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Dans le même numéro

La régulation, les États et la vie bonne

L’économie contemporaine, transnationale, déterritorialisée, s’émancipe de l’encadrement pensé au niveau national sous la forme de l’État-providence. Pour imaginer des régulations adaptées à la mondialisation, la relecture des classiques de l’économie politique permet de raviver la question de la finalité du vivre-ensemble, sous la forme de la vie bonne.

L’idée de régulation sociale, économique est quasiment absente des monuments théoriques constitués, depuis plus d’un siècle, par les économistes néoclassiques. À bien des égards, cette notion est « impensable » car elle ne saurait être que la conséquence du concept « d’équilibre général ». On connaît la remarque de Ronald Coase, ce prix Nobel d’économie, affirmant :

L’individu rationnel maximisant son utilité ressemble très peu à l’homme que l’on peut rencontrer dans l’autobus. Il n’y a aucune raison de présupposer que la plupart des individus sont occupés à maximiser quoi que ce soit, si ce n’est leur malheur, et cela même très imparfaitement1.

Dans le réel, nous sommes très loin du modèle de l’économie pure où les marchés s’équilibrent toujours. De fait, cette situation – imaginaire – suppose une pleine rationalité des individus et des entreprises, une information complète, une coordination instantanée des acteurs sociaux … Pour entendre l’économie, il nous semble plus sérieux de partir de « l’irrationalité relative » des consommateurs (Veblen) et des salariés, des insuffisances de l’information, des blocages des mécanismes de marché par les monopoles et par les groupes d’intérêt. En l’espèce, les théoriciens de l’école de la régulation s’appuient sur l’évidence des crises. Les Trente Glorieuses et leur croissance intensive se construisent à partir de gains de productivité importants, de régulations des prix et des salaires peu sensibles à la conjoncture, accompagnées de vigoureuses interventions publiques. Depuis le tournant de 1975, ce modèle a été largement mis à mal par des tensions qui se répètent, au point que notre « régime de croisière » ne peut éliminer la notion de crise.

Mais rendons d’abord à César ce qui lui revient. Le concept de régulation est emprunté au philosophe-épistémologue Georges Canguilhem. De fait, il est décisif de renvoyer à ses textes sur le normal et le pathologique. Le normal, c’est ce qui est capable de résister aux crises, ce qui nous fait vivre avec … Sous ce rapport, il convient d’articuler, avec soin, les notions de normes, de valeurs, de conventions, de légitimation, de réfléchir aux instances capables de faire appliquer les normes.

Aux origines de l’économie politique

Disons d’abord un mot de Hobbes, puis de Smith. Le Léviathan est important pour ce qu’il dit (la guerre de chacun contre chacun) mais aussi pour ce qu’il ne dit pas et ce qu’on lui a fait dire : « L’homme est un loup pour l’homme. » Fils de son temps – même s’il ne s’y réduit pas – le chef-d’œuvre de Hobbes voit le jour dans l’Angleterre de Cromwell, celle de l’exécution du roi Charles Ier (1649). Hobbes naît l’année où Élisabeth défait l’Invincible Armada ; dès ses premiers textes, il prédit une guerre civile, théologique et politique. Ses vues se révéleront exactes. Le roi sera exécuté de n’avoir pu (ni su) être le représentant légitime de la nation. La rupture d’Henri VIII avec Rome avait ouvert une brèche ! Les rois, chefs de l’Église d’Angleterre, s’étaient vu contraints de laisser du champ aux presbytériens. Au même moment, la montée de la Chambre des communes leur contestait le fait d’être le seul pouvoir autorisé. Cette double légitimité rendait le royaume ingouvernable …

