Tombeau des intellectuels. La mémoire des intellectuels français et la pensée de la mort
La mémoire des intellectuels français et la pensée de la mort
Livres d’hommage et essais d’interprétation, les opuscules consacrés à la mémoire de philosophes récemment disparus (Levinas, Foucault, Barthes, Derrida…) se multiplient ces dernières années. Amicaux et distanciés, ils mêlent subjectivité et analyse, comme si la pensée de la mort devait désormais accompagner la lecture pour surmonter l’impression d’une « fin » de la philosophie française.
« Quand il retrouve la Toscane, Machiavel commence la chronique des derniers temps. Je le vois qui s’assied devant sa table. Il veut raconter. […] Il commence. Mais rien ne vient pour les vivants. »
Dans un article paru dans Le Monde intitulé « Tombeau de l’intellectuel », Jean-François Lyotard annonçait en 1983 la disparition des intellectuels et avec eux la fin d’un discours universel supplanté par les cadres d’une pensée plus technique. Un quart de siècle plus tard, les intellectuels sont toujours là et les guerres des Balkans, le génocide rwandais, les attentats du 11 septembre 2001, la remontée des nationalismes et la diffusion des fondamentalismes ont montré la nécessité de continuer à tenir un discours universaliste.
Est-ce le résultat d’une désillusion qui accompagnerait la fin d’une certaine prédominance comme on l’a souvent dit ? Est-ce la contagion des inquiétudes d’une société, saturée de violence et de mémoire ? L’effet de la disparition des derniers représentants de la génération des années 1960, Jacques Derrida mort en 2004, Paul Ricœur l’année suivante et Claude Lévi-Strauss cette année ? La pensée de la mort occupe aujourd’hui une place non négligeable non seulement dans l’ensemble des sciences sociales mais plus encore dans la vision qu’entretiennent d’eux-mêmes les intellectuels. Il en résulte une inflexion de style et d’écriture, qui fait place à une pensée plus modeste dans sa forme. À côté des livres de combat on voit ainsi apparaître un genre plus élégiaque dans lequel le développement d’une pensée de la dette et de la reconnaissance s’applique d’abord aux rapports des intellectuels entre eux. Prenant la forme de petits essais ou d’opuscules, menés sur un ton plus libre que ne l’impose la règle scientifique et se répondant en miroir, ces « tombeaux » contemporains, ciselés à l’adresse de M. Foucault, G.Deleuze, R. Barthes ou plus récemment d’E. Levinas ou de J.Derrida1, constituent par leur multiplication un genre à soi seul.
À l’image de la pièce musicale du xviie siècle appelée « Tombeau », reprise par des compositeurs souvent reconnus, les auteurs contemporains ne se complaisent ni dans le deuil ni dans la déploration, mais ont à cœur de célébrer la vitalité d’une pensée, mise en scène, rendue en quelque sorte à la vie à travers des souvenirs personnels. En même temps qu’un genre littéraire, on voit ainsi se mettre en place une nouvelle herméneutique qui, liant intimement pensée et action, affirme avec force la part subjective de l’exégèse qui, plus encore qu’à l’auteur, revient à l’ami, au témoin. Il ne s’agit pas d’un exercice d’admiration mais d’une forme nouvelle d’exposé philosophique, comme si, pour mieux exprimer leurs idées, les intellectuels, délaissant le genre systématique, faisaient appel à leurs propres émotions à travers le déroulement de leur questionnaire. Comme si la dimension singulière permettait aujourd’hui de lier plus adéquatement universel et particulier, autrefois mobilisés par des idéologies antagonistes. Aussi l’intersubjectivité des mémoires, revisitant philosophie, histoire ou sociologie, imposant le dialogue des points de vue et le croisement des perspectives, tisse des fils qui constituent les intellectuels en chroniqueurs du présent, ouvrant le nouveau chapitre d’une histoire qui hésite encore à se dire.
L ’amitié des Modernes
Cartographie
Le genre du « tombeau de l’intellectuel » a été inauguré – ou réactualisé – par les réflexions de Maurice Blanchot sur l’amitié, notamment à travers l’hommage rendu à Emmanuel Levinas en 1980. Liés par des années d’études communes à Strasbourg au début de la décennie 1920, les deux hommes s’étaient encore rapprochés depuis que Blanchot avait caché la famille de Levinas pendant la guerre2. Deux traits ressortent du témoignage de Blanchot qu’il reprendra par la suite. Évoquant la figure du jeune Levinas, il met tout d’abord en avant l’ancrage existentiel, pour ne pas dire vital, dans lequel se déploie la relation à la philosophie, établissant dans le même geste une équivalence entre philosophie et amitié.
