Jean-Paul II et l'Europe (entretien)
Le pape disparu avait élaboré un discours très cohérent sur l’Europe, non seulement pour des raisons historiques (héritage spirituel et valeurs) et géopolitiques (lutte contre le communisme) mais aussi la considérant comme la base d’une expansion mondiale du christianisme.
Esprit – Votre livre la Pensée de Jean-Paul II offre un tableau nuancé de la pensée du pape décédé il y a deux ans. Acceptez-vous cependant, rétrospectivement, l’idée qu’il a souhaité une « Europe chrétienne » et qu’il a lancé campagne sur ce thème dans les années 1980 ?
Philippe Portier – La pensée de Jean-Paul II a fait l’objet, au cours de ces dernières années, d’une querelle d’interprétation. Une première exégèse, portée souvent par les théologiens de « tradition », l’a appréhendée à partir du schème de la « révolution » : Jean-Paul II aurait, au cours de son règne, en attestant la validité des droits de l’homme, en souscrivant au modèle de laïcité, en mobilisant les fidèles autour du dialogue interreligieux, accentué la reddition de l’Église catholique, engagée avec Vatican II, aux canons de la modernité démocratique. Une deuxième exégèse, énoncée par des théologiens d’« ouverture », a opté en revanche pour la thèse de la « restauration ». L’accession de Karol Wojtyla au siège de Pierre se serait traduite par une déconstruction totale de l’acquis conciliaire. Les pères de Vatican II, à travers des textes comme Gaudium et spes ou Dignitatis humanae, avaient reconnu la civilisation de l’autonomie issue des Lumières. En dénonçant les errements de l’« humanisme athée », en appelant les États à se replacer de nouveau sous le dais sacré du droit divin-naturel, Jean-Paul II aurait clairement renoué, pour sa part, avec l’intransigeance antimoderne de ses devanciers de l’ère préconciliaire. Dans des termes à peine différents, il aurait redonné crédit à la formule fameuse du Syllabus de Pie IX (1864) : « Le Pontife romain ne peut se réconcilier avec la liberté, le progrès, la civilisation nouvelle. »
L’ouvrage que vous évoquez, la Pensée de Jean-Paul II, se situe en effet à distance de ces deux positions. Son ambition est de montrer que le discours wojtylien échappe tout à la fois à la tentation du changement radical – l’adhésion à la civilisation des Lumières – et à celle de la reconduction du même – la reprise à l’identique de l’intransigeance préconciliaire. On peut l’interpréter, en fait, comme une structure singulière dont le propre est – suivant la ligne posée déjà, semble-t-il, par Vatican II – d’adapter, d’« ajuster », l’intégralisme traditionnel, conservé en son fond, à certaines requêtes du monde, aujourd’hui englobant, de la subjectivité. Deux principes interviennent donc dans cette élaboration discursive. Un principe – majeur – de répétition : à l’instar de ses devanciers, Jean-Paul II persiste, en excipant de la vérité que l’Église détiendrait depuis son origine, à récuser la systématique de l’autonomie née de la rupture moderne et à vouloir reconstruire la société sur le fondement d’un modèle jusnaturaliste du vivre ensemble. Un principe – mineur – d’innovation : le texte pontifical ne s’énonce pas, ni dans la forme ni sur le fond, dans les mêmes termes qu’hier : du fait de la formation phénoménologique de Wojtyla, du fait de l’évolution doctrinale de l’Église depuis un demi-siècle (on peut penser par exemple à l’apport décisif de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse Dignitatis humanae, qui signe la fin de la théologie de l’État catholique), il incorpore, de manière inédite, une pensée de l’expérience (selon laquelle la loi morale, ou les « a priori éthiques », doivent toujours être présentés, comme le voulait Scheler, « à partir du vécu même du sujet ») et une pensée de la pluralité (acquise à l’idée que l’ordre politique ne peut s’instituer autrement que dans l’acceptation de la diversité des options politiques et religieuses).
L’innovateur intransigeant
On peut, en appui sur ce schéma d’analyse, rendre compte de la philosophie européenne de Jean-Paul II. Le thème de « l’Europe chrétienne », qui est central chez lui dès le début de son pontificat et qui suscitera plusieurs dizaines de textes, se déploie en effet à partir des deux moments logiques que nous venons de repérer.