Pour sortir de la guerre civile, Hobbes entend établir la possibilité philosophique d’une paix : il invente une nouvelle forme politique (l’État-Léviathan) capable de garantir la stabilité. Pour ce philosophe matérialiste – il chérit la physique – le monde est volonté et calcul ; il est organisé par la puissance (power). Nous vivons dans un univers des forces, de la force. Or, comme le dieu immortel ne parle plus vraiment clairement, il est capital d’inventer un artefact, un « dieu mortel », un Léviathan (Commonwealth, en anglais philosophique). L’ordre politique ne peut provenir que d’une décision collective construisant une instance supérieure, imposant un ordre en mesure d’éliminer la violence naturelle. Aux grands maux, les grands remèdes ! La puissance de l’État suppose que tous les citoyens – d’un commun accord – se dessaisissent intégralement de leur autonomie pour la transférer à l’autorité politique. Car le Léviathan – cette figure du monstre rencontré au livre de Job – peut être monarchique, despotique ou démocratique. Là n’est pas l’essentiel. L’important c’est qu’il soit unique ! Dès qu’il est institué, il ne saurait être contesté en aucune manière. En effet, une fois le Léviathan mis en place, chacun ne pourra s’opposer au souverain qu’à ses risques et périls.

Néanmoins, il importe de ne pas confondre le Roi absolu avec un tyran. Le tyran est esclave de ses passions. Le souverain, lui, en est délivré : « De par le caractère absolu de son pouvoir. » On est, là, au cœur d’un dispositif qu’il s’agit de ne pas simplifier. En conséquence, tarir la possibilité même de la guerre de tous contre tous, c’est parier pour des lois instaurées par le souverain. Et celui-là n’est pouvoir réel que parce qu’il est « pouvoir illimité ». Plus, le monarque n’est pas seulement mon représentant : je dois me penser comme l’auteur de ses actes, puisque je lui dois tout, même la vie. Au fond, Hobbes pense en termes de sujets, jamais en termes de citoyens. Sous ce rapport, la peur (fear) est la seule passion qui permette de se faire obéir.

Toutefois, la vulgate qui court au sujet de l’absolutisme de Hobbes doit être relativisée ; en tout état de cause, celui-ci affirme la liberté de pensée, de croyance. Certes, les corps seront soumis, mais pas les âmes. Par le fait, sommes-nous si loin de notre monde où, comme le rappelle Bertrand Russel : « Les relations entre les états contemporains ne sont, bien souvent, pas vraiment sorties de l’état de nature » ? Dans une veine assez proche, Michel Villey avance dans sa Philosophie du droit2 :

L’art « d’attribuer à chacun le sien » n’est pas applicable aux rapports internationaux. Dans le conflit entre Israël et ses voisins, nous serions en peine d’affirmer à qui revient, selon la justice, tel des morceaux disputés de la Palestine. La communauté entre nations est trop vague, inorganisée, pour que la question reçoive une réponse. Que peut-on seulement demander à Israël et ses ennemis ? De respecter certaines lois communes qui seront règles de moralité, c’est-à-dire de justice générale. Il leur est prescrit de ne pas torturer, de ne pas bombarder les civils ou prendre des otages, de montrer un certain esprit de paix, un minimum d’humanité – et dans la mesure du possible –, d’observer les trêves, les traités, de tenir leurs promesses.

Au modèle hobbesien, cette description de la violence de tous contre tous (il implique la nécessité de l’émergence d’un État), Smith oppose la propension « naturelle » de l’homme à échanger, à troquer. On connaît son apologie du marché, de l’enrichissement d’une nation alors que chacun ne cesse de poursuivre son intérêt (au reste, cette position est tempérée par sa Théorie des sentiments moraux où il fait l’éloge des dépenses publiques et de l’impôt). En fait, dès « l’origine », l’économie politique met en concurrence deux interprétations ; l’une valorise l’État, la possibilité de règles du jeu, la coopération, l’autre le marché et la compétition entre individus. Et ce débat ne cesse d’être relancé. Pour suivre la périodisation de l’école des Annales, le capitalisme financier succède au capitalisme industriel qui avait lui-même succédé au capitalisme commercial …

