Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Le monde au risque de la désintégration. Entretien

Dans votre ouvrage, Où va le monde ?, vous jugez que nous nous trouvons à un tournant critique dans l’histoire de la mondialisation1. Quelles ruptures de l’histoire contemporaine vous semblent expliquer le mieux la situation actuelle et ce qu’on perçoit, depuis le référendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump aux États-Unis, comme une forme de rejet de la mondialisation ?

Pascal Lamy – J’aimerais rappeler d’abord que le projet de ce livre est né avec le numéro qu’Esprit avait consacré en août-septembre 2014 au « Nouveau désordre mondial ». Ce dernier comprenait un article de Nicole Gnesotto intitulé « La mondialisation politique n’existe pas ». Ce constat m’a semblé trop pessimiste, et nous avons entamé un dialogue par écrit. De fil en aiguille, cet échange est devenu plus consistant et nous avons souhaité en faire un livre.

Nicole Gnesotto – On constate, dans les vingt dernières années, une multiplication du nombre de ruptures politiques ou économiques. On prédisait, il y a peu de temps encore, une ère de ruptures technologiques, où des innovations comme Internet viendraient bouleverser la donne tous les cinq ans, mais en réalité ce sont les révolutions politiques qui s’accélèrent de manière spectaculaire, à tel point que la notion même de rupture est devenue le pilier du raisonnement stratégique. On ne pense plus à partir des facteurs stables du système international, mais plutôt à partir des éléments d’incertitude et de risque. Anticiper et prévoir l’évolution du système mondial devient donc extrêmement difficile, voire impossible. Prenons les dates les plus significatives : 1991 et la chute de l’Union soviétique, 2001 et les attentats du World Trade Center, 2003 et la guerre en Irak, 2008 et la guerre en Géorgie, 2011 et le « printemps arabe », 2013-2014 la Syrie et l’Ukraine, 2016 le Brexit et Trump. Tous les ans pratiquement, il se passe quelque chose qui change le monde.

Parmi les grandes ruptures, la première est naturellement la chute de l’Union soviétique, non seulement parce que le communisme disparaît, mais parce que la même révolution a lieu simultanément en Chine. Quasiment au même moment des années 1980, les deux systèmes communistes décident d’adopter l’économie libérale de marché. Voilà l’origine de la mondialisation. Sauf que les Européens ne voient qu’une révolution, celle de l’Union soviétique. Ils oublient de voir ce qui se passe en Chine. Par conséquent, l’Union européenne a accusé un retard dans son adaptation à la mondialisation. Elle s’est à peu près adaptée à la chute de l’Urss par sa politique d’élargissement, mais elle a eu beaucoup de mal à comprendre que ce n’est pas uniquement la zone européenne qui a changé, mais le monde entier.

Ensuite, il y a évidemment les années 2001-2003, avec les attentats du World Trade Center qui révèlent la vulnérabilité nouvelle des États-Unis, puis la guerre en Irak qui témoigne de leur démesure stratégique. Cette double révolution change le monde. Les décompositions actuelles au Moyen-Orient sont le produit de drames en Syrie, en Irak, et en Afghanistan, eux-mêmes largement produits par l’intervention américaine en Irak. L’Europe aussi en est affectée, puisqu’elle comprend à présent qu’elle n’est plus systématiquement protégée par l’allié américain.

Et puis, il y a 2008 : la crise économique déclenchée par la crise des subprimes coïncide largement avec la guerre de la Russie contre la Géorgie. Autrement dit, la mondialisation montre qu’elle n’est pas synonyme de prospérité indéfinie, mais qu’elle produit aussi le retour des crises économiques et financières ; de la même façon, l’approfondissement et l’expansion de la démocratie en Europe ne sont pas les conséquences naturelles de la mondialisation. La fin de la guerre froide ne signifie pas la fin des guerres réelles : elle peut aussi signifier le retour de crises géopolitiques graves avec la Russie. Deux grandes illusions européennes disparaissent en même temps : la prospérité et la démocratie, comme issues naturelles de la mondialisation et de la chute du communisme.

On vit aujourd’hui les conséquences de ces deux grandes crises de la prospérité et de la sécurité. La crise de la prospérité, après des décennies de croissance, explique la montée des mouvements populistes partout en Europe, et notamment au Royaume-Uni. Quant à la crise de la sécurité, elle s’accompagne du retour de la force partout autour de l’Europe, et au sein de l’Europe par le biais du terrorisme.