[…] dès que j’ai rencontré – rencontre heureuse au sens le plus fort –, il y a plus de cinquante ans, Emmanuel Levinas, c’est avec une sorte d’évidence que je me suis persuadé que la philosophie était la vie même, la jeunesse même, dans sa passion démesurée, cependant raisonnable, se renouvelant sans cesse ou soudainement par l’éclat de pensées toutes nouvelles, énigmatiques, ou de noms encore inconnus qui brilleraient plus tard prodigieusement3.
Sur un plan plus théorique Blanchot prolonge cette affirmation en explorant le sens que prend ce compagnonnage pour l’activité philosophique elle-même. Tel est en effet le motif central du texte : l’idée de la philosophie comme une compagne incontournable et dérangeante à la fois. Si la philosophie n’est pas une allégorie de l’amitié comme il le dit lui-même, cette dernière est en revanche une métaphore de la contrainte sous laquelle nous place l’exercice de la pensée. La philosophie de Levinas en apporte la preuve, lequel soumet chacun des concepts qu’il utilise à l’examen
[d’]un contradicteur infatigable auquel il ne cède pas, mais qui l’oblige à aller plus loin, non pas hors raison, dans la facilité de l’irrationnel ou l’effusion mystique, mais vers une raison autre, vers l’autre raison ou exigence4.
Ainsi se laisse deviner le rôle de la joute amicale. C’est un chemin analogue que suit l’ami et interlocuteur du philosophe, pris dans les rêts de ce dernier.
[…] l’inattendu qui s’y révèle rend cependant le chemin si nouveau ou si ancien que, l’accompagnant, nous sommes frappés comme d’un coup au cœur – le cœur d’une raison – qui nous fait dire intérieurement : « Mais cela aussi je l’ai pensé, je dois le penser5. »
Ainsi l’ami doit-il refuser de se rendre aux raisons du philosophe mais jamais non plus s’arrêter en chemin. La relation à l’ami, notamment à l’ami disparu – et Blanchot évoque ailleurs Georges Bataille –, n’a jamais pour effet de déboucher sur une familiarité avec ce dernier. Elle se dit au contraire dans une sorte d’impossibilité de le connaître et plus encore de rendre compte de son existence.
Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel ; je veux dire, nous devons les accueillir dans le rapport avec l’inconnu où ils nous accueillent, nous aussi, dans notre éloignement6.
C’est donc dans la différence que je me rapporte à l’ami, discrétion qui devient comme le marque Blanchot lui-même à un moment « fissure de la mort7 ». Paradoxe ultime, la mort en effaçant les divergences rend l’intimité plus grande encore tout en marquant une séparation irréductible. Il s’agit alors de réintroduire la distance nécessaire pour témoigner précisément de celui qui n’est plus. Réfléchissant sur lui c’est à travers nos différences, sur moi-même que je réfléchis. Le processus, après sa mort comme durant sa vie, demeure toujours celui d’un dialogue. L’intersubjectivité rentre donc pour une grande part dans la vie intellectuelle elle-même, car dans la présentation d’une œuvre comme vivante, notamment celle d’un penseur disparu, surgit au premier plan l’idée selon laquelle une telle œuvre conçue pour accueillir d’autres pensées et se mettre en résonance avec elles ne se fossilise jamais.
