
Soumission de Houellebecq, ou l'épuisement de tout
Le roman de Michel Houellebecq est moins celui de l’islam politique que celui de la fin du christianisme européen à l’ère du capitalisme mondialisé. Le religieux y est dépeint sans âme, servant de ciment social à un édifice proche de l’effondrement.
Accompagnée par la polémique et marquée par la tragédie des attentats de Charlie Hebdo, la parution de Soumission, de Michel Houellebecq, est restée dans les esprits. Taxée tour à tour de brûlot islamophobe, de prophétie clairvoyante, d’œuvre de Cassandre, cette politique-fiction a vu un de ses aspects prégnants minoré : la peinture et le questionnement de la fin du christianisme européen à l’ère du capitalisme mondialisé. En effet, avant d’être le récit d’une soumission à un islam politique, il devait être, du propre aveu de l’auteur, celui d’une conversion au catholicisme. Conversion manquée, elle laisse place au récit d’une résignation sur fond de crise identitaire et culturelle.
Le regard porté sur le catholicisme, celui d’un athéisme déçu, fait écho au discours contemporain sur le « retour du religieux ». Soumission prend acte des mises en cause de l’athéisme et d’un sursaut des revendications à caractère religieux. Mais se pourrait-il que, malgré lui, l’ouvrage manifeste le déclin de la puissance spirituelle des religions et qu’on puisse le lire comme l’achèvement de la sécularisation de l’Occident ? Là est en effet le paradoxe du dernier opus de Houellebecq : roman du « retour du religieux », il est peut-être aussi le récit d’un épuisement eschatologique. Portrait d’un catholicisme moribond et survivant comme un attachement charnel à la terre de France, il est aussi la projection construite et fantasmée d’un islam compatible avec un Occident consumériste en bout de course.
Du pèlerinage au parking
Épuisée par des désillusions aussi grandes que les promesses des Lumières, la France de Houellebecq, devant l’absence d’horizons affectif et politique, trouve en un parti musulman « modéré » une planche de survie et non un Salut. Ceci tient à ce que la définition du religieux dans Soumission est fidèle à celle du positiviste Auguste Comte. Elle est celle d’une religion sans Dieu : un liant social pouvant accorder croyants et incroyants. Cette précision faite, quelques malentendus se dissipent d’eux-mêmes. Si, dans Soumission, un islam politique accède au pouvoir en France, ce n’est pas sous l’effet d’une attraction pour la foi mais comme dispositif d’encadrement social devant la menace d’un effondrement. La fiction d’un triomphe musulman se joue sur le point de bascule qu’est la dissolution du tissu social dans une France à l’âge de la mondialisation et de l’épuisement du christianisme.
Ne demeure que l’intuition
d’une grandeur spirituelle passée et la chair triste.
Face à la panne politique du projet européen et de la social-démocratie, se dessinent alors les contours d’une béance dans laquelle les crises identitaires s’épanouissent. Cet essoufflement prend corps dans la voix d’un narrateur, universitaire spécialiste de Huysmans, l’auteur de Là-Bas. Quadragénaire apathique, il est lui-même en perte d’horizon amoureux et intellectuel. Il n’en demeure pas moins qu’entre échec amoureux et plats surgelés, il est pris dans une errance qui ouvre sur une quête de sens. Ainsi, lors d’un pèlerinage à Rocamadour pour contempler la Vierge noire et chercher des réponses à ses questions sur la foi, le narrateur passe du trouble à la résignation. Réduit à n’être qu’un touriste scrutant une œuvre dont on lui a pourtant dit toute la valeur, il doit bien admettre qu’il reste sur le seuil d’un temps révolu qui se retire dans son mystère : « La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d’une demi-heure, je me relevai, définitivement déserté par l’Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking[1]. »
Ne demeure donc que l’intuition d’une grandeur spirituelle passée et la chair triste. Le catholicisme dans Soumission a perdu son pouvoir spirituel. Il est désormais une énigme dont les survivances laissent le narrateur pantois et sceptique. Ainsi, un collègue « de droite », spécialiste de Léon Bloy, fait cet aveu au narrateur sur son auteur fétiche : « Mais la virtuosité de Bloy m’est devenue pénible et je dois reconnaître que la dimension spirituelle et sacrée dont il se gargarise ne m’évoque à peu près plus rien. J’ai davantage de plaisir, maintenant, à relire Maupassant ou Flaubert, et même Zola, enfin certaines pages[2]. »
