
La guerre d'Algérie n'est vraiment pas finie
Le 14 février 2017, à Alger, Emmanuel Macron a déclenché une vive polémique en France, en déclarant que « la colonisation a été un crime contre l’humanité ». Cette polémique témoigne du refus d’oublier le traumatisme subi, mais aussi d’une instrumentalisation de la mémoire de la guerre d’Algérie par les pouvoirs politiques.
En déclarant en pleine campagne présidentielle, le 14 février à Alger, en réponse à une question d’un journaliste d’une télévision locale, que « la colonisation a été un crime contre l’humanité », Emmanuel Macron a déclenché une vive polémique en France. Il a suscité l’émotion et, bien sûr, la réprobation chez beaucoup de pieds-noirs ou d’anciens harkis ainsi que chez nombre d’anciens appelés ayant servi outre-Méditerranée. Cette phrase a été entendue en effet par la plupart des autres candidats à l’Élysée et leurs formations politiques, ainsi que par des organisations de rapatriés ou d’anciens combattants, comme signifiant que le fondateur du mouvement En marche ! accusait très précisément son pays d’avoir commis des crimes contre l’humanité pendant la guerre d’Algérie. Ce qu’ils jugeaient soit inacceptable (le Front national en particulier, mais aussi la plupart des autres partis, évoquant une regrettable « repentance »), soit imprudent (un crime contre l’humanité étant imprescriptible), soit tout simplement faux. Seuls, de fait, des historiens ont immédiatement approuvé publiquement en France sa déclaration, en notant au passage qu’elle visait d’ailleurs, comme le fera remarquer Macron lui-même peu après, la colonisation dans son ensemble et pas seulement sa version algérienne.
Il n’est pas dans notre intention ici d’instruire en détail le débat à ce sujet. Du moins, une fois dit que la remarque de Macron a été reprise hors contexte – il répondait à un Algérien qui l’accusait un peu légèrement d’avoir de facto soutenu dans un précédent entretien ces « aspects positifs de la colonisation » qu’avaient voulu faire figurer dans un projet de loi une majorité de députés français de droite en 2005. Puis, qu’elle a été suivie dans la bouche de son auteur par des remarques sur son refus de « la culture de la culpabilité » qui, elles, n’ont pas été reprises. Enfin que, si l’on est peut-être en droit de s’interroger sur la pertinence strictement juridique de l’affirmation de Macron au regard de la justice internationale, il ne fait aucun doute que ces mots n’ont rien de scandaleux. Notamment pour évoquer des comportements des « forces de l’ordre » du temps de la guerre d’Algérie concernant la population civile, que nul n’ose plus nier aujourd’hui : déplacements forcés de population (deux millions de paysans, soit un quart de la population « indigène », obligés de vivre – survivre plutôt au début, comme le remarqua dans un célèbre rapport le jeune Michel Rocard2 – dans des « camps de regroupement » aux allures de camps de concentration), tortures (systématiquement pratiquées dans des centaines de centres spécialisés, les dispositifs opérationnels de protection [Dop], disséminés à travers tout le territoire), exécutions sommaires (les fameuses corvées de bois), viols, utilisation massive du napalm, etc. Mais ce qui est surtout frappant, c’est que l’« affaire Macron » apparaît comme un symptôme de cette sensibilité encore exacerbée, plus d’un demi-siècle après le cessez-le-feu et l’indépendance, à tout ce qui concerne la guerre d’Algérie en France.