L’économie dans la société

Il convient donc de réfléchir sur le marché en tant qu’institution sociale. Dans la lignée de Polanyi, le génial auteur de la Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (il conceptualise les notions d’économie encastrée et d’économie dés-encastrée), nous ferons la différence entre les marchandises typiques (celles dont la production est orientée vers la seule recherche du profit) et les marchandises dont l’offre – prise en compte par le marché – n’est pas conditionnée par la même logique économique. Pensons à la nature, à la monnaie ou au travail …

Bref, ce qui est considéré comme « l’économique » implique, à chaque fois, une description précise ; plus, ce qui est décrit sous forme de crise n’a de sens qu’à condition d’être singulier, spécifique. Deux crises ne sont jamais semblables. Ainsi, quand le Japon des années 1970 accumule les excédents commerciaux, le pays se voit contraint de s’ouvrir aux importations et à la finance. La libéralisation financière déclenche alors un boom économique, tiré par une bulle spéculative. L’éclatement de cette dernière produit, ensuite, un ralentissement de la croissance, le chômage, la crise … La crise argentine, elle, est totalement différente. Le pays est touché par les crises mexicaine (1995), asiatique (1997), russe (1998), par la dévaluation brésilienne (1999). L’ouverture brutale à la finance internationale favorise l’expansion ; puis, quand la conjoncture se retourne, l’économie argentine ne dispose plus de l’autonomie (monétaire, change) nécessaire pour résorber ses déséquilibres antérieurs. Nous affrontons, alors, une crise systémique. Se mêlent ici des crises financière (incapacité du gouvernement à honorer sa dette externe), bancaire (fermeture des banques), de change (effondrement de la convertibilité), sociale (flambée du chômage), politique (instabilité gouvernementale, manifestations populaires, émission de monnaie dans les diverses provinces …).

En somme, se donner les moyens d’interpréter les crises, c’est comprendre que les institutions de base de l’économie empruntent toujours largement à de l’extra-économique. En d’autres termes, par-delà la pseudo-rationalité de l’homo - œconomicus – toujours réfuté, toujours renaissant –, il s’agit d’historiciser les crises tout autant que leur interprétation par des théories économiques. Les dérégulations financières contemporaines ont largement déstabilisé les politiques monétaires des années 1970. Prenons un exemple. Il ne serait sans doute pas impossible de réguler le rapport à la nature (marché de quotas, éco-taxes, normes, interdictions, règles), mais ceci supposerait une économie, une politique compréhensible qui seraient régies par une éthique discutée publiquement et où les décisions seraient prises « en connaissance de cause ». Au reste, ce projet ne va pas sans difficulté. En effet, à quel niveau fabriquer les normes : la ville, la région, le pays, l’Europe ?

Réfléchir sur des régulations, c’est articuler la possibilité de conventions partagées. Il n’existe pas de politique économique sans un partage des normes, ancrées à notre capacité d’argumentation démocratique. Et se pose, là, une interrogation décisive : à qui faut-il obéir ? En outre, il s’agit également de nous rendre aptes à saisir la démesure (Ubris) de notre monde (la croissance pour la croissance), l’explosion des inégalités (Nord/Sud, mais aussi les poches de pauvreté de l’univers développé). Peut-on imaginer, à l’échelle mondiale, un revenu minimal, un revenu maximal ? Comment construire des modèles chiffrés ? (Ève Chiapello et Alain Desrosières3 ont bien montré, à propos de la positive accounting theory – cette forme de comptabilité sophistiquée – que, souvent, les chiffres sont manipulés puisque les acteurs économiques, liés au marché, ont intérêt à obtenir des cours qui leur sont favorables.)