P. Lamy – Le vote sur le Brexit a eu lieu, Donald Trump a été élu, mais on ne sait pas encore quelles en seront les conséquences. 2016 ne représente sans doute pas une rupture du même ordre que 2001, qui est à la fois l’année des attentats du World Trade Center et celle de l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (Omc), ou encore 2008 qui a marqué la fracture de l’économie globale, mais elle pourrait rester comme un tournant. Il faut néanmoins nuancer ce que vous avez appelé le « rejet de la mondialisation ». Le mouvement des altermondialistes dans les années 1990 et la colère actuelle dans les États désindustrialisés de la Rust Belt sont très différents. Les premiers s’opposaient à la mondialisation au motif qu’elle était nocive pour le développement des pays pauvres – à tort, comme l’a montré la suite.

L’analyse critique de la mondialisation relève avant tout d’une critique pertinente du capitalisme de marché. J’évoque dans notre livre l’aphorisme du fou et de la lune : le sage montre la lune, mais le fou ne voit que son doigt. La mondialisation n’est qu’une phase historique d’un système économico-technico-politique qui domine le monde. Dans tous les débats sur la mondialisation, y compris dans notre pays qui a sa propre sensibilité, si on remplace le mot « mondialisation » par le mot « capitalisme », beaucoup de choses deviennent plus claires. La critique du capitalisme a déjà été faite maintes fois, même s’il évolue et que sa critique doit suivre. Mais comment comprendre la mondialisation ? C’est une expansion territoriale du capitalisme de marché parce que la technologie lui offre des moyens pour se déployer, et imprimer ses effets sociaux dans des espaces beaucoup plus vastes, et de manière beaucoup plus forte et rapide.

On vit désormais dans un monde économiquement, socialement et politiquement fini, global : l’origine de tout cela est la technologie. C’est comme l’évolution de la navigation, du gouvernail d’étambot jusqu’à Internet… À chaque fois, le progrès technologique écrase le coût de la distance. Il élimine le frottement de la distance qui persistait, et donne désormais tout son effet à la théorie ricardo-schumpétérienne, qui énonce : les marchés plus volumineux sont plus efficaces, plus de concurrence vaut plus d’efficience, donc plus de croissance, et ce au prix de processus de destruction/création. Ce sont des chocs de ce type qui réaménagent les relations entre capital et travail : les plus faibles les subissent plus durement que les plus forts. Le processus de mondialisation, guidé par des infrastructures techniques et économiques qui entraînent une interpénétration de plus en plus maillée des systèmes de production de biens, de services ou de populations, ne s’arrêtera pas, car son moteur est d’ordre technologique. On est probablement dans une phase de ralentissement de cette expansion, mais on ne pourra pas revenir en arrière.

Ensuite, il faut considérer les différences d’attitudes à l’égard de la mondialisation. Vladimir Poutine, par exemple, voit la mondialisation comme la fin d’un système de valeurs occidentales dont la Russie doit être le dernier gardien pour éviter l’effondrement moral. Benjamin Netanyahu, de son côté, estime que c’est enfin le règne de l’alya : le règne historique du monde occidental se termine, de manière tout à fait calme et sans agressivité. Donald Trump a sa propre version, paranoïaque, où l’Amérique serait victime de ce système, donc il faut le remettre en cause.

La mondialisation est pensée différemment dans différents endroits de la planète, et ces différences dans l’opinion s’expriment par des turbulences politiques. N’exagérons pas non plus, sur les 7 milliards d’habitants de cette planète, 500 millions ont un problème avec la mondialisation. Cela fait 6, 5 milliards de l’autre côté. Chez nous, sous le réverbère occidental, les changements socio-économiques expliquent en partie la réaction négative des opinions. Car l’ouverture des échanges ne produit des effets d’efficience et de bien-être qu’à certaines conditions2. Or certaines ne sont pas encore satisfaites, comme la capacité à redistribuer justement les gains d’efficience entre des gagnants et des perdants. Il nous faut réduire davantage l’insécurité sociale. C’est l’une des raisons pour lesquelles les répercussions se font sentir plus fortement aux États-Unis qu’en Europe. Les États-Unis redistribuent 35 % de ce qu’ils produisent, l’Europe 45 %. En France, le chiffre est de 55 %. L’autre aspect est le choc culturel, moins facile à lire que la réaction socio-économique. Dans les études qui sont parues depuis le Brexit et l’élection de Trump sur les origines de ce mouvement, on mesure bien l’importance de ce facteur culturel.