Le catholicisme est désormais un ensemble de traits culturels, une étoffe intellectuelle qui n’émeut plus les âmes anesthésiées par l’athéisme dominant ou un matérialisme morne. Tout au plus est-il le rappel douloureux du prestige perdu. Celui d’une Europe médiévale hégémonique qui n’est pas parvenue à se réaliser dans l’idéal des Lumières. Creuset de la modernité, ce dernier est pour Houellebecq, qui s’inscrit notamment dans la lignée de Baudelaire, source de tous les maux. Ni conversion sincère ni consolation dans Soumission : la transcendance du christianisme est inopérante. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’un des personnages, catholique converti à l’islam, justifie son geste par le fait qu’à ses yeux l’islam, lui, accepterait le monde « tel qu’il est », comme création divine. Une immanence sans arrière-monde, ouvrant à un hédonisme austère, contrepoint à l’hédonisme décadent de la société de consommation. Dans le roman, l’homme économique se pondère par la religion mais n’accède pas à un sens révélé. On y croise bien le chemin de jeunes catholiques, observés par le narrateur comme une faune étrange. En assemblée, ils assistent à la récitation d’un long poème de Péguy sur le sacrifice patriotique et la terre de France. Ce qui a surtout pour vertu de ramener l’observateur à la conscience de la mollesse de ses convictions. Le catholicisme, quant à lui, est dépeint en bastion identitaire droitier.
Mais c’est au travers de la présence de Huysmans dans le roman que se lit le mieux le diagnostic qu’établit Houellebecq, non seulement quant au catholicisme mais aussi quant à la foi de manière générale. Figure de converti au catholicisme par rejet de la modernité, Huysmans est le double fantôme avec lequel le narrateur entretient un dialogue inquiet. L’universitaire en décortique les néologismes précieux et se replonge dans son œuvre, tantôt pour préparer l’appareil critique de la Pléiade, tantôt pour éclairer sa propre existence. Le mystère que revêt, pour l’universitaire, la conversion du vieux Huysmans après une vie de plaisirs répond au questionnement sur sa propre soumission éventuelle aux lois de l’islam afin de préserver sa confortable carrière.
Une compréhension finira par survenir : Huysmans n’est pas Claudel ou Péguy. S’avançant vers les rivages de la décrépitude, le vieil écrivain aurait entrevu une sorte de catholicisme raisonnable – raisonnable comme peut l’être une vie bourgeoise, posée. La conversion est une adhésion pragmatique, pour ne pas sombrer dans la dépression et la décadence. Le catholicisme d’encens, ses rituels, ses apparats et ses splendeurs métaphysiques auraient séduit cet homme fin de siècle voyant s’épanouir le nihilisme autour de lui. Si quête du divin il y a dans Soumission, elle passe en effet par le raisonnement, les références érudites. Les protagonistes ont une approche systémique de la religion qu’ils justifient de différentes manières, à longueur d’habiles dialogues. La foi n’est pas révélée : le Cœur exige des raisons à la Raison et finit par se résigner, au vu des avantages concrets que ce choix procure. Quant à l’« intranquillité » métaphysique, elle s’apaise dans la soumission aux préceptes. La conversion est un pari pascalien désabusé, un pragmatisme dont la fin n’est pas le Salut mais la tranquillité des vieux jours.
Un islam de confort
Dans un entretien[3], Houellebecq évoque bien un « retour du religieux » et même du catholicisme, si l’on considère, dit-il, les coups de force de la Manif pour tous, Sens commun ou Civitas. Mais le sursaut religieux perçu par l’écrivain s’incarne avant tout dans ses formes de réaction à ce qui est désigné comme une dissolution identitaire et sociale. C’est d’ailleurs par un effet de miroir que l’islam, dans Soumission, trouve prise dans la société française : il conforte le patriarcat, la cellule familiale et se donne comme relance du projet européen. On assiste à un glissement vers une nouvelle hégémonie culturelle[4], faute de mieux, qui s’opère parce qu’il garantit le maintien de privilèges de certains groupes sociaux et économiques, véritables objets de la satire du roman. L’islam ne triomphe pas par offre de sens, mais dans la mesure où il répond aux attentes et égoïsmes d’une partie des élites intellectuelles, politiques (François Bayrou enfin Premier ministre !) et économiques. Confort conjugal et de carrière pour le narrateur, légitimation du pouvoir patriarcal, modération et organisation satisfaisantes d’un désir jusque-là affolé ou déçu par les sollicitations consuméristes : le religieux légitime, stabilise et contient ce qui mènerait à la perte de la société.