La juste distribution

Autrement dit, nous voilà renvoyés à une réflexion sur la valeur, sur la justice. On sait qu’Aristote distingue la justice distributive (elle concerne la distribution des richesses dans la cité) et la justice commutative (relative aux échanges, aux contrats et à certains délits). À ce stade, il importe d’avoir en tête les notions de phusis (la « nature »), de nomos (la loi qui institue). Le nomos construit l’attribution, le partage équitable et celui-là relève du législateur ainsi que du juge. Bien plus, seule la Loi peut créer de la vertu (le bien, le beau et le bon ne sont pas séparables dans l’univers grec. Là, le terme To Dikaion dit, à la fois, le droit et le juste ; dans cette société, le thème de la justice est capital pour les Tragiques, Pindare, Héraclite ou Platon – la République a pour sous-titre : « Du juste ») ; nous rencontrerons alors la paideia, la socialisation des êtres humains, l’éducation qui nous fait désirer le véritablement désirable : le bonheur, la participation à la vie de la cité. Être injuste, c’est vouloir plus que sa part, d’honneur, d’argent, de salut. Cela dit, la Grèce emprunte à un modèle, magnifiquement décrit par Thucydide dans la Guerre du Péloponnèse, notamment dans la fameuse oraison funèbre prononcée par Périclès : « Nous sommes fiers d’obéir à nos magistrats et à nos lois, puisque nous avons fait ces lois. » Tout bien pesé, la cité grecque participe de ce qu’Héraclite appelle le « logos commun », cette conquête de l’autonomie (auto-nomos) contre l’hétéronomie.

Nous nous heurtons, ici, à une énigme, encore la nôtre aujourd’hui. Comment réguler, égaliser, le travail du médecin et du laboureur ? Comment comparer, compter ce qui est absolument autre ? Comment, on y reviendra, comptabiliser l’heure de travail du maçon et du cordonnier ? Comment homogénéiser une maison et des chaussures ? Il s’agit de réfléchir sur la proportionnalité, de souligner combien celle-ci est socialement instituée ; Marx reprendra cette interrogation. Défenseur de la cité, Aristote avance que plus nous serons égaux, plus nous serons justes. En conséquence, la position d’Aristote valorise la communauté politique (koinonia et polis), l’éducation-institution (paideia), la vertu de la justice (dikaiosuné), l’échange (allagé) et la constitution-institution de l’espace de la cité, ce lieu où nous devenons véritablement humains (politeia).

Nous voici parvenus au cœur de la réflexion sur l’institution social-historique, en tant que celle-ci relève d’elle-même et jamais d’instances extérieures (divines, naturelles ou relevant de pseudo-lois de l’économie). Le social, le politique sont des créations absolues. Ils s’inscrivent sur un fond sans fond, ils instituent la valeur de la valeur. De fait, seuls des humains peuvent décider de se vouloir libres et égaux …

Nous rencontrerons alors la question de la rationalité. En effet, cette notion n’a de sens que par rapport à un but, ce but ayant lui-même une valeur substantielle (la rationalité à l’œuvre chez Landru ou chez les constructeurs d’Auschwitz n’entre pas en compte). Pouvons-nous véritablement penser que nous sommes « rationnels » quand nous n’avons pour seul objectif que l’optimisation de la production, quand nous oublions que la croissance n’est pas le développement ? De fait, on peut démontrer – paradoxe d’Allais – que les agents économiques ne peuvent effectuer de véritables choix rationnels dès l’instant où ils doivent le faire dans un environnement aléatoire, incertain. Plus, le mythe de « l’anticipation rationnelle », chère à certains économistes naïfs, suppose un avenir certain, une neutralisation du temps …

Et puis, pouvons-nous être guidés exclusivement par des considérations d’utilité, de satisfaction personnelle ? Les individus – comme les organisations – choisissent, en situation, dans l’environnement qui leur est accessible ; ils sont marqués par la publicité, par des informations tronquées, imparfaites. Schumpeter – il aimait dire qu’il avait eu trois buts dans la vie : être un bon tennisman, un grand séducteur et un bon économiste, et qu’il avait accompli deux de ces trois tâches – avance que le capitalisme est, certes, cruel et injuste, mais « qu’il nous fournit des marchandises ». Tout compte fait, cette remarque est extraordinairement profonde puisque, sans une réflexion sur la valeur de la valeur, sur la quantité de marchandises dont nous avons « besoin », aucune réflexion fondamentale sur l’économie, sur la politique ne peut être menée. Qu’est-ce qu’un « besoin véritable » ? Pouvons-nous déplacer une partie des désirs de marchandises vers des désirs culturels moins coûteux ? Comment articuler des niveaux de vie entre des régions, des pays radicalement différents ?

