4. Cécilia vue de dos
L’oscillation pendulaire de notre perception télévisuelle balance entre voir et regarder ; le voir se laisse envahir par l’atmosphère, griser par les visages, emporter par la fiction propre à toute situation, cependant que le regard, pointe, focalise, trie, décode : le voir, enfantin, se laisse ravir, en route vers l’addiction aux images, tandis que le regard, adulte intelligent, cherche à lever le voile (dévoiler) de tous les pouvoirs qui s’avancent masqués, comme la félonie sous le sourire, la soif de pouvoir sous la bonhomie désinvolte.
C’est ainsi que par une fin de matinée grise, je décide d’assister à la retransmission en direct de la cérémonie de passation du pouvoir présidentiel à l’Élysée. Seule avec la foule des téléspectateurs (la communion avec une assistance invisible est un effet intéressant des cérémonies en direct), la tasse d’expresso en main, la posture rodée du vieux routier de téléfilms, feuilletons et séries en tous genres, j’attends de voir. Mon « voir » stupéfié (drogue, stupéfiants) a dégagé sans état d’âme mon « regard » de sociologue des médias. Pour tout confesser, même si les fastes du protocole et la parade des politiques sont toujours divertissants à observer télévisuellement, c’est l’affaire Cécilia-Nicolas que je veux suivre ici, et oserai-je dire, démêler de mes propres yeux : seront-ils à la hauteur fictionnelle de toutes ces rumeurs qui prolifèrent sur eux ? Où en sont-ils, après tout ce qu’on a vu, lu, et entendu ? Ont-ils conscience, jeunes, riches et « télé-photo-géniques » comme ils le sont, qu’en ayant pactisé avec le Satan médiatique pour arriver au pouvoir, ils ont déclenché une formidable attente de « téléréalité » ? Nous la foulepublic, sommes là à attendre l’épisode en live. Aujourd’hui, c’est donc la suite du feuilleton en direct …
La cérémonie télévisuelle a commencé et nous montre en effet en direct le cortège, l’arrivée des « grands » du moment : ce sont les invités au Palais, qui sortent de belles autos, sourient aux journalistes, remettent en place les plis de l’habit, et hardiment se propulsent dans la grande cour de l’Élysée, foulant d’une démarche empressée, guindée, sportive, l’interminable tapis rouge qui se déroule jusqu’aux marches. Ensuite nous les suivons de face (jeu des caméras) et les voyons entrer, guidés, escortés, et nous guettons leurs mimiques, leurs postures.
Galerie des politiques, cohorte des (re)connus ou des revenants, la troupe des hommes de cabinet, petits rôles de l’ombre intéressants tout de même, des écrivains-journalistes et des journalistes-écrivains, graves à l’avance de la mission salvatrice qu’ils sont appelés à remplir, des intellectuels qui seront des conseillers, des amis de toujours gonflés d’espérance, des académiciens qui jouent coquettement à l’étonnement d’être là, des artistes qui avec une belle émotion « volent au secours du vainqueur », de la fratrie présidentielle et une « maman », toute droite qu’il faut « asseoir » répète, ému, un des journalistes ; en bref, toute une population fascinante que les médias, anthropologues des médias sans le savoir rebaptisent depuis peu « icône », « people », « leader charismatique ».
Nous, la foule des spectateurs, tenons enfin les grands à notre merci, à portée de regard ; nous reniflons qu’ils « travaillent » leur attitude, leur apparence, rien que pour nous plaire, le temps du spectacle. Ils sont captés pour nous par la caméra, grands fauves magnifiques, animaux étranges en cage qu’on va pouvoir enfin scruter, éplucher, moquer, cracher, injurier, embrasser, idolâtrer. (Houla, il/elle a grossi, vieilli, changé, oh ! comme il parle bien, comme elle est bien coiffée pour une fois …) Ce ne sont pas certes des commentaires dignes de Machiavel.
