
La signification du vote Macron le 24 avril : un choix de démocratie
L’accession de Marine Le Pen à la présidence de la République n’équivaut pas à un changement de majorité. C’est un changement de régime qui s’annonce, avec une brutalisation inouïe de la société, où la figure de l’ennemi va partout triompher.
Une jeunesse politisée a largement porté ses suffrages sur le leader de La France insoumise. Au soir du premier tour, Jean-Luc Mélenchon a répété : « Il ne faut pas donner une seule voix à Madame Le Pen ! » On ne lui fera pas l’injure de suspecter de sa part une complaisance pour l’extrême droite. Mais ne pas appeler ses électeurs à voter pour l’adversaire de Marine Le Pen, encourager en conséquence l’abstention ou le vote blanc et ainsi confondre les deux candidats dans un même rejet favorisent la victoire du Rassemblement national le 24 avril 2022 ou lui assurent en tout cas des scores élevés.
Derrière un choix qui ne s’assume pas, court cet argument qui voudrait que Emmanuel Macron ne vaille pas mieux que Marine Le Pen. C’est une erreur profonde, tragique pour notre pays. Les deux candidats se distinguent fondamentalement par leur rapport à la démocratie, par la capacité de l’une à faire disparaître la démocratie avec son accession à la magistrature suprême, le pouvoir de l’autre de maintenir à la tête du pays les possibles qui définissent précisément la vie démocratique. À permettre à cette jeunesse consciente et vigilante de continuer d’agir en faveur de la cité politique, du progrès social, de la concorde civile, de l’esprit de justice, et de l’accomplissement des rêves individuels et collectifs.
L’élection d’Emmanuel Macron n’arrête pas ni la politique, ni le débat et la contestation. Avec la victoire de Marine Le Pen en revanche, les risques d’un étouffement de la vie démocratique sont bien réels. Parce que l’autocratie qu’elle revendique fait de la démocratie un ennemi, à l’image de son mentor Viktor Orbán en Hongrie, sans compter Vladimir Poutine, qu’elle a érigé en modèle et qui conduit une guerre d’agression contre l’Ukraine libre et démocratique, et son peuple écrasé sous les bombes.
S’opposer à Marine Le Pen en assurant sa nette défaite le 24 avril – car c’est bien cela dont il s’agit –, c’est faire un choix de démocratie, c’est permettre dès demain de s’opposer à Emmanuel Macron réélu, de débattre de ses idées et de critiquer sa politique. C’est tout simplement demeurer en démocratie et s’assurer qu’elle progresse et se renforce avec la participation de toutes et tous, avec les droits et libertés qui fondent la démocratie républicaine. `
Emmanuel Macron n’a pas réduit la liberté de la presse, les droits de l’opposition, le pouvoir de la justice, le juge constitutionnel, ni la Constitution elle-même, comme Marine Le Pen s’apprête à le faire si elle est élue. Sans aller jusqu’à rappeler qu’elle est l’héritière du Front national et de son fondateur, combattus à gauche comme à droite, de Robert Badinter à Nicolas Sarkozy, on peut d’ores et déjà juger du rapport de Marine Le Pen à la démocratie républicaine à travers ses récentes prises de position. Favorable à une consultation sur la peine de mort (avant de se rétracter), l’une des grandes conquêtes d’humanité de notre pays. Défiant la Constitution de la Ve République avec des projets de contournement des institutions de contrôle, un programme de dépassement du pouvoir législatif par un recours abusif au référendum et des ambitions de « coup d’État constitutionnel », comme l’analysent des juristes. Et renversant ce qui fait, depuis le discours du Vel’ d’Hiv de Jacques Chirac de 1995, l’identité démocratique de la France au regard de l’histoire : le refus du mensonge sur le passé, la vérité instituée comme un honneur national, un courage de la vérité respecté dans le monde entier, la France qui se grandit.
Ainsi Marine Le Pen a-t-elle vivement dénoncé les avancées du quinquennat sur le plan mémoriel, qui sont peut-être les acquis les plus sûrs du bilan d’Emmanuel Macron. La vérité apaise, elle libère, elle est signe de courage, à l’opposé des « signaux désastreux de repentance, de division et de haine de soi », telle la réaction de Marine le Pen à la reconnaissance par le chef de l’État de l’implication des forces militaires dans la mort du militant indépendantiste Ali Boumendjel. Les armées ont le droit à la vérité, condition de l’estime de soi, du dépassement des traumatismes et d’une juste mesure des responsabilités qui impliquent massivement, pour l’Algérie, l’autorité politique. Comme pour la France au Rwanda, la France s’honore chaque fois qu’elle fait la lumière sur les épisodes sombres de son histoire. À l’opposé, Marine Le Pen réagit au discours de vérité d’Emmanuel Macron à Kigali du 27 mai 2021 par ces mots : « La France est respectée quand elle se grandit, pas quand elle s’abaisse […], pas quand elle se flagelle pour des fautes qui ne sont pas les siennes. » Au-delà de sa vision de la vérité qui devrait abdiquer devant les impératifs de puissance, on peut relever son ignorance de ce qu’est véritablement le savoir sur la France au Rwanda, où « des responsabilités, lourdes et accablantes » sont maintenant situées au niveau politique, tandis que les institutions civiles et militaires sortent réhabilitées après les accusations de complicité de génocide. Avec Marine Le Pen, personne n’est à l’abri de l’injonction autoritaire, pas même les institutions d’État qu’elle menace et ne protège en rien.
Sur ce rapport à la vérité historique de Marine Le Pen, le journaliste Thomas Legrand a eu raison d’expliquer, le 31 mai 2021 au micro de France Inter, qu’« il ne s’agit pas d’une opposition entre deux visions de l’histoire [comme par exemple sur le Révolution française]. Non, là il s’agit d’autre chose : de vérités historiques et de mensonges. Du rapport aux faits ! Marine Le Pen soutient que reconnaître un mensonge de la France est une faiblesse et qu’admettre avoir soutenu des génocidaires (au moins par aveuglement) ne peut servir de leçon. L’instrument de la puissance de la France ne peut pas, pour Marine Le Pen, être la vérité. Il faut continuer à mentir et ne jamais reconnaître nos crimes et nos échecs, ne pas se soucier d’être en porte-à-faux avec les historiens et les faits avérés. »
L’accession de Marine Le Pen à la présidence de la République n’équivaut donc pas à un changement de majorité. C’est un changement de régime qui s’annonce, avec une brutalisation inouïe de la société, où la figure de l’ennemi va partout triompher.
À cette jeunesse politisée qui veut agir, à toute la jeunesse de France qui ne s’imagine pas vivre sous un régime d’extrême droite, nous insistons sur le sens d’un vote en faveur d’Emmanuel Macron. Ce n’est pas un vote qui engage nécessairement pour le candidat et son programme. Mais c’est assurément un vote qui engage pour la démocratie, pour une « certaine idée de la France ».
« – Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans.
– Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice ! »
Émile Zola concluait par ces mots, le 14 décembre 1897, sa lettre à la jeunesse de France tentée par l’antisémitisme et l’ultra-nationalisme, parce que des partis et des journaux excitaient les haines et les passions. La vérité et la justice ont gagné dans l’affaire Dreyfus – temporairement, car ces victoires-là sont fragiles. Mais elles sont à portée de main, de suffrage. Ne sacrifions pas la démocratie à la fatigue de la démocratie. Réveillons-nous !
Les auteurs s'expriment ici à titre personnel et n'engagent pas les institutions auxquelles ils appartiennent.
Ce texte est également signé par Michelle Perrot, historienne, et Dominique Schnapper, sociologue.