Pour l’heure, il s’agit de retrouver la complexité des institutions, de tenter de proposer des régulations que nous jugerons équitables et justes. On ne peut rendre la justice de façon purement procédurale ; le juge doit avoir une « idée du bien » qui interdit – par exemple – de « faire justice soi-même » (Locke). Le droit, le bien, l’impartial renvoient alors à la philosophie politique ; et, ici, nous devrons prendre en compte les avancées décisives de philosophies politiques comme celles de Rawls ou de MacIntyre, ces œuvres discutées par Walzer, Sandel, Skinner, Ricœur ou Castoriadis …

Quelles instances de régulation?

En vérité, pouvons-nous affirmer la priorité du bien (good) sur les droits (rights) ? L’être humain peut-il poursuivre le « bonheur », le « bien » ou la « vie bonne » en dehors d’une communauté déterminée de langage, de culture, de valeurs ? Comment articuler un « bien public » qui donne profondeur à une existence sociale qui soit autre chose qu’une défense crispée de nos prétendus « droits » ?

À ce stade, nous allons rencontrer la question des instances de régulation des États, des communautés étatiques contemporaines, capables – ou non – d’articuler biens et droits. On sait, qu’en un sens, l’État est une question centrale dans le champ de la philosophie politique. Sacralisée par Bodin, Hobbes, puis Hegel, dénigrée par Marx, Bakounine, Nietzsche, la légitimité de cette autorité souveraine (ce « monopole de la violence légitime »), mérite – plus que jamais – d’être interrogée au cœur d’une mondialisation qui affaiblit considérablement les États-nations, et ce jusque dans leur légitimité même.

Coercitive (gendarme) ou protectrice (assistante sociale), la figure de l’État est-elle, toujours, en mesure d’introduire des régulations – de faire place à des acteurs publics – permettant un « juste » partage des ressources sociales ? Dans le monde anglo-saxon, la réflexion porte bien au-delà d’une simple approche évaluative de l’État-providence. À la suite de Mill (son père lui avait fait apprendre le grec, dès l’âge de trois ans), de nombreux chercheurs posent, avec brutalité, un problème décisif. Au lieu de chipoter sur les conséquences des pouvoirs injustes, il conviendrait de nous rendre effectivement capables de réduire les iniquités d’aujourd’hui. Dans cette perspective, il convient de réfléchir, très concrètement, aux conditions engendrant des situations d’inégalités pour les pauvres, les femmes, les minorités ethniques. Pensons à l’urbanisme – les murs des villes nous éduquent, ce n’est pas la même chose d’être élevé à Florence ou dans une cité de banlieue européenne –, à l’espace public où les femmes devraient pouvoir se promener en paix, à toute heure … (En s’appuyant, notamment, sur le grand livre de Robert Castel, l’Insécurité sociale, Zygmunt Bauman analyse, dans le Présent liquide4, l’insécurité – réelle et imaginaire – sise au cœur des villes contemporaines.)

Plutôt que de nous contenter de redistributions (ex-post, dans l’après-coup), il importe d’affaiblir les relations de domination avant que celles-ci ne produisent leurs effets. Avec son concept de « voile d’ignorance », Rawls nous propose d’articuler – du point de vue de l’équité – des positions hiérarchiques, légitimes ou non. Nous retrouvons, là, le rôle de l’État – il a la main sur les politiques fiscales, les systèmes d’assurance sociale, le droit du travail, les régulations du marché – et seul celui-là pourrait se donner les moyens d’offrir à la discussion une grille de salaires, de revenus « justes ». En effet, derrière le voile d’ignorance, je ne sais si, demain, je serai médecin ou infirmière ; je puis alors réfléchir plus sereinement à la différence du salaire de l’un et de l’autre … De fait, parler de droit, d’égalité, d’équité, c’est croiser des instances étatiques capables – ou non – de mettre ces notions en forme. Se pose alors un problème proprement théorique. En vérité, quelles institutions sont en mesure de mettre en œuvre des principes d’égalité, une hiérarchie des salaires et des revenus acceptable (d’un à deux, trois, mais certainement pas d’un à cinquante ou cinq cents, pour ne rien dire des golden parachutes) ? Pour Amartya Sen, par exemple, la pauvreté est un manque de liberté. Dans L’économie est une science morale5, il reformule une idée d’Adam Smith : il importe de lutter contre les fortes inégalités, car elles interdisent l’accès à de vraies libertés (une très grande inégalité dans l’accès à l’eau prive, en effet, les pauvres d’eau potable). Dans cette veine, il serait, bien sûr, également décisif de prendre en compte de nouveaux rapports Nord/Sud …

Bref, parier pour l’égalité des chances suppose une réflexion sur la culture dans son acception anthropologique, sur sa transmission au sens de la bildung allemande. En conséquence, il importe de former des citoyens responsables, désireux de participer effectivement à la vie de la cité. Malgré leur abstraction, ces points renvoient très concrètement aux moyens matériels dont chacun profite quant à l’éducation, par exemple. (Aujourd’hui, seules les classes moyennes et supérieures bénéficient vraiment de ces infrastructures culturelles collectives comme les grandes écoles, les théâtres, les musées, les médiathèques …) Débattre de ces affaires, c’est accepter – ou non – la légitimité de nos États. Et il en va de l’adhésion ou de la passivité de ses sujets, comme le montre – à l’envi – l’absentéisme massif aux élections américaines, ou même européennes.

Rencontrer les apories soulevées par la légitimité des souverainetés ne nous condamne nullement à l’acceptation béate des formes juridiques actuellement en place. Le positivisme juridique – cet apolitisme –, qui affirme que la force de la loi dépend de la seule puissance du souverain instituant, évacue l’évaluation de la justice des lois. Radical, Kelsen entend exclure « le juste » du champ du droit … Néanmoins, il serait naïf de croire qu’un ordre spontané du marché suffise à assurer l’harmonie du social. Au demeurant, Hegel, lui-même – il est loin d’être un conservateur borné (ses derniers articles ont été censurés par la police prussienne et l’on sait que Marx, lui-même, n’avait que mépris pour ceux qui le traitaient de « chien crevé ») – critiquait, dans les Principes de la philosophie du droit (§ 243 et 244), le scandale d’une accumulation des richesses contrastant avec la misère de l’immense majorité de la plèbe moderne (« la concentration en peu de mains de richesses disproportionnées »).

Afin de prendre du recul par rapport aux notions de « juste proportion », de « vie bonne », faisons un détour par l’une des matrices de notre modernité : notre Moyen Âge. Pendant des siècles, la théorie des deux glaives a opposé l’auctoritas du pape et la potestas de l’empereur. Ces deux glaives régissaient le temporel et le spirituel. Nous retrouvons ce terme clé dans l’œuvre, décisive, de Marsile de Padoue (1275-1342). Ce Padouan, devenu recteur de l’université de Paris, s’installera – après avoir été excommunié par le pape – à Nuremberg, auprès de l’empereur Louis de Bavière. En l’espèce, Marsile invente – dans le Défenseur de la paix – le concept de société civile, cette notion à travers laquelle s’élaborera la souveraineté de nos États modernes. Il est, largement, le précurseur de Bodin, de Machiavel, tout autant que celui de Grotius et Hobbes. Tranchant, Marsile de Padoue imagine un État laïc et ce, au sein du christianisme théologico-politique. Pour mettre en place la paix de Dieu, il ne se contente pas des trêves imposées par le clergé, il entend forger une administration du territoire liée à l’assemblée des fidèles.