Le samouraï, le maître et le sphynx
L’usage d’une mémoire subjective pour dire la vérité approximative d’une recherche, la nécessité d’inscrire celle-ci dans le parcours singulier de celui qui l’a conçue trouvent dans l’ouvrage consacré par Paul Veyne à Michel Foucault une illustration d’autant plus éclatante que l’auteur est l’un des historiens reconnus de l’Antiquité. Or, il s’évade ici des sentiers de la science pour porter témoignage et restituer ainsi plus sûrement la vérité de l’œuvre que le critique qui, repoussant tout élément du vécu personnel, prétendrait à l’objectivité. La mémoire du philosophe se trouve mise en scène à travers son parcours dans lequel sa personne et son œuvre sont herméneutiquement liées comme le souligne le sous-titre de l’ouvrage. C’est à l’École normale supérieure au début des années 1950 que P. Veyne fit la connaissance de Foucault, de quelques années son aîné alors qu’étudiant il bénéficiait des conseils du jeune caïman en philosophie. La séduction fut, souligne-t-il, immédiate et une amitié solidement établie qui durera jusqu’à la mort de Foucault en 1984. C’est le caractère exceptionnel de Foucault et la manière dont celui-ci opère sur la formulation de l’œuvre que le livre cherche à mettre en lumière. On est donc très loin de l’essai que Veyne consacrait en 1978 à la méthode foucaldienne8. Ce qui frappe ici est l’usage que P. Veyne fait de ses liens personnels avec l’auteur de l’Histoire de la folie, revendiquant le caractère subjectif de son interprétation. Il s’agit non seulement de rectifier des jugements erronés qui courent sur son œuvre mais de montrer comment celle-ci ne peut se comprendre qu’en la rapportant au parcours intime de son auteur. Le caractère personnel est doublement légitimé à travers l’attitude militante qui fut en permanence celle de Foucault, mais surtout en référence au travail d’esthétisation de soi que celui-ci entreprit au début des années 1980, se prenant lui-même comme l’objet de sa propre œuvre.
La clé de l’entreprise foucaldienne, si l’on en croit P. Veyne, résiderait en effet dans la tentative de dépersonnalisation, dans laquelle s’engagea très tôt le philosophe. Ce n’est donc pas une entreprise critique à laquelle nous convie l’historien, bien que Foucault n’ait jamais à ses yeux véritablement explicité les concepts qu’il mettait en œuvre, mais à la découverte d’un nouveau visage de Foucault – Foucault en guerrier, samouraï de la pensée – puisant pour cela abondamment dans les Dits et Écrits mais n’hésitant pas non plus à invoquer des anecdotes, voire même les confidences de ce dernier9. Quel intérêt présente ce portrait psychologique ? On l’a dit, il est double : éclairer de l’intérieur l’œuvre de Foucault et mettre ainsi fin aux interprétations erronées ou malveillantes de celle-ci, nous faire toucher du doigt la fécondité de ses avancées conceptuelles mais plus encore la pertinence de sa position face au monde, quand bien même celle-ci demeurerait unique. Les deux se rejoignent dans une démonstration finale situant dans l’écriture de Foucault la construction de soi, ce mouvement de dépersonnalisation qui définissait son ambition de se transformer jusqu’à se perdre soi-même. À travers la recherche du « salut dans la mort de l’homme par l’écriture » mû par « un souci constant de la vérité10 », c’est comme un autre Foucault que nous donne à lire P. Veyne.
Entre le témoignage de M. Blanchot sur Levinas et celui de P. Veyne sur Foucault, se décline un ensemble d’ouvrages qui se répondent en miroir, partageant dans une même liberté d’exposition la nécessité de conserver vivante la pensée de celui dont ils rappellent l’œuvre et la mémoire. De Barthes à Derrida en passant par Deleuze, une même démarche est à l’œuvre. À travers la question du deuil et de la disparition comment interpréter correctement une œuvre dont les tournants ne peuvent être décelés que par quelqu’un qui a connu et accompagné l’auteur ? Comment dépasser la notion d’héritage en liant dans un même mouvement les vivants et le mort ? Prononçant l’adieu final au bord de la tombe de Levinas, J. Derrida s’interrogeait déjà sur la signification philosophique de ce geste. « À qui s’adresse-t-on au moment de dire adieu et au nom de quoi s’autorise-t-on à le faire11? » Car le problème que pose la mort à celui qui survit est comme il le dit lui-même la non-réponse à ses questions.
Que se passe-t-il donc quand se tait un grand penseur qu’on a connu vivant, qu’on a lu, relu, et entendu aussi, dont on attendait encore une réponse, comme si elle devait nous aider non seulement à penser autrement mais même à lire ce que nous avions cru déjà lire sous sa signature et qui tenait tout en réserve, et tellement plus qu’on croyait y avoir déjà reconnu12.
Cette interrogation doit se lire à plusieurs niveaux, dans l’échange quotidien que redouble le questionnement d’une philosophie par une autre.