Son discours incorpore, à titre secondaire, des éléments de changement. Le pape affirme fortement que la reconstruction de l’Europe chrétienne ne saurait se faire sur l’assise d’une lecture « nostalgique » de l’histoire1. La Respublica christiana, du moins dans la configuration médiévale que souhaitent lui donner les « intégristes », ne doit plus avoir droit de cité : on ne peut envisager le retour à une société où l’État, enchaîné à l’Église, imposerait à tous, par la coercition, le partage d’une même foi. L’appel de Compostelle en novembre 1982, significativement nommé l’« Acte européen », le précisait clairement : l’Europe doit s’édifier « dans un climat de plein respect des autres religions et des libertés authentiques2 ». L’allocution fameuse prononcée devant le Parlement européen en octobre 1988 le répète, qui récuse de manière explicite « l’État confessionnel » d’hier et, dans le même mouvement, reconnaît la validité du régime démocratique fondé uniment sur la « souveraineté du peuple3 » et le « gouvernement limité ». Cette adhésion ne doit pas être lue simplement comme l’effet d’une reddition historiciste devant une formule désormais dominante d’organisation de la vie sociale ; elle est, précise le pape, la résultante d’une réflexion théologique assise sur l’idée que la démocratie, loin d’être en situation d’extériorité vis-à-vis de l’ethos chrétien, trouve en lui ses « racines » les plus profondes.
La reconnaissance de l’ordre démocratique n’emporte pas cependant – on touche ici à l’essentiel du discours – un ralliement à la philosophie subjectiviste qui l’inspire. La parole du pape repose en la matière sur deux pivots centraux, où se repère son ascendance intransigeante. Jean-Paul II développe d’abord un discours critique. L’Europe, constate-t-il, a hélas dilapidé l’héritage moral que le christianisme lui a transmis. En s’éloignant de Dieu à la faveur de l’entrée dans la modernité4, en s’ouvrant parallèlement à l’« humanisme athée », elle a peu à peu plongé les existences individuelles et collectives dans une « immoralité » elle-même au principe de « l’écroulement contemporain de notre vivre ensemble ». Le pontife polonais le souligne dans son allocution de Compostelle :
Tandis que je bénis le Seigneur d’avoir éclairé l’Europe de sa lumière évangélique depuis le début de la prédication apostolique, je ne peux passer sous silence l’état de crise dans lequel elle se trouve au seuil du troisième millénaire de l’ère chrétienne5.
Cette crise, le pape la repère à travers des indicateurs multiples (la montée en puissance du permissivisme, du matérialisme, de l’hédonisme, qui débouchent sur la « dislocation des valeurs de la famille nombreuse et unie, de la vie dès la conception, de la protection morale de la jeunesse et sur la multiplication des exclusions et des pauvretés »), mais elle n’est pas la « fin de l’histoire ». Dans la ligne de ses prédécesseurs, Jean-Paul II dessine son projet également, une « utopie mobilisatrice » (Jean Séguy) : l’Europe retrouvera l’harmonie, explique-t-il, en faisant retour à la culture et au culte – les deux notions sont étroitement intriquées chez lui – que l’Église lui a légués6 :
Je lance vers toi, vieille Europe, ce cri plein d’amour : retrouve-toi toi-même, sois toi-même, découvre tes origines, avive tes racines, revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents7.
Cette restauration de restitution excède sa signification patrimoniale ; elle prend sous la plume de Wojtyla une valence éthico-juridique : « de l’Atlantique à l’Oural », il s’agit de replacer les mœurs et les lois, les « systèmes économiques et politiques, les vastes domaines de la culture, de la civilisation et du développement8 », sous la tutelle des significations chrétiennes, telles qu’elles sont authentifiées par le magistère romain.
Quels étaient les tenants et aboutissants de cette tentative ? Globalement, vous dites que ce n’est pas un catholique moderne qui tente de poser question à l’Europe, mais on a pourtant affaire à un « innovateur intransigeant » – l’intransigeance désignant une certaine « fin de non-recevoir » catholique devant l’époque moderne. Le mot « reconquête », dont on l’a beaucoup accusé, vous semble-t-il pertinent ?
Votre question suggère d’explorer tout à la fois les motivations et les modalités de l’entreprise jean-paulinienne. Pour le premier point, le dessein du pape relève d’une combinatoire où se rencontrent trois raisons essentielles. La première est d’ordre philosophique. La tradition kantienne adhère à l’idée d’une « morale indépendante ». C’est cette doctrine que défend aujourd’hui Jürgen Habermas, par exemple, quand il explique « qu’une société démocratique ne recèle en soi aucun déficit de validité qu’il faudrait combler par de la substance éthique9 ».