Au reste, dans son grand livre, les Fondements de la pensée politique moderne6, Quentin Skinner nous rappelle que, pour Marsile, la seule souveraineté qui vaille est celle de « l’ensemble du peuple lui-même ». Dans cette perspective, le « bien-vivre », le « juste » (ces notions empruntées à Aristote) ne peuvent se déployer qu’au sein de la société civile ; car, il ne s’agit pas de vivre – c’est la loi des bêtes – mais d’exister bien, pleinement.

Arc-bouté à Aristote et Cicéron, Marsile de Padoue voit dans la bonne marche des échanges – de leur moralisation – le socle des vies bonnes, cette condition des existences vertueuses. Bref, il y a là une réflexion fondamentale sur la légitimité du peuple législateur ; à bien des égards, nous ne pouvons obéir qu’aux lois que nous avons votées. Cette problématique est-elle obsolète en notre période de mondialisation moderne, en un temps où « le seul moyen de donner quelque chose à quelqu’un sans le lui faire payer, c’est, bien souvent, de le lui envoyer sous forme d’obus » ?

L’avenir du cosmopolitisme

Nous avancerons, ici, qu’il s’agit de reformuler le rôle des États-nations, ces modèles partout en recul, sous le coup des flux financiers, des sociétés transnationales, des migrations, mais aussi des maffias internationales. Néanmoins, les replis de la souveraineté ne sont pas tous négatifs. Le « droit d’ingérence » autorise à intervenir – politiquement et militairement – dans un État agressant une partie de sa population. Sous ce rapport, les exemples du génocide des Tutsis au Rwanda, ou les massacres du Darfour, pour ne pas remonter jusqu’au Timor, relancent le bien-fondé de cette avancée. Nous retrouvons, là, un vieux thème de la théorie politique chère à saint Thomas d’Aquin, celui de la « guerre juste » (il fut ré-élaboré par Michael Walzer, pour penser la légitimité de la résistance du peuple vietnamien à l’agression américaine).

À bien des égards, les États ne sont plus aussi souverains et légitimes qu’au temps de Hobbes. (Au demeurant, dans l’état de nature, la vie de l’homme était solitaire, besogneuse, pénible, quasi animale et brève.) Toutefois, il serait dangereux d’oublier le danger d’un Goebbels déclarant : « Charbonnier est maître chez lui » ! Par ailleurs, souvenons-nous que Kant, lui-même, insiste sur le fait que la naissance des États résulte toujours de violence, jamais de contrats librement consentis. Loin d’être un angélique précurseur de la Sdn, l’auteur du Projet de paix perpétuelle affirme :

Tant que nous vivrons dans la rivalité des États séparés, nous serons proches d’un État de nature qui ne peut engendrer que la brutalité guerrière.

L’hypothèse d’un État mondial s’avérant peu réaliste – et sans doute, peu souhaitable –, comment diminuer les brutalités de fait ? Ici encore, nous emprunterons au Kant pariant pour le cosmopolitisme, pour la mise en place d’une justice internationale, pour des exigences d’ordre rationnel n’ayant rien à voir avec de « vagues injonctions du cœur ».

Tout bien pesé, la constitution d’une justice pénale internationale n’est-elle qu’un rêve ? Sa mise en place est certes partielle, difficile ; partout l’on rencontre le « deux poids, deux mesures » des rapports de force entre les États. Toutefois, la création d’une cour pénale internationale – censée juger les crimes, quand l’État normalement compétent ne le peut pas ou ne le veut pas – formule un principe régulateur important. L’existence des Nations unies – même si leur organisation effective (le droit de veto) est loin de répondre à l’exigence d’une justice internationale – est un pas, minime, vers un certain cosmopolitisme. Gardons en mémoire les accords de Kyoto relatifs aux changements climatiques. Certes, le gouvernement des États-Unis n’a pas voté ce protocole ; toutefois sa ratification par la Russie est une avancée notable. En outre, plusieurs instances infra-étatiques – certains États fédéraux américains, comme la Californie – prennent en compte des mesures mises en avant par le protocole de Kyoto. Bien entendu, le droit international reste fragile et les pouvoirs législatifs sont, le plus souvent, exercés par les gouvernements ; or, ces exécutifs respectent fort peu la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu ! Néanmoins, parler des gouvernements, c’est retrouver le cran de l’État-nation ; autrement dit, nous devons tenir compte des effets de redistribution économique qui restent fort limités au plan international. Ainsi, dans l’Union européenne, certains États redistribuent parfois plus du tiers de leurs richesses, quand seulement 1% est redistribué à l’échelle mondiale, malgré les myriades de discours consacrés au développement.