Dans le grand salon d’apparat où aura lieu l’allocution du nouveau président, qui tarde, disposées en demi-cercle et retenues par des cordons-barrières, nos personnalités forment maintenant un groupe indistinct, une petite foule serrée dans une immobilité vibrante d’attente : les plus célèbres (les plus people) ont répondu aux questions des journalistes (portant essentiellement sur le mystère religieux du héros du moment, quel homme est-il ? que fera-t-il ?), et maintenant, sous les ors et les lustres de la République, ils bruissent, cherchent la contenance qui leur permettra d’affronter avec dignité une longue station debout. Oh, l’attente des courtisans, quel beau spectacle, « c’est long » murmure tout de même un journaliste. Tiens ! Lesquels sont au premier rang, heureux d’être visibles, ceinturés par le cordon qui les contient ? Ordre d’arrivée ? Hiérarchie millimétrique des statuts ? Ce ne peut être en tout cas le résultat d’une bagarre à la façon de ces dégradantes ruées vers le buffet. Dans le spectacle médiatique des cérémonies, les protocoles qui règlent l’ordre hiérarchique des préséances enchantent et rassurent. Les hommes du protocole, à la limite du visible, silhouettes distinguées et bienveillantes, guident, orientent, expliquent discrètement à l’oreille de sorte que se dessinent rapidement deux populations bien distinctes, ceux qui travaillent à assurer le bon déroulement des opérations (presque hors cadre), et ceux qui paradent en pleine lumière, sourient, regardent par-dessus leur interlocuteur …
Mais voici que l’attente s’emballe, le journaliste de la rue, qui commente depuis deux heures l’arrivée des voitures et des invités, s’excite soudain comme un groupie, (« c’est mieux qu’au festival de Cannes » pouffera-til), et change sa voix : « Voici Cécilia », ce prénom familialement répété tout au long de la cérémonie jusqu’à l’incantation est prononcé avec ravissement : apparition en hauteur, Cécilia est grande en robe fluide et dorée, flanquée de quatre adolescents blonds (étrangement symétriques et gémellaires), et tient par la main un garçonnet sorti d’un livre d’images. Cécilia s’avance donc, le visage « impénétrable », et à son tour emprunte le long tapis rouge et nous la foule, nous savons immédiatement que c’est elle la star, l’événement du dispositif. Elle s’avance, répétons-le pour suivre l’image, grande, mince, à l’élégance différente des autres invitées féminines ; la robe en or (le doré, comme la blondeur, attirent, fascinent, sont les marques « thaumaturgiques » des pouvoirs, temporels et religieux), les cheveux lisses et laissés libres, les bras nus, elle marche sur ce tapis rouge comme en promenade balnéaire, curieusement à l’aise et détachée : comme il est curieux d’avoir un comportement habituel dans des circonstances cérémonielles qui par définition sortent de l’ordinaire ! (n’est-ce pas ce qui produit un effet surréel ?). Distante est peut-être le mot qui flotte subliminalement sur la séquence en attendant plus de précisions …
Voici, au pied des marches, l’arrêt obligé devant la meute mendiante et cannibale des journalistes, en ces circonstances. Eux aussi s’emballent et hurlent : « Cécilia, Cécilia. » Elle accorde, comme une star délicatement blasée, un, peut-être deux sourires, ce genre de sourire qui ne va pas jusqu’au bout. Il me semble que les yeux ne sourient pas, eux ; les enfants, jolis à voir, qui lui font comme un écrin de blondeur, semblent vivre le bonheur qui convient à la circonstance et sourient normalement.
L’intérieur du palais sera le deuxième acte de l’épisode ; parcourant l’intérieur des grandes salles depuis deux heures, l’œil du téléspectateur y est maintenant comme chez lui : impatient et curieux, il reçoit en même temps que les guides du protocole cette radieuse et étrange famille dans le grand salon où sont rassemblés tous les courtisans, contenus en demi-cercle par les cordons.
Commence alors l’étrange ballet de Cécilia : elle range les enfants à un bord du demi-cercle, le bord prestigieux, au plus près de l’écritoire, où le président attendu va prononcer son discours (l’équivalent des balcons du théâtre), toutefois, elle, ne veut pas y rester. Cécilia ne veut pas se tenir dans la posture recueillie et discrète, méritante et comblée d’une first lady. Elle ne veut pas rester en place, à sa place. Dès lors, elle ne cessera de bouger, parcourant en diagonale, seule ou avec son garçonnet, le devant de la scène, regardée par cette assemblée sombre et immobile qui attend depuis si longtemps debout : elle va et vient calmement, le visage sans expression particulière, et tourne le dos, à plusieurs reprises et longuement, au demi-cercle des invités et à la caméra.
Cécilia nous tourne le dos, elle tourne le dos à l’assemblée présente, ne parle qu’au petit cercle proche de ses enfants, le demi-sourire accidentel.
Le sens de ces déplacements échappe, jette une sorte de confusion, même dans le commentaire des journalistes : « Ah, Cécilia repart maintenant … Ah, Cécilia revient … »
Soudain, il apparaît que la partie la plus expressive de Cécilia est son dos … C’est ce dos qui, soudain, devient le clou du spectacle, le centre de l’événement, la clé de l’ensemble du comportement … Cécilia tourne le dos à la scène centrale, à la cérémonie, à la télévision, aux codes de bienséance tout court, aux téléspectateurs, aux électeurs de Nicolas, à la République tout entière …
« Retourne-toi, s’il te plaît, Cécilia, ne fais plus la tête. » Le dos en or de Cécilia n’a rien entendu de ces millions de téléspectateurs qui la pressaient de leur faire face, de les regarder enfin. Mais alors, cette larme, que seule l’extravagante impudeur de Nicolas a vue, est-elle vraie et si elle a coulé, que disait-elle ?
La suite au prochain numéro, le feuilleton est bien parti ; ce qui est sûr, c’est qu’après le premier épisode, Cécilia n’avait pas l’air contente …