Il n’est donc pas impossible dans ce schéma de constituer une société juste à partir du moment où les citoyens, délaissant leurs « préférences personnelles » acceptent de s’élever, par le travail de leur raison, au niveau de la généralité publique, c’est-à-dire de « l’intérêt de tous ». La pensée wojtylienne se tient à distance de cette vision « déontologique ». Elle inverse la phrase fameuse de Kant en précisant que « l’homme a besoin de l’idée d’un Être différent qui le dépasse afin qu’il connaisse son devoir10 ».
La religion n’est donc pas, pour Jean-Paul II, le simple couronnement, superflu, du dispositif moral ; elle en est la puissance d’institution :
Un système éthique sans référence à un système transcendant est incapable de créer des valeurs morales absolues ; il demeure fragile dans la pratique et précaire dans la durée11.
Ce postulat explique pour une grande part le projet de « resacraliser » l’Europe : sans retour au christianisme et à son système de valeurs, les nations qu’elle rassemble seraient incapables de replacer le vivre ensemble dans un contexte moral, ni donc de contribuer au bonheur et au salut des hommes.
La deuxième raison est d’ordre stratégique. On ne saurait oublier que l’Église catholique inscrit son action dans une géopolitique planétaire12 : sa mission de vérité lui impose d’étendre sa sphère d’influence, son « ecclésiosphère » (Émile Poulat), au niveau du monde tout entier, en réduisant les puissances qui font obstacle à l’expansion de son message (« soviétosphère », « américanosphère » notamment). Le projet de Jean-Paul II – l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural » – prend place dans ce tableau. Il vise d’évidence à remodeler, en faveur de l’Église, la carte établie des partages territoriaux. Celle, d’abord, des distributions politiques : le pape polonais entend remettre en cause le partage de Yalta, qui a soumis toute une partie du continent européen à la dictature de l’irréligion d’État. Il escompte qu’en rappelant aux peuples de l’Est leur communauté de civilisation avec les peuples de l’Ouest, il les séparera des régimes communistes qui les subjuguent, en même temps qu’il les rapatriera, non pas sous la tutelle du capitalisme libéral, mais sous celle de la chrétienté civilisatrice. La carte ensuite des distributions religieuses : l’entreprise wojtylienne s’assigne aussi d’en finir avec les fractures apparues dans le monde chrétien au second millénaire pour retrouver analogiquement l’unité du premier13. Il s’agit, en évoquant les « racines » de l’Europe, de ramener tous les fidèles du Christ, catholiques, protestants ou orthodoxes, au bercail initial, sous l’autorité de celui qu’on reconnaissait unanimement aux premiers siècles comme le régulateur suprême de la foi14. Dans l’esprit du pontife, cette réunification dépasse son seul intérêt continental. Étant donné le prestige de l’Europe, sa puissance, sa « contribution au développement du monde, aussi bien dans le domaine des idées que dans celui du travail, des sciences et des arts15 », elle est une condition nécessaire au développement du catholicisme sur la scène universelle16.
La troisième est d’ordre biographique. La pensée européenne de Wojtyla n’est pas sans lien avec sa formation polonaise. Sans doute a-t-il été instruit dans un thomisme mâtiné de phénoménologie. Mais on ne peut ignorer la part jouée par le romantisme dans son éducation. Ses lectures de jeunesse l’ont orienté vers les œuvres de Mickiewicz, ou de Slovacki. Ces auteurs ont en commun d’avoir pensé le destin des petites nations confrontées aux grands impérialismes : ils entendaient les protéger de l’asservissement en les insérant dans une fédération européenne, elle-même placée sous l’inspiration de la doctrine chrétienne. Slovacki n’hésitait pas même à appeler de ses vœux, avec des accents messianiques, un pape slave qui libérerait tout le continent du péché de puissance. C’est à ce courant de pensée sans nul doute que Jean-Paul II doit sa vision de l’Europe comme ensemble de nations formées dans le christianisme et ouvertes à l’accueil de l’altérité.
Sur la question des modalités, l’expression de « reconquête » a parfois été contestée. On y a vu l’indice d’une volonté de puissance qui ne correspondrait pas à l’approche toute spirituelle du pape polonais. Elle rend compte pourtant de la stratégie de mobilisation développée par Jean-Paul II. Il s’agit bien comme au temps de Léon XIII – cela se perçoit dès sa première encyclique Redemptor hominis (1979) – d’entraîner les catholiques à « pénétrer (en Europe) partout où s’ouvre un accès afin d’y infuser, tel un sang réparateur, la sève de la doctrine chrétienne ».
