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Michel Crozier, ambitions et blocages de la réforme

juillet 2013

#Divers

Michel Crozier, qui vient de s’éteindre à Paris, accompagne l’histoire d’Esprit tout au long des décennies 1950 et 1960, lorsque la revue s’engage dans la modernisation française. Sa première collaboration date de 1952, à l’occasion d’un numéro spécial sur la gauche américaine préparé avec Jean-Marie Domenach. Il plaide alors pour un Labor Party à la gauche du parti démocrate. C’est par Georges Friedmann qu’il est associé à l’Institut des sciences sociales du travail, où il participe aux missions de productivité à travers lesquelles il s’initie aux méthodes d’enquête et d’intervention fondées sur la psychologie sociale. C’est dans ce milieu que prend naissance, en 1959, Sociologie du travail, dont il est l’un des quatre fondateurs avec Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine et Jean-René Tréanton. Ces jeunes sociologues trentenaires savent ce qu’ils refusent : l’emprise du parti communiste sur l’analyse sociale et le formalisme un peu vide de la sociologie universitaire. Ils entendent développer une sociologie professionnalisée en prise sur la société. Tous partagent un même souci d’ouverture internationale. C’est dans le contexte de cette jeune sociologie en mouvement que Michel Crozier développe ses premiers travaux.

Entre la France et les États-Unis

Parallèlement à ce déploiement professionnel, son intégration à Esprit se renforce. Esprit représente pour lui un milieu intellectuel et des amitiés. L’arrivée de Jean-Marie Domenach à la direction de la revue resserre encore ces liens. Il collabore au numéro inaugural d’une nouvelle série, « La France des Français » (décembre 1957) avec un article, « France, terre de commandement », qui constitue, dès lors, la matrice de ses interventions dans l’espace public. Plus encore : près de la moitié des auteurs de « La France des Français », Jean-Marie Domenach, Georges Suffert, Jean Ripert, Olivier Chevrillon, Stanley Hoffmann, vont devenir pour lui des partenaires intellectuels et amicaux pendant de très nombreuses années.

À la même époque, il fait la connaissance de Daniel Bell, personnage clef de son itinéraire. En effet, en marge de son rôle d’animateur d’un programme de séminaires pour lequel il est venu passer deux ans à Paris, Bell cherchait à repérer les jeunes talents susceptibles d’être des relais pour les intellectuels liberal américains en Europe. Jeune marxiste hétérodoxe ayant migré vers la sociologie (tout comme Bell lui-même), auteur d’un livre sur les syndicats américains, chercheur au sein d’un nouvel institut consacré à l’étude du travail et des relations industrielles, Crozier avait le profil du candidat idéal. Bell l’invite à un séminaire international sur la participation ouvrière à la gestion où il présente une communication sur le syndicalisme français à travers une approche personnelle ambitieuse : comparatisme franco-américain, saisie des relations sociales à l’aune de la communication et de l’influence, recours à la culture nationale en dernière instance. Cette dernière fournit la clef de voûte de son interprétation : pour des raisons psychologiques profondes, écrit-il, il est impossible pour les Français d’affronter le rapport d’autorité en face à face. Il leur faut faire appel en permanence à un tiers, et ce tiers c’est l’État. Toute la charpente du Phénomène bureaucratique1 est déjà là. Et Bell, une fois de plus, lui offre le moyen de franchir un pas supplémentaire en le faisant inviter pour un an au Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences en Californie.

Il a trente-huit ans lorsqu’il rejoint cette abbaye de Thélème moderne. C’est là qu’il se consacre à l’écriture de son livre, publié en 1963 simultanément en France et aux États-Unis. Au prix d’un effort d’une intensité peu commune, Crozier le rédige directement en anglais. Le Phénomène bureaucratique est une réussite complète qui le fait entrer par la grande porte dans le monde des Social Sciences. Faire retour sur sa culture via la langue anglaise et la culture des Social Sciences, alors à leur zénith, est, au sens fort du terme, une métanoïa. Et c’est à une conversion comparable que Michel Crozier appelle ses contemporains pour changer et sortir du modèle bureaucratique (fuite devant le face-à-face, prolifération des règles impersonnelles, centralisation).

La critique de l’État centralisé

Le changement devient alors l’axe de ses recherches et de ses prises de position. Le contexte institutionnel le porte. Les débuts de la Ve République sont marqués par la création du Club Jean-Moulin. Il y adhère et entre à son comité directeur. Sa contribution à l’État et le citoyen, véritable manifeste du club, est un nouvel appel au dépassement de la participation contrainte sécrétée par le modèle bureaucratique. Grâce à Georges Suffert, alors secrétaire général, il peut installer sa petite équipe créée sous forme associative en sous-location du club, rue Geoffroy-Saint-Hilaire. De son bureau de chercheur, il n’a qu’un étage à descendre pour participer aux activités de Jean-Moulin. Parallèlement, Jean Ripert lui permet d’obtenir une importante dotation de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (Dgrst) pour un programme de recherche sur l’administration face au changement.

Tout au long de la décennie 1960, Michel Crozier est ainsi idéalement situé au carrefour de deux moteurs de modernisation : la haute fonction publique d’un côté, la fondation Ford de l’autre. La Ford, qui soutient vigoureusement le développement des Social Sciences en Europe, lui apporte un soutien financier qui vaut légitimation. « La révolution culturelle », texte présenté à une réunion euro-américaine (à laquelle participent du côté français Raymond Aron, Alfred Grosser, Stéphane Hessel, Alain Touraine et Éric Weil), dessine l’horizon intellectuel de ce changement. Il présente ses idées une seconde fois, en 1963, à Melun, lors d’un congrès d’Esprit face à Pierre Emmanuel, sous la houlette de Casamayor.

Jeune patron d’une équipe dynamique, il est tout à la fois créateur, entrepreneur et formateur (la sociologie de Crozier ne s’enseigne pas, elle ne s’assimile que par initiation) au service de ce programme qui va profondément renouveler la vision du fonctionnement des administrations. Ce dynamisme et cette fécondité aboutissent, douze ans plus tard, à faire de cette petite structure associative de départ un laboratoire du Cnrs.

La société bloquée

Mais le compromis entre sociologie et État modernisateur noué au seuil de la Ve République explose en 1968. Le Club Jean Moulin disparaît. La Fondation Ford se retire. Crozier prend ses distances avec Esprit2. La Société bloquée3, qui paraît en 1970, est sa réponse aux ébranlements déclenchés par les événements de mai-juin 1968. Il a repris la notion de Stanley Hoffmann en la désorbitant de son inscription historique (mais Crozier ne s’est jamais beaucoup préoccupé de l’histoire) pour lui donner une extension considérable. Mettre au premier plan les blocages de l’autorité, dénoncer la France comme une société de castes, entrait en résonance avec les affects libérés par la crise et avec l’appel au desserrement des contraintes institutionnelles et à la fin des hiérarchies rigides. Le livre est un succès. Mais il comporte aussi une évaluation négative des réformes, des réformismes et des réformistes des années 1960 en France et aux États-Unis, ces deux sociétés entre lesquelles Crozier a vécu intensément cette décennie dans un va-et-vient permanent.

Dès lors, il se réoriente. Il reprend la formation de jeunes chercheurs. Jacques Delors l’appuie et la loi sur la formation permanente lui permet de lancer une nouvelle structure associative qui réponde à cette exigence. Il s’attelle à l’écriture d’un très long texte dont le titre résume parfaitement sa nouvelle orientation, « L’utilisation de la connaissance sociologique dans le changement social dirigé », qui constitue le noyau de l’ouvrage qu’il publie peu après avec Erhard Friedberg, l’Acteur et le système4, son nouveau discours de la méthode. Lors d’un second séjour au Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences, il est associé au rapport de la Trilatérale, la Crise des démocraties (il rédige la partie consacrée à l’Europe) qui stigmatise les impasses de l’État-providence.

Sitôt après avoir publié l’Acteur et le système, dans une réunion internationale consacrée à la crise du modèle occidental de l’État, Crozier plaide pour un État manager s’appuyant sur l’expertise des consultants, plutôt que d’abandonner les administrations à leur seule expertise interne. Pendant les quinze années suivantes il met ainsi en place une chaîne « formation-recherche-conseil » appuyée sur Sciences Po. L’Institut de l’entreprise, mutatis mutandis, devient son nouveau Club Jean-Moulin, tandis qu’État moderne, État modeste5 exprime cette nouvelle orientation et cette nouvelle ambition.

J’ai personnellement une dette à l’égard de Michel Crozier. Ce que j’ai retenu de lui, c’est avant tout une pratique et une passion de l’enquête. Je n’adhérais pas, en revanche, à son machiavélisme interactionniste, qu’il durcit au fil du temps, et qui était au fondement de sa conception de l’action. Au demeurant, la meilleure invalidation de cette « théorie » me paraît être les liens de solidarité et de coopération qui permirent la réussite de cet Atelier Saint-Hilaire dont il fut l’initiateur et l’inspirateur dans les années fastes des Social Sciences, au lendemain de la guerre d’Algérie.

  • 1.

    Michel Crozier, le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1993 (1re éd. 1963).

  • 2.

    Voir son article publié dans Esprit en janvier 1983, « Les belles années. De la guerre d’Indochine à Mai 68 », dans lequel il revient sur son compagnonnage avec la revue.

  • 3.

    M. Crozier, la Société bloquée, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1995 (1re éd. 1970).

  • 4.

    Michel Crozier, Erhard Friedberg, l’Acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Le Seuil, 1992 (1re éd. 1977).

  • 5.

    M. Crozier, État moderne, État modeste. Stratégies pour un autre changement, Paris, Fayard, 1997 (1re éd. 1987).

Pierre Grémion

Docteur en lettres, Pierre Grémion est chercheur au Centre de sociologie des organisations. Il est notamment l'auteur de Le Pouvoir périphérique : bureaucrates et notables dans le système politique français (Seuil, 1976), et Intelligence de l'anticommunisme : Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975 (Fayard, 1995).  …

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