Quand les séries télévisées s’emparent de la lutte contre le terrorisme
Quel est le rôle des images fictionnelles au sein des espaces publics français et américains dans les contextes de lutte contre le terrorisme et de « guerre de l’information » ? Comment évaluer la véracité de ces représentations ? À quels titres importent-elles ? La proximité entre acteurs du divertissement et de la sécurité pose-t-elle problème et pour quelles raisons ? La fiction télévisuelle peut-elle être d’un quelconque secours quand il s’agit de penser le présent ?
Le colloque de clôture du projet Tesdem (« Terrorisme et séries télévisées en démocratie », coordonné par Pauline Blistène et Olivier Chopin) s’est tenu le 21 janvier 2017 dans un contexte politique et sécuritaire difficile : attentats terroristes répétés, prolongement de l’État d’urgence, polémique sur la « déradicalisation ». Soutenu par le Cnrs-Inshs dans le cadre de l’appel à projets sur le terrorisme lancé après les attentats du 13 novembre 2015, le projet Tesdem proposait d’étudier les représentations fictionnelles du terrorisme et du contre-terrorisme et leur impact sur les régimes démocratiques en partant de deux séries télévisées, l’une américaine et l’autre française : Homeland (Showtime, à partir de 2011) et le Bureau des légendes (Canal +, à partir de 2015).
À l’origine, l’ambition était d’étudier l’effet sur le « réel » de ces fictions, en interrogeant leurs dimensions formatrice et éthique, au moyen d’une méthode originale : des entretiens croisés entre l’industrie du divertissement et les services de renseignement aux États-Unis et en France. L’accueil du colloque au centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne constituait, de ce point de vue, tout un symbole. En effet, il y a près de dix ans, la philosophe Sandra Laugier y a engagé une réflexion sur l’importance prise par les séries télévisées dans nos formes de vie, à partir de l’œuvre du philosophe américain Stanley Cavell et de la philosophie du langage ordinaire (Wittgenstein, Austin). Considérer les séries télévisées comme des outils d’éducation – morale, philosophique, politique – au même titre que les films avant elles : tel est le postulat de cette démarche.
Situé à la confluence de cette tradition philosophique et de la science politique actuelle, le projet Tesdem s’articule autour de plusieurs questions : quel est le rôle des images fictionnelles au sein des espaces publics français et américains dans les contextes de lutte contre le terrorisme et de « guerre de l’information » ? Comment évaluer la véracité de ces représentations ? À quels titres importent-elles ? La proximité entre acteurs du divertissement et de la sécurité pose-t-elle problème et pour quelles raisons ? La fiction télévisuelle peut-elle être d’un quelconque secours quand il s’agit de penser le présent ? Autant d’interrogations qui ont irrigué les quatre sessions de travail rassemblant créateurs, institutionnels et universitaires.
La première session a tenu lieu d’introduction aux thématiques du jour : les porteurs du projet ont d’abord rappelé comment les créateurs de séries télévisées s’approprient l’environnement sécuritaire contemporain. Cette quête incessante de « réalisme », au sens de citation du réel dans la fiction, transforme le statut du discours fictionnel et concourt ainsi à brouiller la frontière entre fait(s) et fiction[1]. En outre, les séries télévisées qui mettent en scène le terrorisme sont centrées sur l’action publique de l’État face à la menace, à l’intérieur ou à l’extérieur des territoires visés, plutôt que sur le terrorisme en tant que tel (mode opératoire, stratégie politique, cellules, recrutement). La difficulté de produire un discours juste, ni caricatural ni apologétique, associée à la charge traditionnellement romanesque de l’espionnage, explique pour partie ce fait. Un autre élément doit être ici pris en compte : à l’instar des États-Unis[2], bien que dans des proportions moindres, l’ouverture progressive en France des institutions de la sécurité nationale à l’industrie du divertissement. Se pose dès lors la question de la qualification d’une telle collaboration : entreprise d’influence (après tout, il s’agit bien d’une action qui vise à modifier la perception du public) ? Propagande ? À Washington, les acteurs du renseignement considèrent ces fictions comme des outils de la « transparence démocratique ». Le cinéma et les séries télévisées se situeraient sur un continuum de communication, aux côtés du journalisme d’investigation, de la déclassification et du whistleblowing (dénonciation opérée par des lanceurs d’alerte), justifiant du même coup la nécessité de fournir des représentations « réalistes » et de poursuivre la coopération avec Hollywood. Cette confusion des discours pose des questions d’un autre ordre : la fiction peut-elle décemment tenir lieu d’information ? Et, sous couvert d’information, ne s’agit-il pas au fond de justifier une autre forme de propagande d’État ? Comment les créateurs s’accommodent-ils d’une telle situation et de quelle marge de manœuvre disposent-ils ?