L’engagement devra répondre à trois critères principaux. En premier lieu, il devra être « identitaire ». Le pape polonais – mais le ton avait déjà été donné par Paul VI dans Evangelii nuntiandi (1975) – demande explicitement aux chrétiens de s’affirmer dans l’ordre social en affichant une « conscience fière de soi ». Le temps n’est plus comme dans les années 1960 de vivre dans l’« enfouissement », mais au contraire dans la visibilité, en appui sur cette idée que le dialogue avec les frères séparés, les fidèles des autres religions, ou les incroyants, doit désormais s’établir dans la confession explicite de sa propre vérité.
En deuxième lieu, l’engagement sera pluriforme. Comme l’indique l’exhortation apostolique de 1989 Christi fideles laici, les chrétiens doivent intervenir partout. Au niveau de la société civile, dans la sphère de la profession (on pense ici à l’Opus Dei et à son projet de « sanctifier » le travail), dans la sphère des associations (humanitaires, familiales …), dans la sphère de la culture. Au niveau de la société politique : à plusieurs reprises, Jean-Paul II demandera aux hommes politiques européens de fixer leur action dans le respect des principes généraux de la doctrine sociale de l’Église17. Vient enfin l’appel à la discipline. Léon XIII usait de la formule des Psaumes pour décrire le Corpus christianorum, « une armée en ordre de bataille ». Le pape polonais invite de même les catholiques à se ranger en « bloc » derrière le magistère en subordonnant à sa loi les décrets de leur conscience objective :
Le magistère de l’Église ayant été institué par le Christ Seigneur pour éclairer la conscience, se réclamer de cette conscience précisément pour contester la vérité de ce qui est enseigné par le magistère comporte le refus de la conception catholique, tant du magistère que de la conscience morale18.
L’Europe, terre de mission
Globalement, on a l’impression que les épiscopats nationaux l’ont suivi avec une certaine difficulté, pas seulement par mollesse ou par impuissance, mais par une connaissance du terrain séculier occidental qui oblige à la prudence.
L’entreprise de réévangélisation de l’Europe initiée par le centre romain s’est accompagnée d’un remodelage de sa sphère épiscopale. Il s’est articulé autour de deux axes. Le premier touche à la question du recrutement. Au cours de ses vingt-cinq ans de règne, Jean-Paul II a logiquement procédé à un profond renouvellement du corps des évêques. Ce renouvellement ne s’est pas opéré cependant suivant la ligne adoptée par son prédécesseur. Les choix de Paul VI étaient ciblés souvent sur des personnalités d’« ouverture » : Rome entendait promouvoir alors des prêtres dont le parcours – ils étaient souvent issus des aumôneries de l’Action catholique – témoignait de leur aptitude à « rejoindre le monde ». Avec Jean-Paul II, un revirement se constate : l’exigence d’« identité » se substituant à celle d’« enfouissement », s’affirment de nouvelles figures – souvent des curés de paroisse en vue, parfois des professeurs de grand séminaire, ou même des religieux – plus volontiers doctrinales et spirituelles. On sait pour la France le rôle joué dans cette mutation par la « filière Lustiger19 ». Le second a trait à la question du gouvernement. La politique jean-paulinienne n’est pas, sur ce terrain non plus, l’exact analogue de celle de son devancier immédiat. Paul VI avait globalement, non sans se le reprocher à la fin de sa vie, laissé se développer une gestion (tendanciellement) décentralisée de l’Église, accordant notamment aux conférences épiscopales un large espace d’autonomie. Constatant l’inefficacité et parfois les errements (comme aux Pays-Bas) de ce mode de gestion, Jean-Paul II s’est employé, pour sa part, à réorganiser l’institution catholique autour de son foyer romain. Il n’a pas remis en cause, certes, la « polysynodie » que Vatican II avait légitimée, mais il n’a pas hésité à en réduire l’espace d’indépendance, n’hésitant pas à transformer ces structures collégiales en relais du centre vers la périphérie, en leur adressant des recommandations lourdes et parfois des réprimandes.
Ce réagencement n’a pas entraîné cependant, à la base, une reprise à l’identique de la posture wojtylienne, même si les cas de récusation frontale de la parole pontificale (pensons en France à Mgr Gaillot) ont été extrêmement rares. La pratique épiscopale, selon des modulations variées selon les pays (les pays de l’Est, comme on l’a vu lors de l’eurosynode de 1991, ayant une vision parfois moins « conciliaire » que les pays de l’Ouest) ou selon les prélats (Mgr Rouet en France n’est pas Mgr Cattenoz), s’est organisée autour de deux principes, l’un de confirmation, l’autre d’adaptation.
