela provoquerait des réactions en chaîne. L’euro est le produit du marché intérieur comme le marché intérieur était le produit de l’union douanière ; l’un a engendré l’autre. La fin de l’euro entraînerait donc celle du marché intérieur, et, dans le monde d’aujourd’hui, probablement celle de l’union douanière. On se retrouverait donc à la case départ, mais dans un monde entre-temps globalisé. C’est pour cela que le changement de position des Allemands – qui, après avoir hésité pendant une décennie, admettent aujourd’hui la nécessité de plus de fédéralisme – ne m’étonne pas. Pour avoir laissé s’affadir le modèle communautaire, ils sont eux aussi en partie responsables de la crise actuelle.

Il faut renforcer l’efficacité et la légitimité des institutions européennes, et être pragmatique. Si l’on veut une monnaie commune, il faut un niveau de discipline budgétaire et économique qui corresponde à ce que l’on partage. Il ne suffit pas de créer des institutions pour en assurer la légitimité, comme le montre le taux de participation très bas aux élections européennes. De même qu’il faut localiser les problèmes globaux pour en légitimer la gouvernance, il faut nationaliser davantage les débats européens pour créer une affectio societatis aujourd’hui insuffisante. Ce processus n’est pas une solution de court terme à la crise actuelle, mais il n’en est pas moins indispensable à l’avenir de l’Europe.

  • *.

    Directeur général de l’Organisation mondiale du commerce.

  • 1.

    Voir Jean Michel Severino et Olivier Ray, le Grand Basculement, Paris, Odile Jacob, 2011.

  • 2.

    Voir Marc Abélès (sous la dir. de), Des anthropologues à l’Omc, Paris, Cnrs Éditions, 2011.

  • 3.

    Entretien dans Le Monde, 1er juillet 2011.

Pascal Lamy

Haut fonctionnaire et homme politique français, Pascal Lamy a été commissaire européen en charge du commercial international de 1999 à 2004 puis directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) de 2005 à 2013. Il est aujourd'hui président éméritus de l'Institut Jacques Delors. Il a notamment publié Où va le monde ? (Odile Jacob, 2017) avec Nicole Gnesotto et Quand la France

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