Ainsi, il est très difficile de dire si ce qu’on a connu en 2016 est une déviation par rapport à un cours, qui va être corrigée, ou s’il s’agit d’une véritable inflexion. Idem pour l’élection d’Emmanuel Macron !

N. Gnesotto – Effectivement, la mondialisation est une bonne nouvelle pour les trois quarts de la planète. Pour le paysan chinois ou le paysan indien, c’est l’accès au marché économique, à l’école, à l’éducation pour les enfants, les femmes. Mais c’est une mauvaise nouvelle, déstabilisante, pour les vieux pays désindustrialisés et en particulier pour les pays européens. Et comme nous avons une tendance à être très eurocentrés et que nous vivons le monde à partir de nos préoccupations, en Europe et en France, la perception de la mondialisation est négative. N’est pas bon samaritain qui veut : quinze millions d’Indiens entrent tous les ans sur le marché du travail, mais le travailleur français ne s’en réjouit pas forcément. La mondialisation est à la fois une avancée contre la pauvreté dans le monde, et un facteur de déstabilisation pour l’Europe.

En réalité, la mondialisation n’est ni globale, ni mondiale. Elle ne concerne pas tous les pays de la planète et, dans les pays industrialisés, elle n’enrichit pas également toutes les couches de la population. En Afrique, tous les indicateurs sont au rouge. Je ne crois pas non plus à l’entrée dans la mondialisation de la grande zone Moyen-Orient, malgré les mirages que représentent le Qatar ou les Émirats arabes unis. Des régions et des populations entières sont donc pour l’instant exclues de la mondialisation économique, qui ne concerne d’ailleurs pas toutes les catégories sociales chez nous. Le paradoxe de la mondialisation est en effet profondément déstabilisateur : elle accroît la richesse en même temps que les inégalités de richesses. La France s’enrichit mais les Français ont le sentiment de s’appauvrir. Ce sentiment de paupérisation est l’une des explications de la mauvaise image, voire du rejet de la mondialisation dans nos pays. Un rapport publié par Oxfam il y a deux ans avance que 1 % de la population mondiale possède désormais autant de richesses que les 99 % restants. Le monde marche sur une poudrière.

L’erreur a été de croire que ces inégalités de richesses pourraient être réparées et comblées par la force même du marché. C’est ce que pensaient les ultralibéraux des années 1980, Margaret Thatcher, Ronald Reagan et leurs successeurs. Le marché était supposé parfait, et capable de réguler lui-même ses excès. C’est absolument faux : les inégalités ne sont réduites que par des politiques volontaristes que l’on n’a pas appliquées en Europe depuis très longtemps, et c’est ce que reprochent de nombreux citoyens à la construction européenne.

Une seconde erreur a été de penser que la mondialisation permettait un rapprochement des cultures, des modes de consommation ou de vie, qu’Internet avait rendu la Terre plate, que tout le monde était à égalité. C’est une illusion. Il y a une étanchéité totale entre la mondialisation économique qui réunit le monde et la sphère politique qui reste séparée, divisée, différenciée.

On a eu tendance à considérer que l’économie était une forme de neutralisation des conflits, de sortie du politique, alors qu’elle est naturellement porteuse d’oppositions et de rapports de force. Des politiques économiques mieux adaptées aux réalités de l’interdépendance globale ne devraient-elles pas reconnaître notamment l’importance de nouveaux acteurs – les villes, la société civile, les multinationales ? La notion d’interdépendance elle-même a souvent été interprétée comme un facteur d’apaisement, mais n’est-elle pas aussi source de conflits, de rivalités, de guerres économiques ou de guerres pour les ressources ?

N. Gnesotto – C’est le cœur de notre différence de vues. Je crois qu’il existe un plafond de verre entre la sphère économique et les autres espaces politiques. Autrement dit, la mondialisation économique glisse sur la sphère politique comme l’eau sur les plumes d’un canard. Elle est sûrement une force déterminante de structuration du monde contemporain. Mais il faut compter aussi avec les passions, la géopolitique, les rapports de force, qui ont des implications aussi fortes que les logiques d’intégration économique. Prenons, par exemple, la Russie de Vladimir Poutine. La rationalité économique voudrait qu’il coopère avec le marché européen, car son intérêt est bien de nous vendre son gaz et son pétrole, afin que les investissements européens permettent de réparer un peu les infrastructures russes. Or il ne le fait pas, car il obéit à une logique géopolitique. Sa vision de l’ordre européen est sans l’ombre d’un doute contraire à ses intérêts économiques. Pourtant, elle prime dans la définition de sa politique.