C’est un religieux sans âme, ciment social d’un édifice proche de l’effondrement.
L’islam reprend bien la main sur le plan institutionnel et juridique mais fait preuve d’une indulgence et d’une adaptation aux mœurs nationales. Car tout est affaire de négociation dans cette fable politique : la gauloiserie trouve à s’épanouir dans les alcôves de la polygamie, la bonne chère dans les mets raffinés d’un traiteur libanais, et le prestige social dans le faste et les apparats dignes des princes saoudiens. C’est un retour du religieux mais un religieux sans âme, ciment social d’un édifice proche de l’effondrement. La crise identitaire sourd dans tout le récit : il ne s’agit pas tant de se battre pour un dogme ou un dieu que de lutter pour la préservation de certaines manières de vivre en société, quitte à en permettre une variante orientale.
L’islam de fiction, plus frais et dispo que le catholicisme moribond, plus compatible avec le libéralisme économique, rafle la mise. Cet islam européo-compatible imaginé par Houellebecq est un catholicisme qui aurait réussi à survivre aux Lumières et au capitalisme. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’écrivain le distingue explicitement du nihilisme djihadiste et le dépeint comme un soft power somme toute arrangeant et peu exigeant du point de vue de la plupart des protagonistes du roman. Les sacrifiés du bouleversement sont les femmes et les juifs : c’est là ce qui confère à cette fiction sa part la plus sombre et provocatrice.
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Aux polémiques suscitées par son roman, Houellebecq a opposé l’irresponsabilité du créateur : l’argument s’entend dans la mesure où la fiction est un possible, mais surtout un réagencement de passions contemporaines et de tendances que l’auteur a saisies. Soumission se tient au carrefour de la domination du paradigme économique, de l’essoufflement démocratique et de la résurgence de phénomènes religieux faisant lien autour de communautés. Le roman montre, à sa manière, des communautés reposant soit sur des traits identitaires[5] soit sur des convergences d’intérêts bien compris. La sécularisation a fait son œuvre, synonyme ici de désœuvrement. La communauté de foi, d’adhésion à une spiritualité réchauffant les cœurs, est absente. Houellebecq inscrit ce phénomène dans une généalogie qu’il fait débuter avec la naissance de la modernité, notamment capitaliste. Sa singularité est d’imaginer la soumission comme un acte conservateur mais résigné, un repos enfin possible après la fébrilité consumériste qui a fini par engendrer sa propre régulation autoritaire. Le récit donne à voir, avec un humour grinçant, les compromissions, les lâchetés intéressées propres à une société lors de revirements politiques, mais aussi le pathétique d’une humanité qui renonce à l’élaboration d’un horizon transcendant.
[1] - Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, coll. « J’ai lu », 2015, p. 178.
[2] - M. Houellebecq, Soumission, op. cit., p. 65.
[3] - La Vie, 27 janvier 2015.
[4] - Ce basculement dans une France anesthésiée par ses doutes n’est pas un « grand remplacement » puisqu’il ne repose pas, dans le roman, sur une poussée démographique ou même une domination ethnique.
[5] - Le magazine Valeurs actuelles, érigeant Houellebecq en héraut de l’Europe chrétienne, ne fait que confirmer ironiquement le diagnostic fort et partial de Soumission : le catholicisme dans sa dimension esthétique et historique peut encore servir, de manière intéressée, de frêle vaisseau identitaire à ceux qui y voient un bastion de la France des clochers et de Jeanne d’Arc et ne voient pas dans la laïcité telle que le Front national l’avance un rempart identitaire suffisamment signifiant.