En conséquence, il conviendrait d’articuler la souveraineté des États (gendarmes, providences, gestionnaires) aux crans internationaux. À ce stade, les difficultés sont énormes. Car, comment « réguler » quand les multinationales s’installent là où les législations sociales sont faibles, pour ensuite rapatrier les profits aux endroits où les législations fiscales leur sont les plus favorables ? Pourtant, il est nécessaire de nous rendre aptes à donner un contenu au créneau étatique. En effet, pour les États-Unis, par exemple, le niveau des échanges extérieurs reste, bien souvent, inférieur à 10% …

*

De fait, l’organisation de nos vies – de « vies bonnes », pour parler comme Ficin ou Aristote, même si nous ne vivons plus dans le monde ancien – demeure largement tributaire de l’articulation à l’intérieur des pays. À cet égard, il s’agit, sans doute, moins de penser un retrait des États qu’une relance – précise, évaluée (il y a, là, des chantiers pour de vrais sociologues) – des domaines où l’intervention publique peut avoir une pertinence. En l’espèce, dans le monde moderne, national et international sont bien souvent intriqués (l’État et le marché, comme l’a, formidablement, vu Karl Polanyi, ont, bien souvent, grandi ensemble). À cet égard, Vincent Descombes souligne, dans le Raisonnement de l’ours7, que pour Polanyi le trait décisif du capitalisme n’est ni l’exploitation, ni la rationalisation, mais l’émancipation du marché. Dans ce processus, le marché émancipé de l’autorité politique tend à se globaliser. Toutefois :

Cette émancipation n’a cessé de provoquer des crises dont les sociétés occidentales n’ont pu sortir que par la « grande transformation », c’est-à-dire en acceptant de réintroduire une part de subordination de l’économique au politique.

Autrement dit, le rôle du politique reste décisif. Dans le domaine de la santé, par exemple, une épidémie ne s’arrête pas aux frontières (comme les sages nuages de Tchernobyl) et les politiques de prévention font faire des économies aux États. Tout compte fait, imaginer le rôle des États, des communautés interétatiques, c’est avoir l’ambition de lancer des chantiers d’innovation institutionnelle. En d’autres termes, saurons-nous inventer des modalités d’évaluation et de contrôle (accountability), des régulations économiques, politiques capables de prendre en compte l’intérêt général ?

  • *.

    Philosophe, auteur notamment de Quarante ans de philosophie en France. La Pensée singulière. De Sartre à Deleuze, Paris, Bordas, 2003.

  • 1.

    Ronald Coase, l’Entreprise, le marché et le droit, Paris, Éd. d’organisation, 2005.

  • 2.

    Michel Villey, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1982.

  • 3.

    Ève Chiapello, Alain Desrosières, « Le cas exemplaire de la positive accounting theory », dans François Eymard-Duvernay (sous la dir. de), l’Économie des conventions, Paris, La Découverte, 2006.

  • 4.

    Zygmunt Bauman, le Présent liquide, Paris, Le Seuil, 2006.

  • 5.

    Amartya Sen, L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 2003.

  • 6.

    Quentin Skinner, les Fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001.

  • 7.

    Vincent Descombes, le Raisonnement de l’ours, Paris, Le Seuil, 2007.