Y répond en écho l’interrogation formulée par J. Rogozinski, disciple de Derrida après la disparition de celui-ci. Comment faire le deuil de Derrida ? Comment faire le deuil d’une pensée déjà hantée par le deuil13 ? Posant explicitement la question du rapport de maître à disciple, entre une fidélité-trahison et une infidélité mimétique, J.Rogozinski entreprend de déconstruire la pensée du deuil pour mieux en retrouver la signification. Il faut en effet faire l’expérience de l’oubli dans la perte pour pouvoir mener à bien le travail du deuil.
Ce qui se présente comme un paradoxe apparent s’explique par le fait que pour porter en soi le souvenir de quelqu’un, il faut l’avoir en quelque sorte « ingéré », c’est-à-dire avoir détruit la présence que cherche au contraire à préserver intacte le fétichisme d’un deuil pathologique pour ne plus conserver que la présence de l’absence. On pourrait trouver la même problématique au cœur d’autres ouvrages comme celui qu’Éric Marty, qui fut un temps son secrétaire, consacre à Roland Barthes sous forme de scènettes à l’image des « biographèmes » que celui-ci appelait de ses vœux. C’est donc la subjectivité de la mémoire du disciple et son infidélité dans le dialogue avec l’œuvre qui deviennent garantes du souvenir de l’ami ou du maître. C’est toute la préfiguration du deuil, vécu une première fois à travers la disparition de sa mère, qui se lit dans le travail de Barthes.
Contemporain de soi
On voit aujourd’hui la question de la mémoire s’élargir jusqu’à devenir un moment de l’histoire intellectuelle. Il n’est donc pas absurde de considérer que les « tombeaux » des intellectuels et la pensée du deuil, dont ils sont l’expression, ouvrent une nouvelle période de cette histoire. La pensée du deuil ouvrirait en ce sens à une nouvelle chronologie, le début du xxie siècle venant mettre fin à une séquence ouverte par les dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Il aurait fallu plus de cinquante ans à la pensée – et qui s’en étonnera ? – pour apprivoiser le génocide, c’est-à-dire non pour en effacer le souvenir mais pour parvenir à retrouver le sens du politique dans une place nouvelle dévolue à l’être humain. Cette relation au monde trouve son origine non pas dans un mouvement de désenchantement qui tiendrait les intellectuels à l’écart de la réalité mais, au contraire, dans la possibilité d’une nouvelle position éthique, inaugurée à travers la relation intime avec leurs pairs.
Une séquence longue
Si la question du deuil revient aussi fréquemment dans les œuvres philosophiques, c’est évidemment qu’elle répond en écho aux demandes que formule la société. Les thèmes du deuil et de la mémoire n’ont pas émergé d’une actualité récente et paroxystique. On en trouve la trace dans les autres sciences humaines, la porosité des domaines jouant ici pleinement. C’est avec l’histoire que le rapprochement est le plus congruent dans la mesure où la question mémorielle et la « concurrence des mémoires » marquent depuis une vingtaine d’années nombre de débats. Qu’il s’agisse de la Shoah, du souvenir des guerres mondiales ou des menaces que font peser sur nous le terrorisme et l’existence de risques asymétriques, la mémoire et le thème d’une responsabilité collective dominent les travaux de l’ensemble des disciplines depuis les années 1980. La littérature n’est pas en reste d’une tonalité parfois morbide. Les années sida ont joué à cet égard un rôle non négligeable, promouvant au rang de porte-parole d’une communauté menacée et à laquelle appartenaient aussi bien des philosophes que des critiques, des écrivains qui, à l’image d’Hervé Guibert, ont su rendre palpable leur expérience à un public qui en était parfois éloigné et placer l’inéluctable au rang de l’universel. Dans cet exercice d’intersubjectivité des mémoires, la philosophie s’inscrit donc dans un mouvement historique qui la dépasse. Ce n’est plus à notre propre mort que nous sommes confrontés, ni même à celle des êtres qui nous sont chers mais, au terme d’un xxe siècle qui fut pour beaucoup celui des massacres et des génocides, au jugement de l’histoire. Les « tombeaux » des intellectuels reflètent cette intimité de tous les instants avec le désastre comme la nécessité où nous sommes d’envisager la possibilité d’un anéantissement.