En Asie, une crise majeure, qui partirait de la Corée du Nord ou des îles en mer de Chine, pourrait détruire la mondialisation économique. La Chine tire la croissance mondiale depuis maintenant une vingtaine d’années ; si elle entrait en guerre avec les États-Unis, tout serait remis en cause. L’interdépendance entre les États-Unis et la Chine est très forte, car celle-ci possède 2 000 milliards de dollars de dette américaine, mais malgré tout, les Chinois feront un casus belli de l’indépendance de Taïwan ou de la non-réunification démocratique de la Corée.

Au niveau de la planète, une tension très violente s’est installée entre une logique qui unifie et l’autre qui divise : les dynamiques d’intégration économique auront-elles raison des crises et des affrontements politiques ? Ou les forces de déconstruction politique finiront-elles par remettre en cause l’intégration économique ? Cette tension est palpable en Europe, qui est un microcosme de l’état du monde. La question vitale pour la construction européenne est celle des dynamiques d’intégration économique : est-ce qu’elles vont continuer et apaiser les tensions politiques, les ressentiments des populations, le populisme, ou les logiques de désintégration vont-elles l’emporter, comme on l’a vu avec le Brexit ou l’évolution de la Hongrie et de la Pologne ? Je ne crois pas que le commerce adoucisse les mœurs, pas plus que je ne crois à la force pacificatrice des marchés. La logique des passions me paraît beaucoup plus forte et déstructurante que la logique de la coopération économique.

P. Lamy – Il est vrai qu’on ne passe pas aisément de l’intégration économique à l’intégration politique, pour une raison simple : ces espaces sont « anthropolitiquement » différents. Polanyi propose une lecture en termes d’« encastrement » ou de « désencastrement » de l’économie et de la politique. C’est la question centrale pour l’Union européenne, qui est le seul projet dont l’ambition explicite est d’associer l’intégration économique et l’intégration politique.

Les systèmes d’intégration économiques, techniques ou scientifiques créent des liens qui rapprochent, mais ce ne sont pas pour autant des liens d’appartenance. Il y a un saut entre l’économie fondée sur des marchés, des prix et des efficiences, et la communauté politique. Lorsque j’achète un tee-shirt chez Carrefour, même si je compare les prix des productions chinoise ou portugaise, mon acte d’achat ne signifie pas grand-chose. Le marché est sans affect. Par contre, si je me demande comment voter ou si je dois ratifier un traité de commerce, je réagis sur une base émotionnelle qui repose sur mon appartenance à un espace politique. Dans quelles conditions ce passage se fait-il ? Ce que l’expérience européenne nous dit après soixante ans, c’est que le rêve des pères fondateurs de transformer le plan de l’intégration économique en ordre de l’intégration politique n’est pas acquis. Reconnaissons qu’un billet de dix euros, avec ses ponts et ses autoroutes, n’est pas très émouvant.

Comme disait Jacques Delors, on « ne tombe pas amoureux d’un grand marché ». C’est fondamental, parce que, dans la globalisation, ces rapprochements techniques et économiques vont continuer. À l’Omc, j’ai vu que l’urgence d’une norme internationale sur le bien-être des animaux peut sembler plus grande que l’urgence d’une norme internationale sur les droits de l’homme. Cela peut sembler absurde, sauf qu’on fait commerce d’animaux et que les Indonésiens achètent de la viande australienne. Elle est exportée sur pattes, et sacrifiée halal en Indonésie. Les activistes du bien-être des animaux clament qu’il faut interdire l’exportation de ces pauvres animaux, sacrifiés lorsqu’ils arrivent à destination. Cela provoque plus de tensions dans le système que ce qui se passe aux Philippines ! Il faut revenir à une approche politique de ce système qui implique aujourd’hui une marchandisation excessive.