Le principe de confirmation : globalement, les évêques européens ont, au niveau local, reproduit les enseignements venus de Rome. Sur le terrain doctrinal, ils n’ont pas hésité à faire valoir, contre les gouvernements qui pouvaient s’en éloigner, les principes de la doctrine sociale, en matière économique (rejet du libéralisme économique, inquiétude devant l’expansion des pauvretés …), familiale (refus du mariage homosexuel, des manipulations génétiques …), scolaire (affirmation du caractère non négociable de la liberté d’enseignement). Même sur la question de la contraception, certaines déclarations se sont faites aussi sévères que la parole romaine : on pense ici notamment à la critique « intransigeante » adressée récemment par les évêques français (de la Commission doctrinale) au livre de C. Grémion et H. Touzard sur la théologie de la contraception20. Sur le terrain stratégique, la continuité s’exprime pareillement. Les évêques européens ont appelé les chrétiens à marquer davantage leur différence dans l’espace public et leur fidélité dans l’espace ecclésial. Le texte de l’épiscopat français, Nouvelles perspectives missionnaires, du tout début des années 1980, va dans ce sens, comme la pratique, courante dans maints diocèses, d’accueillir, en leur confiant des paroisses, les nouveaux groupes attestataires (souvent des groupes du Renouveau charismatique), ou la tentative de reprise en main des différentes instances de formation (séminaires, universités …). Ajoutons que les autorités diocésaines s’emploient souvent aujourd’hui – pensons, parmi d’autres exemples, à la récente déclaration lyonnaise contre le mariage homosexuel initiée par le cardinal Barbarin – à constituer avec les autres religions une sorte de « front de Dieu » contre les dérèglements moraux de la société sécularisée.
La reproduction du discours papal ne va pas sans perte toutefois, et nous touchons là au principe d’adaptation. En premier lieu, l’épiscopat a largement renoncé à la posture de l’« injonction ». Il reste chez Jean-Paul II plus d’une trace de cette forme de gouvernement autoritaire où la hiérarchie impose d’en haut, sans s’exposer au risque du dialogue, sa « parole de vérité ». C’est une tendance qui, globalement, n’a plus cours aujourd’hui au plan local. Une analyse lexicale des déclarations épiscopales révèle de la sorte une inclination fortement communicationnelle, faisant droit à l’horizontalité des échanges de sens. Les prélats évoquent la nécessité de « participer » au débat public, d’y « apporter leur pierre », de concert avec d’autres paroles. Dans le même sens, plutôt que d’intimer, ils « proposent », comme l’indique le titre du rapport emblématique de Mgr Dagens en 1996, Proposer la foi dans la société actuelle21. Cette ouverture s’exprime aussi dans le lexique compassionnel qui accompagne les mises en garde adressées aux catholiques qui se sont détachés des obligations canoniques fixées par le magistère (homosexuels, divorcés remariés …). D’autre part, les Églises locales font leur désormais la logique de l’« inclusion ». Le catholicisme traditionnel, c’est encore le cas souvent dans le discours wojtylien, exprimait son rapport au monde moderne sur le mode d’une confrontation ouverte. L’épiscopat européen admet désormais, généralement, que l’Église est insérée dans ce siècle dont les principes issus des Lumières sont d’ailleurs, ajoute-t-il, le plus souvent émancipateurs22. On le voit par exemple dans le rapport Dagens :
Nous acceptons sans hésiter de nous situer, comme catholiques, dans le contexte culturel et institutionnel d’aujourd’hui, marqué notamment par l’émergence de l’individualisme et par le principe de laïcité23.
On peut s’interroger sur la raison de cette pratique, où se mêlent discours de la fidélité et récit de l’innovation. Elle exprime en fait la position de déchirement d’un épiscopat pris en tenaille entre un centre romain qui n’entend pas revenir sur son régime de certitudes et un monde séculier dans lequel les catholiques sont tout à la fois minoritaires et, le plus souvent, rendus aux arguments d’une modernité qui entend arracher l’homme à toute objectivité qu’il n’aurait pas choisie24. Resterait à savoir quels effets de réalité a engendrés cette division objective du travail entre un pontife qui, d’en haut, exprime la « vérité » et les évêques qui, en bas, tentent de la transmettre en faisant droit aux aspérités du terrain sur lequel ils interviennent …
Précisément, estimez-vous que l’entreprise de Jean-Paul II a été couronnée de succès, ou du moins d’un « certain succès » ?