Si la question de la mort et de la mémoire a pris une telle place dans le débat intellectuel, force est de reconnaître que les termes du débat étaient déjà en germe depuis longtemps. C’est donc à la source même du projet philosophique des penseurs de la génération des années 1960, ayant connu la guerre et composé leur œuvre à l’ombre de la Shoah, que se nourrit la réflexion sur le travail de deuil et l’ouverture de l’œuvre. Ce n’est évidemment pas le lieu de faire ici une cartographie du paysage philosophique des années 1960. Il suffit de relever les thèmes qui, déjà présents dans les œuvres de ces philosophes, débouchent dans leur travail de leur vivant, et plus encore on l’a dit après leur mort, sur la possibilité d’une intersubjectivité des mémoires. Proximité que relève le philosophe Marc Crépon :
Rien […] n’est plus imposant dans cette réflexion sur la pensée de la mort et la mémoire des guerres que ce système d’échos par lequel les œuvres de Levinas, Blanchot, Derrida, auxquelles il faudrait adjoindre la voix de Paul Celan se croisent et se répondent14.
La forme mémorielle trouve une première justification à partir du travail de déconstruction d’une métaphysique du sujet et d’un usage pléthorique de la parole, une parole qui circule et dont la profusion met à mal le « primat de la raison théorique » (Habermas), menant le sujet sur le chemin de la différance.
Ce courant philosophique, que pour faire vite on dira « déconstructionniste », conduit, sous des formulations différentes, à l’impossibilité d’en rester à une pure subjectivité et à la nécessité d’aller au-delà de la forme critique dans un double dépassement parfois effectué par les penseurs eux-mêmes et qui donne tout son sens à un croisement intersubjectif des mémoires. La remarque est plus vraie encore en ce qui concerne la lecture posthume de leurs œuvres. « Le moi et le nous » dont nous parlons alors ne surgissent ou ne se délimitent qu’à travers cette expérience de l’autre, et de l’autre comme autre qui peut mourir en laissant en moi ou en nous cette mémoire de l’autre. Cette solitude qui est la mienne ou la nôtre à la mort de l’autre, c’est elle qui constitue ce rapport à soi qu’on appelle « moi », « nous », « entre nous », « subjectivité », « intersubjectivité », « mémoire ». « La possibilité de la mort “arrive” si je puis dire, avant ces différentes instances et les rend possibles » écrit par exemple J. Derrida15. Le privilège philosophique de la mort est alors de renvoyer à la non-présence absolue qui interdit toute référence à une présence préalable. La pensée de la mort se réaffirme dans le tournant éthique que prend autour des années 1980 la pensée de l’altérité. Les « tombeaux » de Derrida, Levinas ou Barthes sont en ce sens autant de témoignages d’une dette que la reconnaissance d’un don. Dès lors, l’interprétation, la lecture jamais achevée à la lumière de sa subjectivité propre participent du projet philosophique lui-même. Le regard ou la mémoire deviennent une des composantes de cette lecture de l’œuvre.
Un moment de basculement
« Notre époque est à la fois celle de la fin de la philosophie et celle où la parole philosophique n’a jamais été aussi prolixe. » La mémoire de l’ami est avant tout mémoire d’une parole qui continue d’être partagée par-delà sa disparition, comme il l’avait lui-même mise en circulation de son vivant. Telle est sans doute l’une des marques des philosophies de l’altérité. C’est la possibilité pour la mort d’enfermer l’œuvre en elle-même, de l’immobiliser tout comme aurait pu le faire auparavant le travail philosophique ou la position de maîtrise qu’il faut combattre. Le travail consiste donc à ré-ouvrir l’œuvre, manière également de se retrouver soi-même et de se penser dans une communauté par rapport au monde16.
Ainsi ciselés au burin de la mémoire, les portraits des intellectuels, en définissant de nouveaux principes de lecture, modifient à la fois l’espace des œuvres qu’ils accompagnent et leurs champs d’intervention. Au terme de ce processus, l’écriture devient création de soi en même temps que commentaire d’une œuvre. Le travail sur l’écriture est évident dans les souvenirs qu’Éric Marty nous livre de « son » Barthes. Pas seulement parce que l’ouvrage est paru aux éditions du Seuil dans une collection de littérature. Mais parce que s’y dévoile progressivement ce qui apparaît plus explicitement chez les philosophes : l’identification de l’écriture à la mort. Une fois encore résonne la voix de Blanchot à travers la lecture qu’en donne Levinas. « Écrire, c’est mourir17. » Là encore, Blanchot fait figure de précurseur. Commentant les réflexions de Blanchot sur l’art et la littérature, Levinas met en parallèle la mort dans la définition qu’en donne Blanchot – non pas « le pathétique de l’ultime possibilité humaine » mais le « ressassement incessant de ce qui ne peut être saisi, devant quoi le “je” perd son ipséité » et l’écriture18. Chez Derrida également la « non-présence », « absence radicale », désigne la condition même de la philosophie, l’impossibilité de réduire quelqu’un à une modalité de la présence. La mort devient ainsi la condition de l’écriture.