Le droit, justement, pourrait-il être le troisième terme de cette équation entre l’économique et le politique ? Il règle un certain nombre de choses dans le marché, mais matérialise aussi l’appartenance à une communauté politique…

P. Lamy – Le passage se fait par des institutions, dont le droit. Si on a eu ces pulsions d’organisation institutionnelle du monde après la Première, puis après la Seconde Guerre mondiale, c’est par nécessité, pour stabiliser et pacifier. Tout cela est juste. En même temps, le droit est l’expression d’un certain rapport de force. Le terme qui allie l’économie et la politique, c’est la solidarité. C’est un mot un peu plus sentimental, plus abstrait, de l’ordre des valeurs. Mais la solidarité n’a de sens que dans des espaces reconnus et ressentis. Le projet d’« Europe sociale » me semble à la fois souhaitable, et difficilement réalisable. Il faudrait un Smic partout, de même qu’un impôt sur les sociétés commun. Mais je ne pense pas qu’un Danois veuille d’une Europe sociale calquée sur la législation sociale des Roumains…

N. Gnesotto – Je ne suis pas sûre que le sentiment de solidarité naisse d’un mode de consommation partagé. Je ne crois pas non plus qu’un sentiment d’appartenance collectif à l’humanité résultera mécaniquement de la mondialisation. En revanche, la solidarité peut venir des chocs politiques. Il n’y a que deux ou trois domaines où existe un espace mondial de solidarité. Premièrement, l’environnement et le réchauffement climatique, où se précise un danger existentiel : c’est la peur collective d’une catastrophe qui entraîne une solidarité politique, comme l’accord de Paris en décembre 2015 le démontre. Le deuxième espace serait celui des grandes pandémies, notamment depuis le sida et l’apparition de nouveaux virus qui peuvent détruire non seulement des centaines de milliers de personnes, mais également la mondialisation elle-même. S’il faut fermer les aéroports et les ports pour arrêter une pandémie, c’est la mondialisation que l’on arrête. Sur ces grands risques mondiaux, un espace politique commun s’est créé – à partir d’un risque de catastrophe. L’Organisation mondiale de la santé (Oms) est devenue aujourd’hui une instance de gouvernance mondiale, où coopèrent tous les États, russe et chinois compris.

P. Lamy – Je crois plutôt à une évolution de solidarités partielles et thématiques. Prenons l’exemple du sida. L’Oms, franchement, n’a eu aucune efficacité. La preuve en étant qu’il a fallu créer le Fond mondial de lutte contre le sida qui, lui, fonctionne bien. L’Oms correspond à une gouvernance westphalienne, version Conseil de sécurité, alors que le Fond mondial de lutte contre le sida, c’est de la « polygouvernance ». Il réunit la Fondation Gates, des militants, des États, des représentants de différents collectifs. La voie n’est pas la globalisation des problèmes locaux, mais bien le contraire. On peut faire beaucoup en dehors des mécanismes de gouvernance traditionnels. Je pense aux océans, et à l’incapacité de sortir d’une gestion westphalienne où les riverains se mettent d’accord entre eux sur les quotas de pêche ou l’exploration. Sur le climat, si cela a fini par avancer, c’est d’abord parce qu’en novembre 2014, les Chinois et les Américains se sont mis d’accord. Et la raison est locale, pas globale. Le gouvernement chinois a accepté une forme de discipline internationale pour des raisons locales, en raison de la pression de la population sur le Parti communiste. Ceux d’entre nous qui ont assisté à la Cop21 ont circulé dans le pavillon des États. À côté, il y avait le pavillon des multinationales, et plus loin il y avait le pavillon des organisations non gouvernementales. Tous ces acteurs interagissaient véritablement, à égalité en quelque sorte. Une nouvelle forme de coalition transnationale qui dépasse le modèle westphalien de 1648.

Vous tombez d’accord sur l’idée qu’en réponse à l’état du monde et aux défis auxquels nous sommes confrontés, il nous faut plus d’Europe. Mais c’est précisément ce que les opinions européennes n’ont pas l’air de vouloir… Comment redonner un élan au projet européen dans le contexte actuel ? Vous évoquez le besoin de « civiliser la mondialisation », mais l’Europe peut-elle continuer de se réclamer de valeurs universelles ?

P. Lamy – Oui, je le pense. J’ai appris ce qu’était l’Europe de l’extérieur, dans le regard des non-Européens. Le modèle européen et la civilisation européenne sont parfaitement caractérisés dans l’esprit des non-Européens, qui jugent que c’est l’endroit de la planète où on vit le mieux. On peut trouver provocante cette allusion à une « mission civilisatrice » qui sent le vieux colonialisme, mais je tiens à ce mot, car civiliser, c’est parler de valeurs. On parle des Lumières, de la liberté, de l’humanisme, des droits individuels, de l’égalité, des systèmes de solidarité, de l’environnement, de l’accès à la culture. Les Européens ne perçoivent pas toujours l’importance ni la singularité de cet héritage, ils voient d’abord leurs différences avant de percevoir leurs ressemblances. Mais la difficulté aujourd’hui n’est pas tant l’appartenance, que la confiance. Dans les sondages, à la question : « Est-ce bien que votre pays appartienne à l’Union européenne ? », 60 % de sondés répondent par l’affirmative. Mais à la question : « Est-ce que vous faites confiance à l’Union européenne pour apporter la solution à vos problèmes ? », on arrive seulement à 30 %.