Votre question suppose, comme on le fait lorsque l’on évalue les politiques publiques, de comparer les résultats et les objectifs. On peut tenter l’exercice, tout en sachant que le programme wojtylien ne se situe pas dans le temps court. Il s’agit, le pape l’écrit dans Tertio millenium adveniens, de définir une espérance à laquelle les chrétiens doivent s’adosser dès maintenant sans en attendre nécessairement des fruits immédiats. Si, cependant, on adopte la perspective du court terme, on peut dire que l’utopie pontificale ne s’est pas réellement incarnée dans les faits. Comme l’a noté Peter Berger, l’Europe apparaît aujourd’hui comme une exception dans le monde : elle persiste à s’éloigner de la foi quand les autres continents se réenchantent25.
On peut aborder le problème à partir d’un angle « microsocial ». L’idée de Jean-Paul II était de réactiver les énergies dans l’Église, et de rapatrier en son sein les consciences qui s’en étaient écartées. On ne peut nier bien sûr que le pontificat wojtylien a été le moment (autour des jmj, des nouveaux mouvements, des voyages qu’il a entrepris …) d’une certaine revitalisation de la catholicité militante. Les enquêtes sur les valeurs témoignent en outre, Yves Lambert l’a bien noté, d’un sursaut spirituel dans la jeunesse de certains pays comme le Portugal, l’Italie ou l’Autriche. Il serait cependant téméraire de surévaluer l’importance de ces phénomènes. Les analyses convergent pour signaler la persistance en Europe, tout au long du règne wojtylien, d’une forte « dépression » confessionnelle. Deux phénomènes parmi d’autres peuvent être pointés. On est confronté d’abord à un mouvement global de désaffiliation. Même si le catholicisme apparaît encore comme la première religion européenne (près de 50 % de la population), il recule cependant d’année en année : dans presque tous les pays, l’observance des pratiques se réduit (même en Irlande et en Pologne), l’adhésion aux croyances se fait plus fluide. Il n’est jusqu’aux déclarations d’appartenance qui ne connaissent une diminution significative : de 1981 à 1999, sur l’ensemble du continent, le taux d’appartenance (revendiquée) à l’Église romaine est passé de 55 % à 49 %. En France, de 2000 à 2006, les « affiliés » à la religion catholique sont passés de près de 65 % à seulement 50 % de la population globale.
Ce n’est pas à dire que le « croire » lui-même disparaisse, simplement il se recompose sous l’effet de « bricolages », à distance des régulations de l’institution. À la désaffiliation s’ajoute la pluralisation. On se souvient du mot de Michel de Certeau : « L’Église hier était un corps, elle est aujourd’hui un corpus. »
Le diagnostic vaut particulièrement pour le catholicisme européen. Embarqués dans le processus d’individualisation, les fidèles qui demeurent en son sein s’approprient, à leur gré, les contenus de la foi, en s’associant souvent dans le cadre de microcommunautés autorégulées. Les évêques, tout en proposant leur discours intégraliste, n’ont guère d’autre solution que d’aménager la coexistence de ces multiples réseaux. On est là fort éloigné du programme wojtylien, qui rêvait d’une catholicité vive et unie autour d’une commune acception, régulée par le magistère, de la foi.
Si l’on se situe au plan macrosocial, il n’en va pas différemment. Jean-Paul II souhaitait que les sociétés européennes réinstaurent « la foi dans son rôle de référence publique26 ». On pourrait croire que les États occidentaux l’ont écouté. Un peu partout, même dans la France laïque, on voit la religion se « déprivatiser » : non seulement les Églises reçoivent des subsides publics, mais elles s’installent de plus en plus volontiers dans les cercles officiels, ou nationaux ou locaux, de délibération. Le niveau européen ne reste pas à part, lui non plus, de ce dispositif d’interaction, comme le montre l’article I.52 du traité portant la Constitution de l’Union : « Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union européenne maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les Églises et organisations religieuses. »
On peut dire que la parole de l’Église est aujourd’hui, dans le champ ethico-politique, plus discutée qu’hier : c’est souvent à partir des repères qu’elle propose que s’organise la conversation publique27.