La mémoire – mais une mémoire qui sait se faire infidèle – se fait alors aussi indispensable à la création qu’au souvenir que celle-ci laisse. Évoquant la mort de l’auteur dans le Plaisir du texte, c’est de la sienne propre dont parle Barthes. C’est à la lumière de l’infidélité qui trouve dans la philosophie de celui qu’elle trahit sa raison d’être que l’écriture prend ici sa vocation créatrice. Le chemin nous est montré par l’auteur lui-même. Barthes à travers une interprétation du personnage d’Orphée qui l’accompagnera durant toute son œuvre ou Derrida accomplissant, selon J. Rogozinski, le tour de force d’être infidèle à lui-même en tranchant dans Force de loi en faveur d’une lecture de son œuvre au détriment de toutes les autres et ce, en rupture avec ses principes mêmes19. C’est ainsi qu’il faut comprendre la générosité d’une œuvre et de son auteur :
Ce qu’il y a de plus secret dans une œuvre est destiné à le rester et devient toujours plus indéchiffrable après la mort de l’auteur, puis celle de ses témoins, de ses amis, etc. C’est cette impossibilité de trouver les clefs d’une crypte, d’exhumer sa vérité enfouie qui définit la finitude du survivant, la « survivance finie » du lecteur20.
Or si, chez Derrida, toute lecture est posthume, c’est aussi parce que, nous dit J. Rogosinzki, celui-ci a écrit tout son œuvre depuis la position du survivant, dans l’angoisse d’une « mort sans nom ».
Dès lors, les critères de jugement changent. Ce n’est plus la virulence de l’engagement qui fait foi, ni les sacrifices qu’il requiert. L’intériorité aurait ainsi remplacé l’engagement. Quant à l’écriture, elle est désormais le critère de cette authenticité, non pas, on l’a dit, dans une fidélité à l’œuvre mais dans le dépassement appelé par l’auteur lui-même. Pas plus que l’amitié n’autorise en effet une quelconque forme d’appropriation de l’autre, l’écriture ne se juge à sa fidélité. L’écriture et la mort se trouvent ainsi intimement mêlées dans un mouvement de déplacement de soi. L’analyse du deuil chez Derrida comme chez Blanchot conduit, on l’a vu, à réintroduire entre l’ami disparu et ma propre personne une distance adéquate que vient abolir la mort ou le travail normal du deuil. C’est à l’écriture que revient la mission de redire sans cesse cette distance et de remettre constamment l’œuvre en mouvement. Ainsi faut-il comprendre le rôle que joue le souvenir personnel, désormais médiateur infatigable entre l’œuvre et son lecteur dans l’intimité d’une relation qui ne craint pas de s’affirmer comme il le fut entre celle-ci et son auteur, toujours dans le dépassement de soi. Il arrive cependant que l’exercice débouche sur un véritable paradoxe sans pour autant s’en trouver invalidé. Tel est le cas du Deleuze d’Alain Badiou. L’intention est explicite dès le départ.
Il ne s’agira pas pour moi de « rendre compte » – de décrire – ce qu’il a pensé. Bien plutôt d’achever l’inachevable : une amitié conflictuelle qui, en un certain sens, n’a jamais eu lieu21.
Légitimant par cette affirmation qui est plus qu’une formule de style son interprétation de la philosophie de Deleuze, A. Badiou trace à partir de ce qu’il définit comme une philosophie de la mort ce qui lui semble être la juste lecture de l’œuvre de ce dernier.