Cette survalorisation émotionnelle et politique de ce qui a trait à ce conflit n’est pas moindre – c’est une litote – en Algérie même, où ladite « affaire Macron » a d’ailleurs aussi suscité nombre de commentaires, fort différents bien sûr, car favorables, de ceux entendus en France. Il suffit pour comprendre à quel point le sujet de « la guerre de libération nationale », comme on dit volontiers outre-Méditerranée, est présent à Alger et reste envisagé comme une question franco-algérienne qui n’est pas encore soldée, de savoir comment on en a parlé il y a moins d’un an, le 5 juillet 2016. À l’occasion du 54e anniversaire de l’Indépendance, ce jour-là, le président Bouteflika proclamait encore sa « fidélité au message de novembre » avant d’estimer nécessaire de revenir sur « les mesures légitimes prises par l’Algérie » à propos des biens laissés par les pieds-noirs en 1962 qui, « vacants », ont été « intégrés au domaine de l’État ». « Une démarche, ajoutait-il, en relation avec ce que fit le colonisateur [au siècle précédent] des biens des populations de notre pays. » Une revanche bien légitime donc ! L’éditorial d’El Moudjahid évoquait à la une en ce même jour anniversaire « le cri de victoire » que « la France a tenté par tous les moyens d’étouffer ». Il poursuivait, sans craindre un lyrisme exacerbé et en visant toujours l’ancien colonisateur : « Aujourd’hui encore, ce drapeau dérange, cette date [de l’Indépendance] irrite, les noms de ces femmes et de ces hommes qui ont par leur sacrifice mis à genoux cette France leur rappelle leur petitesse face l’histoire. »
Hyper-réactivité toujours patente, donc, des deux côtés de la Méditerranée, qui peut se comprendre, du point de vue émotionnel, dans les deux cas en raison même de ce qu’a représenté concrètement la guerre pour les populations concernées. Pour les Algériens, ne suffit-il pas de rappeler que la guerre a fait au bas mot et en moyenne, après 1954, plus de cent morts par jour – très souvent civils – pendant sept ans et demi, pour comprendre que le souvenir de l’épreuve subie, qui a touché la quasi-totalité des familles dans leur chair, reste vivace ? Et pour les pieds-noirs obligés de quitter leur terre natale, les harkis réfugiés en France pour fuir des massacres, les appelés qui n’ont eu d’autre choix que de participer directement ou indirectement à une « sale guerre », comment ne pas comprendre, là aussi et même si le drame fut en général moins radical, un refus d’oublier simplement le traumatisme subi3 ?
Mais si les rapports franco-algériens restent à ce point marqués par un perpétuel besoin de ressasser le passé, c’est aussi, et sans doute surtout, parce que la guerre d’Algérie emporte des enjeux qui dépassent le seul niveau émotionnel. Des enjeux tels qu’il semble bien que l’on ne souhaite pas nécessairement, d’un côté comme de l’autre, militer sérieusement en faveur d’un apaisement des tensions, même si des tentatives ont eu lieu. C’est patent à Alger, où l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre, pour légitimer les pouvoirs, n’a jamais cessé depuis 1962. Cela s’est notamment manifesté par une écriture, puis des réécritures, de l’histoire de la guerre, destinées notamment à valoriser la participation décisive au combat de ceux qui étaient au pouvoir. Au début ainsi, après la victoire, face au gouvernement provisoire de la République algérienne, du tandem formé par Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène – deux hommes qui n’ont jamais combattu pendant la guerre à l’intérieur de l’Algérie – pour prendre les rênes du pays à l’été 1962, se trouve mis en avant le rôle décisif des « chefs historiques » de la Révolution – Ben Bella étant l’un d’entre eux – et de l’« armée des frontières » stationnée essentiellement en Tunisie – Boumediène en étant le chef.
Puis, au gré des évolutions des hommes à la tête du pays, certains des leaders du Front de libération nationale (Fln) de 1954 à 1962 – de Ferhat Abbas à Belkacem Krim et d’Abdelaziz Bouteflika à Mohamed Boudiaf – seront mis en avant, voués aux gémonies, condamnés à l’exil ou à la disparition, voire réhabilités lorsque cela sera considéré comme utile par les gouvernants et en premier lieu l’armée, pivot du régime pendant de longues années. Et, aujourd’hui encore, ce recours à une certaine lecture de l’histoire reste un atout à Alger. Un recours qui parfois emprunte des chemins étonnants, sinon tortueux : n’a-t-on pas, au milieu du « règne » de Bouteflika, donné à l’aéroport de Tlemcen le nom de Messali Hadj, alors même que les partisans de ce dernier pendant la guerre, les messalistes du Mouvement national algérien, continuaient à être considérés officiellement comme des traîtres pour n’avoir pas rejoint le Fln ? Mais Messali avait été le pionnier du nationalisme algérien – il fut le premier à réclamer l’indépendance, dès 1927 – et, pour simplifier, on peut dire que cette sorte de réhabilitation feutrée pouvait servir à renforcer, au plan historique, la légitimité de ceux qui lui reconnaîtraient ce mérite, tout en critiquant fortement ses choix à partir de 1954.
