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La guerre contre l'histoire

mai 2016

#Divers

La récente destruction de Saint-Élie de Mossoul, le plus vieux monastère chrétien en Irak, par l’organisation État islamique, pose, une fois encore, la question de la protection de la mémoire historique de l’humanité en temps de conflit et de guerre. Il ne fait pas de doute que cet acte de décivilisation et de destruction laisse un goût amer d’irresponsabilité et d’absurdité. Nous pensons tous que cela n’aurait pas dû avoir lieu. Mais cela a eu lieu et nous ne pouvons pas nous y résoudre. Nul ne le peut.

Rien n’est plus fragile – rien n’est plus facile à détruire – que le passé, qui est à la merci de l’histoire. La mémoire historique nous ouvre au passé de l’homme, mais elle pâtit de l’émoussement de notre conscience de la civilisation comme destin commun. À cet égard, tourner le regard vers le passé, ce n’est pas seulement rendre une courtoisie à l’histoire, c’est reconnaître ce qui est nécessaire à notre survie au présent. Ainsi, la quête d’une identité partagée par l’humanité s’inscrit dans le besoin permanent de conserver le patrimoine. Si nous n’avons pas constamment à l’esprit que nous sommes membres d’une civilisation humaine, nous douterons toujours de notre propre valeur et du respect de nous-mêmes.

Cependant, en faisant des archives intemporelles et pourtant fragiles de notre passé un tas de cailloux, Daech a commis un acte d’épuration patrimoniale qui s’est répété à plusieurs reprises dans l’histoire humaine. Et pourtant, la destruction de sites archéologiques est plus que le simple effacement des traces historiques des ennemis et des idolâtres : c’est la tentative de créer une histoire unidimensionnelle, dénuée de tout élément de diversité.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire humaine que des fanatiques prennent pour cible le patrimoine de l’humanité. Alexandre le Grand a réduit le grand palais de Persépolis à l’état de cendres. La dynastie chinoise Tang a détruit les vestiges du royaume coréen de Baekje. L’armée iconoclaste de Babur a défiguré de nombreuses statues du jaïnisme en Inde en 1527. Dans les années 1930-1940, l’Allemagne nazie a détruit de nombreuses œuvres d’« art dégénéré ». Plus récemment, les talibans ont détruit des sites bouddhistes en Afghanistan, en prétendant que c’étaient des idoles auxquelles infidèles et idolâtres rendaient un culte.

Une telle aversion pour la mémoire historique et pour l’idée de civilisation repose sur la peur de l’autre dans le monde contemporain. Nous avons tous tendance à penser comme le Méphisto de Goethe : « La destruction est mon élément. »

La réponse habituelle à cette aversion est que tant que le monde moderne assure la permanence du « monde civilisé » contre « les barbares », l’altérité de « l’autre » est protégée partout dans le monde. La principale faiblesse de cet argument est que les institutions modernes qui ont essayé de protéger l’altérité de l’autre sont non seulement fondées sur la destruction de l’autre – les indigènes d’Amérique par exemple –, mais continuent d’inventer des cadres législatifs qui visent à limiter, voire abolir, la présence de l’autre dans la vie publique des pays occidentaux. Donald Trump illustre bien ce mode de pensée.

Tous ces actes de destruction ont en commun d’articuler le problème de la civilisation avec celui du mal. Comme tel, le mal est une réalité de la civilisation humaine. L’essor et le déclin des civilisations nous rappellent qu’elles ont une responsabilité dans la violence qui se manifeste dans l’histoire. Dans cette histoire de violence, dont témoigne la fragilité de la nature humaine, il y a un horizon moral qui exprime l’amour de l’humanité, aussi tordue soit-elle.

Le patrimoine, donc, exprime la joie de témoigner du passé en dépit de la tristesse des violences de l’histoire. Cette joie devient étrangère à ceux qui abandonnent l’horizon moral commun de l’humanité. À des degrés divers, ce désaveu les empêche de reconnaître le patrimoine de l’humanité comme un paysage de mémoire. Et la victoire de l’ignorance sur la mémoire est la preuve la plus forte de l’échec d’une coexistence pacifique entre le passé et le présent.

En attendant, la question la plus urgente en ce qui concerne la civilisation semble avoir été oubliée : sommes-nous aujourd’hui les témoins d’une perte du sens commun dans le monde ? Cette perte de sens commun présuppose la fin d’un monde dans lequel nous tenons au principe de vivre ensemble. Cependant, le fondement même de cet être ensemble, qui donne son sens à nos jugements et actions, et plus profondément à la réalité, a disparu.

L’essor du nihilisme est une épreuve pour les questions morales et politiques contemporaines. Plus que jamais, nous sommes démunis pour relever les défis du monde globalisé. Sans boussole morale, nous ne pourrions jamais prendre nos responsabilités dans le monde. Si nous voulons nous sentir chez nous dans ce siècle, même au prix de vivre dans un monde sens dessus dessous, nous devons essayer de dialoguer avec notre passé fragile.

La continuité de ce dialogue entre les générations garantit l’histoire sans fin d’êtres dont l’essence est de civilisation. Aussi longtemps que nous sommes conscients de cette vérité, et que nous refusons de nous taire et de rester indifférents à la monstruosité et à l’horreur de la destruction du passé de notre civilisation, nous gardons une chance de sauver l’idée d’humanité du mal incalculable que les êtres humains sont capables de commettre.

  • 1.

    Ce texte a été publié en anglais sur le site The World Post.

Ramin Jahanbegloo

Directeur du Centre Mahatma Gandhi pour la Paix à l'O.P. Jindal Global University (Inde), il est notamment l’auteur de The Gandhian Moment (Harvard University Press, 2013).

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