Une exploration plus profonde dévoile cependant que les États, et l’Union européenne elle-même, n’ont guère cédé à la vision wojtylienne. L’intervention religieuse qu’on vient d’évoquer s’inscrit en effet dans un système de gouvernance fort libéral, et non substantiellement catholique. Tout d’abord, loin de valoriser le magistère romain, ce système admet en son sein une pluralité d’acteurs (associations professionnelles, syndicats, organisations humanitaires, délégations régionales, collectivités locales …), sans faire de distinction a priori entre leurs apports normatifs : c’est seulement sur le fondement de l’échange des raisons, et du jeu des intérêts, que s’élabore la décision. Corrélativement, la gouvernance en Europe, au niveau des États comme à celui de la Communauté, prend appui sur le principe de neutralité du politique. On n’entend plus aujourd’hui, même dans les pays les plus catholiques, réinscrire le droit positif dans l’orbe du droit divin-naturel. Ce sont les « droits de l’homme » envisagés dans leur acception individualiste qui servent de substratum à la règle juridique, ce qui sans doute préserve la liberté de croyance mais interdit simultanément à la religion d’être la puissance structurante de l’établissement humain28.
Sécularisation, recul des confessions établies, recomposition des religions en Europe : seriez-vous d’accord avec tous ces termes ? En voyez-vous d’autres ?
Le mot « sécularisation » a été très utilisé par la sociologie dans les années 1960-1970. Il entendait qualifier, suivant la formule de Bryan Wilson, « le processus par lequel institutions, pensées et pratiques religieuses perdent de leur importance sociale ».
On ajoutait souvent, dans une logique qui rappelait Renan, qu’elle déboucherait un jour sur l’extinction de la croyance. La situation contemporaine ne nous confronte pas à l’éclipse annoncée du sacré : si le religieux n’est plus autant qu’auparavant régulé par les institutions, il demeure cependant, sous des formes individualisées, éthicisées, émotionnelles, partie prenante de maints itinéraires personnels, en même temps qu’il continue d’alimenter tout à la fois la réflexion et la discussion publiques.
Peut-être faudrait-il lui substituer, pour mieux comprendre la société actuelle, le concept, d’ailleurs utilisé par Habermas, de « post-sécularisation ». Celui-ci comporte deux significations entremêlées. Il évoque d’une part l’idée d’un désenchantement en rappelant que nous sommes, en Europe, « sortis de l’ère du religieux lourd ». Ce mouvement touche clairement toutes les fonctions, économiques, politiques, scientifiques, désormais laissées à l’indépendance des consciences décisoires. Comme l’a montré Ulrich Beck, il affecte les grandes valeurs de la modernité – le travail, la famille, la nation, la politique –, elles-mêmes désormais désacralisées. Mais le concept de post-sécularisation évoque aussi l’idée d’une résistance : en montrant que dans l’incertitude contemporaine, où l’histoire n’est plus écrite, la croyance peut encore porter les existences personnelles et glisser sa voix, souvent attendue, dans le colloque délibératif d’où procèdent les décisions – toujours révisables, définitivement détachées d’un socle objectif préalable – qui nous régissent.
- *.
Professeur de sciences politiques à l’université de Rennes I. Auteur de la Pensée de Jean-Paul II, tome 1, Éditions de l’Atelier, 2006.
- 1.
Jean-Paul II, « Discours à la cathédrale de Compostelle », 11 novembre 1982, dans Gérard Defois, l’Europe et ses valeurs, Paris, Le Centurion, 1983, p. 64.
- 2.
Jean-Paul II, « Discours à la cathédrale de Compostelle », art. cité.
- 3.
Id., « Allocution au parlement de Strasbourg », 11 octobre 1988, Documentation catholique, 1988, p. 999. Il faut préciser que le concept de « souveraineté du peuple » n’est pas utilisé par le pape selon une acception moderne. Il ne remet nullement en cause l’idée de souveraineté de Dieu et signifie plutôt la participation du peuple à la collation et au contrôle du pouvoir. Voir sur ce point notre ouvrage, p. 139 sq.
- 4.
C’est une constante du discours jean-paulinien que de pointer la responsabilité des Lumières, sous leur double acception rationaliste et utilitariste, dans la décadence des temps. Le pape rapporte même l’avènement de la Shoah à l’expansion du subjectivisme qui, en dissociant les êtres et les sociétés de toute transcendance, a permis que « tout devienne possible ».
- 5.
Jean-Paul II, « Discours à la cathédrale de Compostelle », art. cité, p. 65.
- 6.
Il faudrait ajouter ici que, pour le pape, l’Europe, et les nations qui la constituent, ont construit leur identité sur la base d’une foi qui leur a été transmise, et qui a pu être conservée, par le travail de toute une litanie de saints. On notera que Jean-Paul II n’évoque jamais ou presque la part prise par le protestantisme dans la construction de l’Europe. Il est vrai qu’à ses yeux, il fait signe vers l’advenue des Lumières.