Une deuxième session fut l’occasion d’une discussion autour de la série française le Bureau des légendes. La chercheuse en sciences de l’information et communication Alexandra Herfroy-Mischler s’est intéressée à la représentation de Daech dans la série, en lui opposant une enquête sur la propagande vidéo de l’organisation terroriste[3]. S’appuyant sur une histoire recomposée des représentations de l’espion au cinéma et dans les séries, l’ancien analyste de la Direction générale de la sécurité extérieure (Dgse) Yves Trotignon a souligné la spécificité de la série et sa capacité immersive au cœur de la « boîte » : la trame narrative de l’infiltration permettant à la fois de complexifier les personnages et de faciliter l’attachement à ces derniers. L’auteur-producteur du Bureau des légendes Éric Rochant a expliqué ses intentions : faire une série sur le renseignement et non sur l’espionnage, représenter le plus fidèlement possible le milieu du renseignement en le démythifiant, parler de l’état du monde de manière dépassionnée (le point de vue du renseignement posant, selon lui, une injonction d’objectivité).
La troisième session fut entièrement consacrée à la série américaine Homeland. La chercheuse en communication Tricia Jenkins est revenue sur l’étonnante collaboration entre la Cia et l’équipe de Homeland : il est en effet assez inattendu que l’agence de renseignement américaine apporte son appui à une série relativement critique de son action. Il s’agit là d’une évolution des pratiques d’influence de l’agence, moins soucieuse de contrôler son image que d’attirer de nouvelles recrues[4]. L’historien Vincent Houghton a mis en évidence la façon dont la culture populaire compense souvent l’absence d’informations disponibles sur la communauté du renseignement. Cette opération de substitution se réalise, le plus souvent, au prix d’une ignorance renouvelée (24 h Chrono et Homeland, dont l’absence de réalisme fut soulignée à de nombreuses reprises), faisant naître des attentes irréalisables chez les non-initiés. La fiction contribue rarement à une meilleure connaissance des logiques du renseignement (la série Rubicon, diffusée sur Amc en 2010, est arrêtée, faute d’audience). Enfin, Olivier Chopin a proposé une lecture féconde de la première saison de Homeland : plus qu’une représentation mimétique de la guerre contre la terreur, celle-ci figure, sur un mode allégorique, le sentiment de terreur qui saisit l’Amérique et le monde au lendemain des attaques du 11 Septembre[5]. Entre le retour sur les excès de la lutte contre le terrorisme et la répétition de la blessure narcissique engendrée par ces attentats, Homeland rejoue à merveille, dix ans après les attentats de 2001, la fin de l’innocence américaine.
Pour finir, une table ronde, animée par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, a réuni plusieurs intervenants pour débattre du rôle de la fiction cinématographique dans la lutte contre le terrorisme. Un premier tour de table a mis en évidence une convergence des positions. À l’évidence, pas de rôle direct identifiable pour la fiction, mais une importance croissante de l’imaginaire et des représentations dans la bataille de significations à laquelle se livrent des groupes antagonistes. Se dessine en creux une reconnaissance du pouvoir de la fiction sur le « réel » : par sa capacité à mieux figurer les appareils d’État et les menaces auxquelles nous faisons face, la fiction permet de se saisir du monde actuel à l’aide de référents connus de tous. Puis, à chacun de suggérer un élément de nuance. Hugo Clémot a mis en garde contre un usage trop hâtif des notions de « fiction » ou de « réalité ». Yves Trotignon a insisté sur l’inutilité du débat concernant le réalisme. Pour Éric Garandeau, la mise en place de la mission Cinéma par le ministère des Armées ne constitue pas un dilemme, du moment qu’un maximum de liberté est laissé aux créateurs[6]. Insistant sur les évolutions du statut de l’information, Éric Rochant a rappelé l’importance de distinguer les notions de « réalité » et de « vérité ». Enfin, Pauline Blistène a souligné l’ambivalence épistémique de ces quasi-connaissances et le danger d’un brouillage définitif de la frontière entre fait et fiction.
Se pose désormais la question des retombées d’un tel événement et de l’exploitation de son caractère novateur. Comme le rappelait Valérie Schafer en conclusion, il importe de poursuivre le dialogue entre universitaires, créateurs et institutionnels américains et français. Plusieurs propositions sont appelées à nourrir de futurs programmes de recherche : approfondir la spécificité de la forme des séries télévisées et des différents modes de consommation de ces fictions, s’interroger sur la réception de ces séries par les publics.
[1] Voir Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.
[2] En 1948, le Pentagone se dote d’un bureau de liaison permanent avec Hollywood, dispositif imité par la Cia en 1996, au motif d’accroître le réalisme des productions cinématographiques, d’améliorer leur image publique et de séduire de futures recrues.
[3] Voir Andrew Barr et Alexandra Herfroy-Mischler, “Isil’s Execution Videos: Audience Segmentation and Terrorist Communication in the Digital Age”, Studies in Conflict & Terrorism, à paraître.
[4] Voir Tricia Jenkins, The Cia in Hollywood: How the Agency Shapes Film and Television, Austin, University of Texas Press, 2016.
[5] Voir Pauline Blistène et Olivier Chopin, « Homeland : l’ennemi, la menace et la guerre contre la terreur », Tv/Séries, no 9, 2016 (en ligne sur tvseries.revues.org).
[6] Annoncée le 2 mai 2016, la mission a officiellement été lancée en février 2017. Voir à ce sujet le communiqué de presse du ministère des Armées (en ligne sur www.defense.gouv.fr).