*
Une séquence s’achève sans doute aujourd’hui autour de la question de la mémoire et de la mort : celle qui s’est ouverte avec la Seconde Guerre mondiale. En célébrant la figure des maîtres disparus et en poursuivant les thématiques qu’ils avaient ouvertes, leurs successeurs ne cherchent pas à rétablir une suprématie qui se serait émoussée au fil du temps et des événements. Citant la lettre écrite par Tourgueniev au moment de sa mort à Tolstoï dans laquelle il se félicitait d’avoir été son contemporain, M. Blanchot revient dans un texte où il évoque la disparition de certains de ses amis – Albert Camus, Elio Vittorini, Georges Bataille – sur les détours de l’amitié et de ses liens avec la mort. Altération de la relation à l’autre, la mort est également altération de notre relation à nous-même. Nous étions heureux d’être leurs contemporains et voici que s’efface avec la proximité la part de nous qui était en eux.
Dans le jeu des mémoires qui se répondent au-delà des différences de positions théoriques, on assiste ainsi à ce qui pourrait bien apparaître comme une rupture essentielle dans l’« ego-histoire » que les intellectuels écrivent depuis la fin du xixe siècle. Dans cette réhabilitation d’un moi, parfois dédaigné par d’autres sciences sociales ou encore considéré comme haïssable par une certaine littérature, émerge la possibilité de repenser à la fois les liens avec le passé et les formes d’intervention de l’individu dans le monde. Rien ne s’oppose donc plus à ce que le tournant éthique de la philosophie pris dans les années 1980 se prolonge désormais par le retour des intellectuels dans la sphère du politique.
- *.
Cnrs-Ehess (Ahmoc), voir son précédent article : « François Furet et la double fin de l’idée révolutionnaire », Esprit, octobre 2009.
- 1.
Parmi ces nombreux essais on peut citer le plus récemment paru et qui servira de fil conducteur à cette réflexion, Paul Veyne, Foucault sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2008 mais aussi Textes pour Emmanuel Levinas, édités par François Laruelle, Paris, Jean-Michel Place, coll. « Surfaces », 1980 ; Alain Badiou, Deleuze. La clameur de l ’Être, Paris, Hachette, coll. « Coup double », 1997 ; Jacob Rogozinski, Faire part. Cryptes de Derrida, Paris, Éditions Lignes et Manifestes, 2005 ; Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997 ; Éric Marty, Roland Barthes, le métier d ’écrire, Paris, Le Seuil, 2006 ; Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, Paris, Christian Bourgois, 1991 ; Maurice Blanchot, Une voix venue d ’ailleurs, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2002 ; Au risque de Foucault, Paris, Éd. du Centre Georges-Pompidou, 1997 ; Jean-Michel Salanskis, Levinas vivant, Paris, Éditions des Belles-Lettres, 2008.
- 2.
Maurice Blanchot publie dès 1971 un recueil de textes sous le titre l ’Amitié (Paris, Gallimard, 1971), ainsi qu’un court texte intitulé Pour l ’amitié, paru aux éditions Fourbis en 1996 et consacré à ses relations avec Dionys Mascolo.
- 3.
M. Blanchot, « Notre compagne clandestine », dans Textes pour Emmanuel Levinas, op. cit., p. 80.
- 4.
Ibid., p. 80.
- 5.
Ibid., p. 80.
- 6.
M. Blanchot, l ’Amitié, op. cit., p. 328.
- 7.
Ibid., p. 329.
- 8.
P. Veyne, Foucault révolutionne l ’histoire, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1978.
- 9.
Il n’hésite pas à préciser qu’à l’époque la méthode foucaldienne dépassait ses capacités d’abstraction, Foucault révolutionne l ’histoire, op. cit., p. 42.
- 10.
P. Veyne, Foucault révolutionne l ’histoire, op. cit., p. 196-197.
- 11.
Voir J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit.
- 12.
Ibid., p. 21-22.
- 13.
J. Rogozinski, Faire part. Cryptes de Derrida, op. cit.
- 14.
Marc Crépon, Vivre avec la pensée de la mort et la mémoire des guerres, Paris, Hermann, coll. « Le Bel aujourd’hui », p. 166.
- 15.
J. Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 53. Également cité par M. Crépon, Vivre avec la pensée de la mort…, op. cit., p. 148.
- 16.
Voir M. Blanchot, « Le Détour vers la simplicité », l ’Entretien infini, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1969, p. 214-227.
- 17.
Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Paris, Fata Morgana, 1975, p. 16.
- 18.
E. Levinas, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 16.
- 19.
J. Rogozinsky, Faire part. Cryptes de Derrida, op. cit. p. 145.
- 20.
J. Derrida, Schibboleth pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986, p. 66.
- 21.
A. Badiou, Deleuze. La clameur de l ’Être, op. cit., p. 15.