En France, la situation est plus complexe. Le silence a régné d’abord pendant très longtemps sur les exactions commises en Algérie à l’époque coloniale. Puis, notamment grâce à l’ouverture d’archives et à des travaux d’historiens et de journalistes d’investigation, le débat sur ce qui s’était réellement passé pendant le conflit a pris de l’ampleur autour des années 2000. C’est alors – en 1999 précisément – que pour la première fois on a admis officiellement, grâce à une initiative de l’Assemblée nationale, que ce qui s’était passé en Algérie entre 1954 et 1962 n’était pas « des événements », comme on le disait jusqu’alors, mais bien une guerre : presque quarante ans pour reconnaître en un lieu du pouvoir cette évidence ! Cette avancée a cependant été suivie par une autre initiative provenant de l’Assemblée – la tentative déjà évoquée de mettre en avant en 2005 « les bienfaits de la colonisation » – qui, même si elle n’a finalement pas abouti, a relancé une guerre des mémoires à l’intérieur de la France et entre la France et l’Algérie. Suivront notamment une polémique aiguë autour de la date à laquelle il faut commémorer la fin de la guerre, la date du 19 mars 1962, celle du cessez-le-feu, ne faisant pas consensus, et d’autres débats autour de l’opportunité de créer tel ou tel mémorial en souvenir de victimes françaises du conflit. Ils auront pour effet de raviver une guerre des mémoires franco-algérienne, qui n’a pas cessé à ce jour malgré des tentatives, louées par l’Algérie, des gouvernements de Sarkozy, puis de Hollande, de jouer l’apaisement avec des gestes forts (reconnaissance de la responsabilité de la France pour les massacres de Sétif en 1945, dénonciation du système colonial, regrets à propos de la « sanglante répression » de la manifestation des Algériens de Paris le 17 octobre 1961) que le Front national, qui sait ce qu’il doit depuis l’époque de sa création aux tenants de l’Algérie française, s’est empressé de dénoncer.
L’acuité des débats en France même autour de la mémoire de la guerre d’Algérie s’explique-t-elle, comme outre-Méditerranée, par la « valeur » politique de cette question ? Le potentiel électoral que représentent les populations concernées par cette guerre est-il tel qu’il contribue à maintenir le sujet au premier plan et à le perpétuer comme une pomme de discorde ? L’« affaire Macron » pourrait le faire croire. Mais on peut remarquer que si elle a pris sur l’instant une grande ampleur, l’émoi n’a pas duré. Même pas pour Marine Le Pen, qui peut de toute façon compter sur un vote de type « sudiste » en sa faveur de nombreux pieds-noirs sans avoir besoin d’en rajouter. Certes, si l’on ajoute les rapatriés et leurs descendants, les harkis réfugiés, les soldats ayant servi en Algérie et les immigrés algériens présents sur le territoire avant 1962 ou naturalisés ainsi que leurs familles, on aboutit à un total de plusieurs millions – plus de cinq sans doute – d’électeurs concernés de près par la mémoire de la guerre. Mais, outre qu’ils ne votent pas tous dans le même sens, aucun candidat ne pense aujourd’hui faire évoluer significativement son score grâce à un propos à l’usage de ces « communautés ». Il est loin le temps où, trois ans après la fin de la guerre, un Tixier-Vignancour pouvait réaliser un score présidentiel de plus de 5 % grâce à un discours pro-Algérie française.
Faudra-t-il cependant attendre la disparition totale des générations ayant connu la guerre et qui instrumentalisent son histoire pour que cessent les guerres des mémoires franco-française et surtout franco-algérienne ? C’est malheureusement possible, malgré les efforts louables de certains – historiens et politiques – pour apaiser la situation. Mais ce n’est pas une fatalité. D’autant que l’enjeu d’une telle instrumentalisation, aussi bien en France qu’en Algérie, où la population est très majoritairement née après-guerre et où Bouteflika devrait être le dernier président « issu de la guerre », semble voué à disparaître.
- 1.
Auteurs de la Guerre d’Algérie vue par les Algériens, dont le second tome (De la bataille d’Alger à l’indépendance) vient de paraître chez Denoël (2016) et dont le premier (Des origines à la bataille d’Alger) est réédité chez Gallimard (coll. « Folio », 2016).
- 2.
Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, réédité sous la dir. de Vincent Duclert et de Pierre Encrevé, Paris, Fayard, 2003.
- 3.
Voir Benjamin Stora, la Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991.