L’ambition européenne doit être actualisée : la paix entre la France et l’Allemagne n’est plus un objectif mobilisateur pour les générations qui viennent. Il faut articuler un projet européen au niveau mondial, en cohérence avec notre poids économique, avec le niveau d’éducation de notre population qui continue à produire 30 % du savoir scientifique mondial. L’Europe a besoin d’un nouveau récit, qui associe des idées, des projets et de l’émotion. Les femmes qui manifestaient en Pologne contre la remise en cause du droit à l’avortement le faisaient avec un drapeau européen, ces symboles ont donc un sens, mais ils ne peuvent suffire aujourd’hui.

Nous avons également besoin de leadership au plan national. Le sentiment européen a beaucoup souffert du discours selon lequel les dirigeants nationaux s’attribuent tout ce qui va bien et mettent sur le dos de Bruxelles tout ce qui va mal. Et puis la dimension géopolitique est atrophiée pour l’instant par rapport à la dimension géoéconomique et cela renvoie à des sujets comme le tabou de la force, ou la nécessité de construire une politique étrangère commune avant de proposer une défense commune.

N. Gnesotto – L’Europe est à la fois le problème et la solution. Si on veut la rendre à nouveau désirable pour les citoyens, il faut dire la vérité. On a fait des erreurs pendant la décennie 1990, on a donné plus d’importance au marché qu’à l’intégration des personnes. Aujourd’hui, il faut la rendre utile pour les gens au quotidien, qu’elle puisse amortir le choc pour des jeunes chômeurs par exemple. Je crois profondément que l’Europe doit jouer un rôle dans la redistribution des richesses, dans la réduction des inégalités causées par la mondialisation. Sans solidarité, sans fonction sociale, l’Europe est menacée de rejet définitif. Quant au sens de l’intégration européenne, il ne peut plus être celui de la « paix Est-Ouest », il doit s’inscrire dans la mondialisation. Civiliser la mondialisation, ce n’est pas être impérialiste, car l’Europe doit respecter la différence entre nous et les autres. C’est faire en sorte que l’Europe soit un acteur majeur du monde de demain, que les Européens soient à cette table de négociation où s’écriront les règles futures de la mondialisation. L’Europe est la première puissance économique du monde, mais, sur le plan politique, elle ne pèse quasiment rien. Pour qu’elle cesse de subir des règles écrites par d’autres et à leur bénéfice, il est urgent de redonner au projet européen un sens politique.

  • 1.

    Nicole Gnesotto et Pascal Lamy, avec Jean-Michel Baer, Où va le monde ?, Paris, Odile Jacob, 2017.

  • 2.

    Voir à ce sujet Pascal Lamy, The Geneva Consensus, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

Nicole Gnesotto

Après des études de Lettres et d'histoire, Nicole Gnesotto a passé une grande partie de sa carrière au Conseil de l'Union européenne. Spécialiste des questions stratégiques, elle a été le premier directeur de l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne.Elle est titulaire de la chaire "Union Européenne" au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM).  Elle a notamment publié Le

Pascal Lamy

Haut fonctionnaire et homme politique français, Pascal Lamy a été commissaire européen en charge du commercial international de 1999 à 2004 puis directeur général de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) de 2005 à 2013. Il est aujourd'hui président éméritus de l'Institut Jacques Delors. Il a notamment publié Où va le monde ? (Odile Jacob, 2017) avec Nicole Gnesotto et Quand la France

Dans le même numéro

La bataille des droits de l’homme

Les violations des droits de l’homme restent impunies en Syrie. Le rêve illibéral d’une démocratie sans droit gagne la Turquie et les pays d’Europe centrale. Les institutions internationales sont impuissantes ou réduites à mener des actions humanitaires. Si le moment des droits de l’homme est derrière nous, il revient à l’Europe de mener une nouvelle bataille pour ces droits. Des articles aussi sur l’élection présidentielle, la ville numérique et l’Etranger de Camus.