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Dans le même numéro

Retour sur la « laïcité positive » de Nicolas Sarkozy : néocléricalisme ou ultramodernité ?

mai 2008

#Divers

Néocléricalisme ou ultramodernité1 ?

Les discours de Nicolas Sarkozy, à Rome le 20 décembre dernier, à Riyad un mois plus tard, ont, comme il convient dans ce pays si fortement marqué, depuis le Siècle des lumières, par une tradition de défiance à l’égard de la croyance religieuse, provoqué de nombreuses réactions d’hostilité. Plusieurs commentateurs ont estimé que le président de la République, en usant du concept de « laïcité positive », nous acheminait subrepticement vers un régime politique de nature « néocléricale ». Revanche de Mac Mahon et de son « ordre moral » sur Jules Ferry et sa « cité de l’autonomie » : l’Élysée reviendrait aujourd’hui, en restaurant le religieux dans son statut ancestral d’institution rectrice de la conscience commune, sur les acquis émancipateurs du modèle de séparation mis en place entre 1880 et 1905.

Une autre interprétation est possible cependant. Acceptons d’abord l’idée, sinon de rupture, de mutation du moins. Nicolas Sarkozy ne pense plus le rapport du politique à la croyance dans les mêmes termes que les fondateurs de la Troisième République. Le modèle originel de laïcité entendait « privatiser » le religieux. Ni reconnaissance officielle, ni financement public des cultes : pour rendre le temporel à sa totale souveraineté, et assurer l’égalité devant la loi de tous les citoyens, la Séparation de 1905 relègue les Églises en dehors de l’espace public d’État, où le système concordataire, établi en 1801-1802, les avait réinstallées. Le président ne dissimule en rien pour sa part sa volonté de renouer les liens. Aux ecclésiastiques qui l’écoutent au Latran, il déclare :

Sans modifier en rien les grands équilibres de la loi de 1905 […], partout où vous êtes engagés, dans les banlieues, dans les institutions, auprès des jeunes, dans le dialogue interreligieux, et dans les universités, je vous soutiendrai.

D’autre part, les républicains voulaient « déconfessionnaliser » la morale. La mission de l’école était à leurs yeux de transmettre aux futurs citoyens une morale « indépendante ». On considérait qu’il n’était nul besoin de la foi, souvent identifiée du reste à la superstition et au fanatisme, pour asseoir la rectitude des conduites individuelles et collectives. La raison naturelle suffisait, pensait-on alors en écho à Kant. Sur ce point aussi, le président fait vaciller les repères. Établissant explicitement une hiérarchie, que le discours récent devant le Conseil représentatif des institutions juives n’a pas réellement démentie, entre la parole du prêtre (ou du pasteur) et celle de l’instituteur, il nous invite, dans une démonstration que ne renierait pas un moraliste néothomiste, à surélever la morale commune d’une référence à la transcendance :

La morale laïque risque toujours de s’épuiser quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini.

On aurait tort néanmoins de trouver dans ces paroles l’indice d’un retour au système concordataire du xixe siècle. D’abord, sans solution de continuité avec 1905, Sarkozy clame son attachement à l’autonomie du politique. On ne trouvera pas dans ses textes le dessein de réimplanter l’Église catholique, ou les autres cultes, comme c’était le cas avant les lois scolaires des années 1880, au cœur des dispositifs scolaires (c’est la « morale laïque » que l’école doit enseigner), ni a fortiori de soumettre la loi de l’État aux décrets de l’autorité religieuse :

Dans la République laïque, l’homme politique que je suis n’a pas à décider en fonction de considération religieuse, même s’il juge utile que sa réflexion et sa conscience soient éclairées par des avis […] auxquels doivent prendre part toutes les intelligences et toutes les spiritualités de notre pays.

Ensuite, le président ne revient à aucun moment sur le principe, essentiel dans la pensée républicaine, de l’égalité des citoyens. Nul ne doit être discriminé en fonction de ses adhésions de foi, empêché de croire ou de ne pas croire, privé de « la liberté de croire comme de celle d’être athée », ni, ajoute-t-il en une adhésion explicite à la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école publique, « être blessé dans sa conscience par des pratiques ostentatoires ». Bien sûr, il en appelle – mais ses devanciers, de De Gaulle à Mitterrand, allaient dans le même sens (pensons à la législation sur les subventions aux écoles privées, ou aux aides fiscales accordées aux associations cultuelles) – à soutenir financièrement les activités ecclésiales. Ce n’est pas, dans ses textes, introduire un régime de différenciation juridique, mais, comme cela existe dans tant d’autres secteurs, donner forme concrète à la notion d’égalité.

Quelle signification donner à ce discours métissé, où s’associent l’universalisme libéral et la particularité religieuse ? Un détour s’impose ici par les analyses d’Ulrich Beck. De la Société du risque à Pour un empire européen, le sociologue allemand fait ce constat que nous sommes entrés, depuis les années 1960-1970, dans un nouveau moment de la modernité. On vivait dans le temps de la « modernité conquérante ». On entre alors dans celui de la « modernité réflexive », ou de l’« ultra-modernité ». Sommairement, deux traits spécifient ce régime inédit. Il est marqué, d’une part, par l’expansion de l’incertitude. L’esprit public répudie la croyance, hier dominante, dans le progrès linéaire, dont l’État devait être le porteur. La mondialisation marchande a passé là : il tient de plus en plus volontiers que l’histoire est indéterminée, et que le politique est à soi seul incapable de répondre à ses défis. Se fait jour, d’autre part, l’urgence du ré-enracinement. Elle est le corrélat de l’incertitude. Puisque l’État n’est plus en mesure de stabiliser les existences individuelles et collectives, les sociétés s’emploient, sans remettre en cause cependant les principes de liberté et d’égalité issus de la première modernité, à trouver du lien et du sens du côté des significations religieuses. Cette analyse nous ramène à Nicolas Sarkozy. Ce n’est pas le dessein de restaurer l’ancien qui le porte, mais celui de s’ajuster au présent. Sa « laïcité positive » n’est sans doute pas autre chose qu’une tentative – dont une partie de la gauche, avec son concept de « laïcité plurielle », avait, dès les années 1990, déjà exprimé la nécessité– de contre-battre l’impuissance matérielle et symbolique où le monde ultramoderne a fixé le politique.

  • 1.

    Sur ce même sujet, voir les deux précédents articles publiés dans Esprit : Jean-Louis Schlegel, « Nicolas Sarkozy, la laïcité et les religions », février 2008 et Michel Fourcade, « Le président et la laïcité », mars-avril 2008.

  • 2.

    Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne).