Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Dire l’histoire à l’échelle du monde

Peut-on partager le même récit de l’histoire dans toutes les régions du globe ? En quoi, par exemple, peut-on dire que la seconde guerre était bien « mondiale » ? Au-delà du choix de termes partageables, il s’agit aussi de savoir si l’on peut fonder des normes à partir d’une histoire commune ou si les visions antagonistes nationales, culturelles ou régionales des événements du monde restent insurmontables.

L’Histoire mondiale existe-t-elle ? Peut-on produire le même récit pour tous, un récit « taille unique », des événements internationaux ? Une identité narrative est-elle concevable à l’échelle de la planète ? Depuis que l’humanité est en marche, au sens figuré et littéral, les différentes sociétés du globe terrestre ont été en contact ; de là découle une forme d’histoire du fait culturel, social ou économique, mondial. L’historien Robbie Robertson propose une analyse du développement d’une « conscience globale1 » qui remonterait aux premières civilisations connues. Implicitement, Robertson passe du constat d’une réalité globale à la perception collective de celle-ci : l’un n’engendre cependant pas toujours l’autre. Par ailleurs, les deux constituent les premières étapes, nécessaires mais non suffisantes, vers la construction d’un récit mondial. Pour David Harvey, l’existence ou non de la conscience commune d’un phénomène international – planétaire ou plus limité – dépend d’une certaine « compression du temps et de l’espace » (time-space compression2). La mobilité des individus, de l’information et des idées peut, à un moment donné, en fonction du développement technique des transports et de la communication, permettre de dissocier la vérité de l’expérience du lieu où celle-ci s’est produite. Chaque individu ou chaque groupe a alors le sentiment d’assister au même événement quel que soit l’endroit où il se trouve. Selon Harvey, la première manifestation d’une telle conscience collective aura été, à l’échelle de l’Europe, la crise économique des années 1840 et les révolutions qu’elle a engendrées. Zaki Laïdi a analysé l’émergence, dans les années 1980, d’un « temps mondial » caractérisé par la perception commune et simultanée, à l’échelle planétaire, des changements internationaux3. Or, comme le souligne Zaki Laïdi, l’impression collective d’être témoin du même événement n’est pas nécessairement productrice de sens. L’interprétation de l’événement est le plus souvent plurielle, et engendre parfois des discours contradictoires. Le choc du 11 septembre 2001 en est une illustration. L’Amérique de George W. Bush y a vu le point de départ de la « guerre contre la terreur » (War on Terror), un conflit mondial sur le mode bipolaire de l’« avec ou contre nous ». Cette vision a survécu à l’impopularité croissante, aux États-Unis, de la guerre en Iraq4. À quelques exceptions près, notamment la Grande-Bretagne, les pays européens n’ont pas adopté la rhétorique de la « guerre contre la terreur », voyant dans le 11 septembre 2001 une aggravation majeure du terrorisme islamiste, mais non l’événement fondateur d’un nouvel ordre mondial structuré par l’affrontement planétaire entre deux camps.

George W. Bush, dans son discours du 21 septembre 2001, reprend, tel un pastiche, nombre d’images et d’idées des grandes déclarations de guerre de ses prédécesseurs ; Woodrow Wilson et la grande guerre, Franklin Roosevelt et la seconde guerre mondiale, Harry Truman et la guerre froide. Si l’objectif de ces multiples références est évident – construire le récit d’une guerre universelle –, son efficacité l’est moins. Dans l’histoire des entreprises narratives de l’Amérique sur la scène internationale, c’est probablement celle de la « seconde guerre mondiale » qui a rencontré la plus grande adhésion. Toutes les nations ont été les témoins directs ou indirects du conflit de 1939-1945. La plupart d’entre elles ont intégré l’idée que celui-ci a constitué une guerre « mondiale », quand bien même il ne les concernait pas vraiment – soit parce qu’elles n’y étaient physiquement pas impliquées, comme en Amérique du Sud, soit parce que ce conflit était complètement hors de leur volonté et de leur contrôle, comme pour de nombreux pays colonisés d’Asie et d’Afrique. Alors que ces témoins ont adopté l’expression de « seconde guerre mondiale », certains protagonistes au cœur de l’événement ne l’ont pas retenue. L’Union soviétique et la République populaire de Chine l’ont respectivement appelé « grande guerre patriotique » (velikaya otechestvenaya vojna) et « guerre de résistance contre le Japon » (kang ri zhan zheng), évoquant des récits singuliers, ayant chacun leur temps et leur espace propres. Ce contre-pied narratif de la part de deux acteurs importants du conflit de 1939-1945 est une première indication de la difficulté à passer de la perception collective d’un événement à sa représentation commune. Plus généralement, l’histoire de la labellisation de la « seconde guerre mondiale », et de ses conséquences, illustre de façon significative la complexité des enjeux de la construction d’un récit qui se veut à la fois universel et global, complexité dont on trouve la traduction tangible dans l’organisation du système international.

La guerre, véhicule incertain d’un récit mondial

La notion de « guerre mondiale » remonte au conflit de 1914-1918 mais ne s’est pas imposée dans le répertoire géopolitique international avant la fin des années 1930. Comme le note l’historien David Reynolds5, c’est au bout du compte par l’établissement du terme de « seconde guerre mondiale » que s’est installé celui de « première guerre mondiale ». Durant les années 1914-1918, les Français et les Britanniques ne qualifièrent pas leur combat de « mondial », et l’événement est entré dans leurs historiographies sous les noms de « grande guerre » et great war. Les États-Unis de Woodrow Wilson et l’Allemagne de Guillaume II furent les premiers à se référer à une guerre à l’échelle du monde, respectivement world war et Weltkrieg. Pour les Allemands, Weltkrieg renvoyait à une idée centrale de la pensée géopolitique de la fin du xixe siècle : celle de « puissance mondiale » ou Weltmacht, c’est-à-dire une conception impériale, et nécessairement territorialisée, de la puissance. Par contraste, la définition de Woodrow Wilson de la guerre « mondiale » était révolutionnaire. Dans son discours du 2 avril 1917, le président américain affirma que, contrairement aux Européens, les États-Unis n’avaient pas d’ambition territoriale, ni matérielle. Leur seul objectif était la viabilité de la démocratie dans le monde (to make the world safe for democracy). L’objet de la guerre était déterritorialisé ; et parce qu’elle concernait un universalisme idéel, elle était intrinsèquement mondiale.

La rhétorique de la guerre « mondiale » répondait, pour Woodrow Wilson, à deux sortes de préoccupations. Sur le plan interne, il devait convaincre une opinion publique largement isolationniste que les États-Unis n’avaient pas d’autre choix que de prendre part au conflit. La guerre était par essence mondiale ; ce n’était pas, ou pas seulement, le territoire physique de l’Amérique qui était visé, mais l’universalité de ses valeurs. D’un point de vue externe, Woodrow Wilson se référait à une guerre planétaire parce qu’il pensait déjà à ce que devrait être une paix à l’échelle du monde. C’était son projet de « Société des Nations », déjà annoncé dans son discours dit des « Quatorze Points », du 8 janvier 1918. Il y a, comme on le sait, de nombreuses hypothèses et explications quant à l’insuccès de cette première invention pour établir la paix sur l’ensemble du globe terrestre. Les décalages de vues entre Britanniques et Français d’une part, et Américains d’autre part, furent manifestes avant même le lancement des négociations de paix à Paris en 1919. Le géographe Neil Smith6 a montré comment le différend entre ces acteurs ne portait pas seulement sur leur conception de l’organisation du monde mais sur leur définition même de l’espace global. Pour les premiers, cet espace était la somme des puissances des empires ; pour les seconds, il était le cadre d’une narration, celui du combat planétaire entre la démocratie et la tyrannie.

La décision d’appeler le conflit de 1914-1918 une « guerre mondiale » n’était donc pas pour Woodrow Wilson – ni pour Guillaume II, mais pour des raisons symétriquement opposées – qu’une simple affaire de mots circonstancielle. Elle engageait aussi l’avenir. Le choix du terme « mondial » plutôt que « grand » (comme dans la « grande guerre ») avait une signification normative. Il recouvrait, pour le président américain, une vision d’ordre international fondée sur le partage de principes politiques et moraux par l’ensemble des pays de la planète. Ces principes étaient énoncés dans les « Quatorze Points ». La guerre était mondiale parce que non seulement elle engageait tous les peuples et toutes les nations du globe, mais elle les y impliquait de manière égalitaire. Il devait en être de même pour la paix : les intérêts de chaque nation seraient pris à part égale en considération. L’ambiguïté du discours de Wilson était qu’il pouvait être lu sur un mode universel alors que dans la pratique il n’avait été pensé que pour les peuples européens, tels les Hongrois, les Tchèques ou les Polonais, qui étaient sous domination impériale. Les nations colonisées hors d’Europe et qui entendaient, tels les Égyptiens ou les Coréens, faire valoir leur droit à l’autodétermination se virent opposer une fin de non-recevoir par les principaux protagonistes de la Conférence de Paris7. Ces enjeux contradictoires d’une conception « mondiale » des événements internationaux, déjà visibles en 1919, réapparurent plus nettement encore autour du conflit de 1939-1945.

La « seconde guerre mondiale », un répertoire normatif global

Franklin Roosevelt, comme Wilson, dut faire face à un fort mouvement isolationniste, hostile à toute implication des États-Unis dans le conflit qui ravageait l’Europe. Comme son prédécesseur, il opposa à ses détracteurs l’argument de l’inévitabilité de la guerre. Tout d’abord la technologie militaire avait évolué. Les événements européens avaient révélé l’importance nouvelle de la force aérienne, enlevant toute crédibilité à la vision d’une Amérique protégée par ses frontières océaniques. Ensuite, cette guerre était à nouveau « mondiale » par essence. Dès 1939, bien avant l’attaque de Pearl Harbour, Roosevelt défendit cette thèse8. La guerre en cours n’était ni strictement « européenne » – le New York Times la qualifia ainsi jusqu’en janvier 1942 –, ni simplement « grande ». Son enjeu était planétaire ; c’était un affrontement transnational entre la démocratie et le fascisme. Le président américain rejoignait, quoique avec un raisonnement différent, le point de vue du chef de la France libre. « Cette guerre est une guerre mondiale » annonça le général de Gaulle dans son Appel du 18 juin 1940. Sa référence à l’échelle planétaire était d’abord géostratégique : rassembler les forces de l’empire colonial français et s’appuyer sur celles des Alliés. Mais lui aussi considérait que dans cette guerre se jouait « le destin du monde ».

En revanche, pour les Britanniques, le choix des mots – et donc l’interprétation de l’événement – fut moins évident. Durant les premières années, le gouvernement de Winston Churchill l’appela tout bonnement the War (« la Guerre »). En juin 1944, les éditions Macmillan s’enquirent auprès de ce dernier du nom officiel qu’aurait le conflit une fois fini. On hésita entre « guerre de 1939-(?) », « deuxième guerre mondiale » et « guerre de cinq (ou six ou sept) ans ». On décida que ce ne serait pas le gouvernement, mais le jugement populaire qui trancherait. Au printemps 1946, Churchill envisagea d’abord d’intituler ses Mémoires « La deuxième grande guerre », et n’adopta son titre définitif qu’en septembre 1947, dans la perspective de sa publication aux États-Unis9. Cette décision reflétait une volonté délibérée et plus générale en Grande-Bretagne de parfaire l’union politique avec les États-Unis par une harmonisation des identités narratives des deux pays. Dans la fin des années 1940, alors que s’établissait une « relation particulière » (special relationship) entre Washington et Londres, et que Churchill imaginait une tradition commune aux « peuples anglophones » (English-speaking peoples10), les termes des historiographies américaine et britannique du conflit de 1939-1945 fusionnèrent dans un même répertoire. Plus précisément, les Britanniques ajustèrent leur discours à celui des Américains.

L’établissement de l’expression « seconde guerre mondiale » dans le vocabulaire international correspondait par ailleurs à la prééminence des États-Unis dans la production des codes et règles diplomatiques à l’échelle planétaire. Comme en témoigne l’histoire, depuis la fin des années 1930, des origines de l’Organisation des Nations unies, c’est bien la représentation de la guerre et de la paix qu’avait promue le gouvernement américain qui a finalement prévalu après 1945. Les interprétations soviétique et chinoise du conflit, différentes de celle de Roosevelt, ne purent trouver leur place dans un répertoire à usage mondial. Ce succès américain fut à certains égards un succès par défaut. Le récit soviétique de la guerre, et de la paix qui devait en découler, était de fait particulariste. Dès l’invasion allemande de l’été 1941, l’événement fut nommé par Staline « la grande guerre patriotique », et conserva cette appellation dans l’historiographie soviétique. L’expression faisait référence à la « guerre patriotique » menée par le tsar Alexandre Ier contre Napoléon, révélant une interprétation nationaliste, centrée sur la Russie, du conflit en cours. La nécessité de défendre la terre natale – une « mère-patrie » à laquelle le peuple soviétique, russe ou non russe, devait s’identifier – fut clairement mise en avant dans les discours de Molotov de juin 1941 et de Staline de juillet la même année. Ainsi fut élaborée à l’intérieur du grand récit de la révolution mondiale, fondement narratif de l’autorité soviétique, une parenthèse singulière, aux accents d’un nationalisme d’apparence anachronique.

Du côté chinois, le processus discursif fut plus complexe, pour plusieurs raisons. D’abord il n’y avait pas vraiment eu un seul camp chinois. Le front commun des troupes de Chiang Kai-shek et de Mao Zedong contre l’ennemi japonais, de plus en plus instable vers la fin du conflit, vola en éclats à la défaite de Tokyo, ouvrant la voie à une guerre civile de quatre ans (1945-1949). Ensuite la chronologie retenue pour le récit de la « seconde guerre mondiale », 1939-1945, était en décalage avec l’histoire vécue par l’ensemble des Chinois, nationalistes et communistes. L’offensive japonaise contre la Mandchourie remontait à septembre 1931, et la guerre elle-même avait commencé en juillet 1937. La chronologie internationale était donc périphérique par rapport au centre du récit chinois ; en particulier, l’année 1939 n’avait simplement pas le même sens vue de Chine. Cependant, le gouvernement de Chiang Kai-shek, en tant qu’Allié, présent à la Conférence du Caire de 1943, adopta la notion de « guerre mondiale ». L’alignement rhétorique allait de pair avec la convergence des intérêts de Taïwan et des États-Unis. La Chine communiste, à l’instar de l’Union soviétique, opposa à l’idée d’affrontement global une représentation plus régionale et territorialisée du conflit, celle de la « guerre de résistance contre le Japon ». Le remplacement, en 1971, de Taïwan par la République populaire de Chine au conseil de sécurité des Nations unies, faisant rétroactivement de celle-ci un ancien Allié, ne changea en rien son positionnement narratif.

Le grand récit auquel se référa, dès sa création, l’organe central de l’Onu fut, et demeura, monolithique. Il décrivait un conflit à la fois planétaire et bipolaire – entre les Nations unies11 et les membres de l’Axe –, dont l’enjeu était spécifiquement la sauvegarde de la liberté face à l’oppression, et qui aurait donc été le second du genre dans l’histoire internationale. C’est sur la base de ce récit que s’est constituée une structure de distribution du pouvoir dont témoigne la composition inchangée (et inchangeable ?) des membres permanents du conseil de sécurité de l’Onu. Par ailleurs, l’officialisation de cette narration a eu des effets normatifs divers.

Premièrement, elle a établi une identité narrative globale, censée caractériser l’entité qu’on appelle la « communauté internationale12 ». Cette identité narrative est réaffirmée par des modes de commémoration globaux : ceux-ci ont pu néanmoins être contestés, comme cela a été le cas du soixantième anniversaire du Débarquement en Normandie qui, pour la Russie, marginalisait le rôle de l’Armée Rouge dans la défaite de l’Allemagne nazie.

Deuxièmement, l’institutionnalisation du récit de la « seconde guerre mondiale » s’est traduite par l’officialisation d’une grammaire internationale spécifique. La notion de « guerre mondiale » issue de ce récit est devenue la grille de lecture de tout affrontement international auquel on souhaite donner une signification planétaire. C’est ainsi que la « guerre froide » – là encore, une expression forgée aux États-Unis – a acquis son statut de conflit « mondial » ; un statut qui a été contesté par le Mouvement des Non Alignés, mais avec un succès limité (in fine si tout le monde a pu célébrer la fin de l’affrontement Est-Ouest, personne ne connaît la fin, ni le début, de l’histoire de la division Nord-Sud).

Troisièmement, l’hypothèse d’une identité « mondiale » constituée par la narration de la seconde guerre a servi de fondement à une vision éthique des conflits internationaux. Roosevelt, dans le sillage de Wilson, avait mis en avant le principe du combat pour la liberté et la dignité des peuples – par opposition à une mobilisation motivée par des intérêts matériels et égoïstes –, et fut soutenu a posteriori par une opinion publique américaine convaincue de se battre pour une bonne cause. La notion de “good war” – qu’il faut traduire ici par celle de « guerre juste » – est néanmoins entrée en dissonance avec l’expérience vécue par les minorités ethniques aux États-Unis mêmes. Celles-ci, en particulier les Afro-Américains, ont dès le début des années 1940 souligné l’incohérence du discours de Washington sur l’engagement du pays dans un combat mondial pour la démocratie, alors que la discrimination à leur égard et les phénomènes d’apartheid au sein de la société américaine s’étaient plutôt aggravés13.

Ces différents effets normatifs du récit de la « seconde guerre mondiale » ont en commun d’opérer une certaine confusion entre la signification universelle des événements en question, et la manière spécifique dont ils sont relatés. Si la norme est universelle, le récit lui-même – c’est-à-dire le véhicule de la norme – est réducteur : il l’est par rapport à la multiplicité des perspectives de la population mondiale sur sa propre histoire. La barbarie, le racisme, ainsi que la volonté de les combattre, sont bien réels et ont un sens pour l’ensemble de l’humanité. Les événements de 1939-1945 illustrent sans aucun doute de manière exemplaire cette réalité universelle. Pour autant, l’historicité de la « seconde guerre mondiale » n’est pas la même pour l’ensemble des peuples et nations de la planète. On a vu qu’entre les principaux protagonistes de ces événements, la production d’un récit unique s’était faite plus par défaut que par un véritable consensus. Cela est également vrai au niveau global. L’adoption du répertoire de la « seconde guerre mondiale » par le Pérou, le Kenya ou la Thaïlande, ne relève pas d’une volonté immédiate et délibérée mais de l’acceptation d’un ordre international dont le fondement normatif a d’abord été défini aux États-Unis.

L’apport du wilsonisme est incontestablement celui d’une plus grande ambition de justice dans la gestion des relations internationales. Mais la réalisation de cette vision, pendant et après le conflit de 1939-1945, a mis en évidence l’ampleur du défi que s’était donné l’Amérique et, par la suite, ses alliés démocratiques, en introduisant une telle exigence normative dans la construction de l’ordre mondial. De là a découlé le mouvement rapide de décolonisation dans l’empire britannique après 1945, ce qui n’avait, a priori, rien d’évident pour Londres. Il était devenu insoutenable de faire de la « seconde guerre mondiale » un combat pour la liberté et l’indépendance, comme l’affirmait la Déclaration des Nations unies de 1942, tout en maintenant par ailleurs des pratiques de domination explicites. En un sens, la réalité a alors rattrapé le discours. Il faut parfois, pour réguler les relations internationales, créer de nouvelles normes fondamentales. Afin de circuler et de fonctionner, ces normes ont besoin d’un véhicule, d’une narration, sous une forme ou une autre. Pour les producteurs de la narration, il s’ensuit le dilemme suivant : construire, et imposer, un récit suffisamment consensuel, quitte à transformer en conséquence – comme l’empire britannique en 1945 – sa propre réalité. On est confronté aujourd’hui à la nécessité d’un renouveau normatif à l’échelle globale ; une nécessité illustrée entre autres par la crise profonde dans laquelle est engluée l’Onu. Il reste à savoir quelle est la faculté de la communauté internationale à formuler de nouvelles normes, c’est-à-dire non seulement à les concevoir mais à produire la narration qui les véhiculera.

Quel récit commun pour un univers pluriel et un monde globalisé ?

Le récit de la « seconde guerre mondiale », et plus encore celui de la « première guerre mondiale », ont été écrits à des époques où la question de l’inégalité entre les nations de la planète n’était pas vraiment discutée au sein des sociétés démocratiques occidentales. On pouvait s’interroger sur le progrès politique de son propre pays sans se préoccuper de la situation des nations colonisées. L’idée même d’égalité fondamentale des peuples n’était guère établie au début du siècle : lorsque le Japon proposa de faire adopter le principe de parité des races par la Société des Nations en 1919, son initiative fut rejetée par une majorité de puissances, Grande-Bretagne en tête14. On mesure à quel point le projet de Woodrow Wilson, tel qu’il pouvait être interprété à l’échelle globale et pas seulement européenne – une nation, une voix –, était effectivement visionnaire. Il serait inacceptable aujourd’hui d’affirmer que certaines nations sont supérieures, et que par conséquent leur histoire ou leur point de vue sur l’histoire internationale est plus important, plus significatif, que celui d’autres pays. Ce principe n’a cependant pas encore trouvé d’expression narrative convaincante, ou effectivement consensuelle.

On peut se demander à quel point l’ordre international a besoin d’un ordre normatif et, en particulier, si l’ensemble des acteurs de la scène mondiale doit être uni par une même identité narrative. La réponse à ce questionnement ne relève pas entièrement du domaine de la préférence politique. Les sociétés de la planète sont à nouveau en prise à un phénomène de forte « compression du temps et de l’espace », pour reprendre l’expression de David Harvey, où l’extraordinaire développement des moyens de communication engendre une acuité accrue de la conscience globale des événements internationaux. L’ubiquité linguistique du terme même de « mondialisation » en témoigne. À l’époque de ce que plusieurs économistes ont appelé la « première mondialisation15 », entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, l’accélération de la compression du temps et de l’espace était telle que les gouvernements européens furent amenés à concevoir la régulation des relations entre pays non plus seulement à l’échelle de leur continent mais à celle de la planète. Les premières organisations internationales véritablement globales ont été créées durant cette période. La deuxième mondialisation, commencée à la fin du xxe siècle, a déjà amorcé une réflexion sur la transformation de l’ordre mondial ; une transformation qui est structurelle et nécessairement normative16. Le tournant normatif ne pourra se faire sans l’aide d’outils narratifs. Pourra-t-on les créer ? Pourra-t-on concilier la diversité des points de vue sur l’histoire mondiale – une diversité que l’ensemble des nations a désormais le pouvoir d’exprimer – avec l’unicité des normes globales ?

Encore une fois, le récit wilsonien, réactualisé en 1945, s’est imposé par défaut : parce que les grandes puissances qui avaient une autre perspective à faire valoir n’avaient pas d’alternative, leur propre récit étant trop particulariste, mais aussi parce qu’une majorité de nations, colonisées ou juste issues de la colonisation, n’avaient pas leur mot à dire. Le récit de référence de la communauté internationale a pu être mis en place parce que ses auteurs, les États-Unis et leurs alliés démocratiques, disposaient d’un rapport de force favorable pour le faire. Ce rapport de force existe de moins en moins aujourd’hui. Il serait de toute façon dangereux de continuer de laisser une minorité de nations écrire l’histoire internationale pour l’ensemble du monde. Le danger, en l’occurrence, serait de jeter l’universalisme avec l’eau du bain de la globalisation. Le risque peut venir aussi bien du côté de la minorité qui s’approprie l’écriture du récit mondial, que de la majorité qui en est lésée. Les Occidentaux, puisqu’il s’agit essentiellement d’eux, peuvent assimiler l’universalisme à leur propre ambition de le représenter. Ils peuvent oublier que l’universel est par essence pluriel, comme le notait déjà William James17, et que la représentation qu’ils en ont est nécessairement singulière, parce que liée à leur expérience. La position de domination est une voie ouverte à l’ethnocentrisme, comme l’ont montré ces Européens qui confondaient le monde « civilisé » avec le leur, et ce faisant écrivaient le récit de la « mission civilisatrice ». Mais prendre le contrepied de cet ethnocentrisme de manière littérale peut amener à faire perdre de vue ce qui est réellement commun à l’humanité. Dénoncer, sur le mode de la revanche, le caractère réducteur du récit de la « seconde guerre mondiale » comporte le risque d’occulter la signification véritablement universelle de cette narration. Ce danger est d’ores et déjà tangible, comme l’a montré la conférence de « révision de la perception mondiale de l’Holocauste » organisée par le gouvernement iranien en décembre 2006. Cette rencontre négationniste avait pour préambule, prononcé par le ministre iranien des Affaires étrangères, les considérations suivantes :

Aujourd’hui les termes de « première Guerre mondiale » et de « seconde guerre mondiale » ont été tellement bien établis dans l’opinion publique globale que chacun pense que toutes les nations du monde ont pris part à ces conflits. Ceci tend à ignorer que ces guerres ont d’abord été menées par quelques États européens et qu’ensuite, d’autres États y ont été entraînés. Les grands États occidentaux ont créé et ont mis fin à ces conflits et les ont appelé « guerres mondiales18 ».

Ce propos ressemblerait-il à ce qui a été présenté dans cet article ? À première vue, peut-être. En réalité, tout dépend de la suite qu’on donne au constat de départ : que penser du caractère réducteur des récits globaux et ceux des « guerres mondiales » en particulier ? Doiton inévitablement s’acheminer vers un relativisme moral, décider que l’Holocauste équivaut par exemple aux crimes commis contre les Palestiniens, que tout serait pareil et que donc rien ne devrait être jugé ? Doit-on revenir à la loi du plus fort, estimer que la vérité est nécessairement du côté de celui qui gagne ? Dans un cas comme dans l’autre, on renoncerait à concilier l’universel et le global, la pluralité essentielle du monde avec la nécessité de vivre ensemble et partager des normes et des règles communes. Un tel renoncement, aujourd’hui, ne peut être que régressif. Une régression qui peut mener droit au négationnisme, comme c’était le cas de la conférence de Téhéran, où participaient logiquement des révisionnistes célèbres tels Robert Faurisson et Frederick Töben. Pour la communauté internationale, et les Occidentaux en particulier, la parade à ce danger n’est pas de s’approprier, une fois de plus, le discours sur l’universel. Bien au contraire.

Les identités narratives peuvent être récrites sans porter atteinte au sens universel dont elles se veulent le réceptacle. Cela a déjà été fait au niveau national, et notamment aux États-Unis. La constitution américaine, dont l’ambition démocratique était dès l’origine exemplaire, a néanmoins été établie à une époque où l’esclavage existait encore et où le droit de vote n’était donné ni aux non-Blancs ni aux femmes. Pendant longtemps le grand récit de la démocratie américaine n’a pas pris en compte le point de vue de ceux qu’on appelle les « minorités » (dans lesquelles on tend à inclure confusément les femmes). Depuis une trentaine d’années, des histoires alternatives ont commencé à apparaître, tel le livre de référence The Free and the Unfree19, et un processus de renégociation de l’identité narrative américaine a été amorcé entre lesdites minorités et la majorité. L’intégration, certes encore incomplète, de la multiplicité des perspectives sur l’histoire nationale, s’est faite sans remettre en cause l’idéal démocratique dont le récit originel était, et reste, porteur. La transposition d’une expérience nationale au niveau international est sans aucun doute acrobatique. La difficulté de l’Europe à se doter d’un récit commun, dont témoigne l’échec du projet constitutionnel, et en dépit des fortes convergences des valeurs célébrées par les différentes identités narratives nationales, en témoigne. Construire un nouveau récit à l’échelle globale ne peut être qu’un exercice complexe. Mais le défi est, à présent, plus urgent qu’impossible.

  • *.

    Ceri-Sciences Po, auteur notamment de l’Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde, de l’Europe coloniale à l’Amérique hégémonique, Paris, Flammarion, 2005.

  • 1.

    Robbie Robertson, The Three Waves of Globalization. A History of a Developing Global Consciousness, Londres, Zed Books, 2003.

  • 2.

    David Harvey, The Condition of Postmodernity, Cambridge MA, Blackwell, 1990.

  • 3.

    Zaki Laïdi (sous la dir. de), le Temps mondial, Bruxelles, Complexe, 1997.

  • 4.

    La réaction française à la campagne présidentielle américaine de 2004 a révélé un malentendu sur ce point. Les principales figures démocrates – Hillary Clinton, Barack Obama, John Edwards ou Nancy Pelosi – dénoncent la gestion désastreuse de la guerre en Iraq mais ne remettent pas en cause le principe d’une « guerre contre la terreur » à l’échelle du monde. Voir par exemple “Which is the real war?”, Washington Post, 30 mars 2007.

  • 5.

    David Reynolds, “The Origins of the Two ‘World Wars’: Historical Discourse and International Politics”, Journal of Contemporary History, vol. 38, no 1, janvier 2003.

  • 6.

    Neil Smith, The Endgame of Globalization, Londres, Routledge, 2004.

  • 7.

    Voir Erez Manela, The Wilsonian Moment. Self-Determination and the International Origins of Anticolonial Nationalism, Oxford University Press, 2007.

  • 8.

    Voir D. Reynolds, “The Origins of the Two ‘World Wars’…”, art. cité.

  • 9.

    Winston Churchill, The Second World War, Boston, Houghton Mifflin, 1948-1953, 6 volumes.

  • 10.

    Dans son discours dit du « Rideau de fer », le 5 mars 1946 à Fulton, Churchill évoqua un continuum historique du monde anglophone allant de l’établissement de la Magna Carta jusqu’à la déclaration d’indépendance des États-Unis, évacuant tout à la fois la révolution américaine contre la couronne britannique et son lien étroit avec la Révolution française.

  • 11.

    L’expression « Nations unies » apparut dans la Déclaration du même nom de janvier 1942 et fut systématiquement utilisée par Roosevelt après cette date dans ses discours officiels.

  • 12.

    La définition la plus stricte de la « communauté internationale » est l’Onu et le système onusien, des organes des Nations unies aux institutions plus indépendantes comme la Banque mondiale. Mais la définition est parfois moins spécifiquement institutionnelle et est utilisée au sens de l’« opinion publique internationale ». L’usage polysémique qui est fait de cette expression souligne d’autant le caractère problématique de l’identité de cette entité. Pour un début de conceptualisation, voir Barry Buzan et Ana Gonzalez-Pelaez, “ ‘International community’ after Iraq”, International Affairs, vol. 81, no 1, 2005.

  • 13.

    Voir Ronald Takaki, Double Victory. A Multicultural History of America in World War Two, Boston, Little Brown, 2000, et d’autre part, Studs Terkel, The Good War. An Oral History of World War Two, New York, The New Press, 1997.

  • 14.

    Il aura fallu attendre la création de l’Unesco, puis sa déclaration de novembre 1978, pour que la notion même de « race » soit officiellement condamnée par l’Onu.

  • 15.

    Voir entre autres Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, Le Seuil, 2003.

  • 16.

    Pour une introduction à cette réflexion, voir Andrew Hurrell, On Global Order. Power, Values and the Constitution of International Society, Oxford University Press, 2007.

  • 17.

    William James, A Pluralistic Universe, Londres, 1909.

  • 18.

    Discours de Manouchehr Mottaki, 11 décembre 2006 (www.ipis.ir).

  • 19.

    Peter Carroll et David Noble, The Free and the Unfree. A New History of the United States, New York, Penguin Books, 1977.