- 7.
Jean-Paul II, « Discours à la cathédrale de Compostelle », art. cité, p. 66.
- 8.
Id., « Homélie de la première messe solennelle du pontificat », 22 octobre 1978, Documentation catholique, 1978, p. 917.
- 9.
Jürgen Habermas, « Pluralisme et morale », Esprit, juillet 2004, p. 9.
- 10.
Emmanuel Kant, la Religion dans les limites de la simple raison, dans Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, 1986, p. 148. Il va de soi que Kant propose cette phrase en l’assortissant de la négative.
- 11.
Jean-Paul II, « Discours aux évêques français de la région sud-ouest », Rome, 6 février 1987, Documentation catholique, 1987, p. 284.
- 12.
Voir par exemple Ariel Colonomos, Églises en réseaux. Trajectoires politiques en Europe et Amérique, Paris, Presses de la fondation de sciences politiques, 2000.
- 13.
Il faudrait rappeler ici l’importance stratégique du discours sur « les deux poumons de l’Europe ».
- 14.
Il est significatif que Jean-Paul II présente saint Cyrille et saint Méthode, qui ont évangélisé les Slaves comme « légitimement envoyés par le Pontife romain », manifestant ainsi « l’unité de l’Église avant les malheurs de la division ». Sur ce point, voir Jean-Paul II, Lettre apostolique Egregiae virtutis, 31 décembre 1980 ; encyclique Slavorum apostolici, 2 juillet 1985.
- 15.
Id., « Discours à la cathédrale de Compostelle », art. cité, p. 64-65.
- 16.
Logiquement, Jean-Paul II a défendu le principe de l’élargissement de l’Europe, en souhaitant, à partir du principe de subsidiarité, articuler capacité européenne de décision et autonomie des nations.
- 17.
Jean-Paul II, « Lettre apostolique pour la proclamation de saint Thomas More comme patron céleste des responsables de gouvernement et des hommes politiques », 15 novembre 2000, Documentation catholique, 2000, p. 1001-1003.
- 18.
Id., « Allocution au deuxième congrès international de théologie », 12 novembre 1988, Documentation catholique, 1989, p. 61.
- 19.
Pour une analyse du recrutement épiscopal, voir C. Gremion et P. Levillain, « Les évêques français sous Jean-Paul II de 1978 à 1989 », dans René Luneau (sous la dir. de), le Rêve de Compostelle, Paris, Centurion, 1993, p. 79-88.
- 20.
Catherine Grémion et Hubert Touzard, l’Église et la contraception : l’urgence d’un changement, Paris, Bayard, 2006. Texte de la Commission doctrinale de l’épiscopat, dans Documentation catholique, 3 décembre 2006. http://www.cef.fr/catho/actus/archives/2006/20061030eglise_contraception.pdf
- 21.
Mgr Dagens, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux catholiques de France, Paris, Cerf, 1996.
- 22.
Voir en ce sens Mgr Hippolyte Simon, Vers une France païenne ?, Paris, Cana, 1999. Ce qui n’empêchera pas l’archevêque de Clermont de prendre position, comme Jean-Paul II, en faveur d’une référence explicite non seulement à « l’héritage chrétien de l’Europe », mais à la transcendance même, dans le préambule de la future constitution de l’Union européenne.
- 23.
Mgr Dagens, Proposer la foi dans la société actuelle …, op. cit., p. 20.
- 24.
Voir sur ce point l’analyse de Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 269-311.
- 25.
Peter Berger (sous la dir. de), le Réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.
- 26.
Jean-Paul II, « Lettre a Mgr Jean-Paul Ricard et a tous les évêques de France » du 11 février 2005, La Croix, 13 février 2005.
- 27.
Sur toutes ces questions, voir Jean-Paul Willaime, Europe et religions, les enjeux du xxie siècle, Paris, Fayard, 2004.
- 28.
Il convient de noter la différence de point de vue entre l’Union européenne et le Saint-Siège sur l’identité de l’Europe. Pour celle-là, comme l’indique le préambule du traité constitutionnel, l’identité européenne s’est forgée à partir de multiples héritages (« culturels, religieux et humanistes ») ; il n’en va pas de même pour celui-ci qui rapporte l’identité européenne à son seul substrat chrétien, en ignorant les autres apports. On relèvera surtout que la proposition de Jean-Paul II d’insérer une « référence à Dieu » dans la Constitution de l’Union – ce qui aurait contribué à fixer le droit dans la dépendance à l’égard de l’ordre religieux – n’a pas été retenue.