Opération « Ouverture »
Les coups portés aux socialistes et aux centristes exceptés, l’ouverture a d’abord été pensée pour rendre optimales les conditions de mise en œuvre du programme de réformes promis par Nicolas Sarkozy. Journaliste politique à Libération, l’auteur rappelle qu’il s’agit aussi de planter la scène du théâtre politique où pourra se jouer la fameuse « rupture ».
Où l’ouverture s’arrêtera-t-elle ? Après les offensives en série de l’été, maroquins et postes en commissions libéralement octroyés à des personnalités socialistes, et non des moindres, Nicolas Sarkozy ne semble guère disposé à abandonner une opération planifiée de longue date, mais dont il avait sans doute sous-estimé les bénéfices politiques. L’heure, jusqu’au prochain remaniement gouvernemental du moins, n’est plus au grand « mercato » ministériel, ce débauchage publicisé d’acteurs venus de l’autre bord, destiné à façonner l’image d’un président sans frontières politiques. Mais si la thématique de l’ouverture, en cette rentrée politique, ne semblait pas devoir constituer une priorité du gouvernement, elle a ressurgi avec une vigueur renouvelée.
Il y eut d’abord le cas de Michel Rocard, ancien Premier ministre d’ouverture, justement, dont la participation à une commission sur la condition enseignante fut – fort opportunément – annoncée à la veille de l’ouverture de l’université d’été du Parti socialiste. Celui de Dominique Strauss-Kahn, élu au poste de directeur général du Fonds monétaire international (Fmi) avec le soutien embarrassant quoique décisif du président de la République. Et puis, surtout, la réaffirmation, par ce dernier, début octobre, de sa volonté de recruter à gauche, notamment en vue des élections municipales du printemps 2008. Ceci afin de « rassembler des femmes et des hommes de talent sur un même projet », quelle que soit leur couleur politique.
Autant d’indices attestant que l’opération ouverture, très nettement, a changé de régime. Des raids éclair menés sur des socialistes plus ou moins en vue, l’Élysée est passé à une guerre permanente de harcèlement, que l’approche des élections municipales ne devrait pas démentir. Du dispositif tactique à la stratégie d’habitude. Du « coup » à la méthode politique. L’ouverture, à l’usage, s’impose comme un des moteurs de la nouvelle pratique présidentielle que veut donner à voir Nicolas Sarkozy. Et un élément de plus à inscrire, dans la colonne « passif », au bilan politique d’un PS assommé par une troisième défaite présidentielle, déchiré par ses conflits de leadership et aujourd’hui dans l’incapacité structurelle de faire évoluer son corpus idéologique et programmatique.
Genèse de l’ouverture
À quand l’ouverture remonte-t-elle ? Le nouveau président de la République, en la matière, n’invente rien. En 1988, François Mitterrand, candidat de « la France unie », avait déjà mené campagne derrière cette bannière. À charge pour Michel Rocard, une fois installé à Matignon, de réserver des postes ministériels à des centristes : entre autres, Michel Durafour, Jacques Pelletier, Jean-Pierre Soisson, Jean-Marie Rausch. Un recrutement en partie imaginé, alors que les socialistes n’avaient obtenu qu’une majorité relative au Palais-Bourbon (275 sièges sur 577), pour être en mesure de substituer au vote des députés communistes celui des élus Udf.
Un appoint parlementaire dont Nicolas Sarkozy, pour sa part, n’a nul besoin. Mais, aussi, un modèle présidentiel qu’il garde à l’esprit. Même si c’est plutôt du côté de l’homme providentiel qu’il faut aller chercher la référence la plus volontiers invoquée : le général de Gaulle, qui, en juin 1958, avait ouvert son premier gouvernement à des personnalités centristes et socialistes, dont Pierre Pflimlin et Guy Mollet. Un rassemblement d’union nationale justifié par une crise politique majeure.
Mais 2007 n’est pas 1958, même si les principaux candidats à la présidentielle n’ont pu ignorer cette année dans leurs thèmes et leurs promesses de campagne – dont la VIe République – la crise de la représentation démocratique qu’avait si violemment révélée le séisme du 21 avril 2002. Est-ce pour échapper à une pesante continuité politique qu’après douze ans d’une présidence chiraquienne plutôt exclusive dans ses recrutements, le candidat de la « rupture tranquille » pratique une ouverture que n’imposent ni la situation institutionnelle, ni le rapport de force parlementaire ? À peine nommé, le nouveau Premier ministre François Fillon, en tout cas, l’assure, qui entend faire « voler en éclats les vieux clivages partisans » : « Le choc le plus percutant, celui qui secoue tout, c’est l’ouverture. »
L’ouverture, pièce maîtresse de la rupture annoncée ? Force est de constater que Nicolas Sarkozy la pratique à grande échelle, et sur une zone de chalandise politique jusqu’ici inexplorée. Le plan a été mûrement pensé et sûrement ciblé, dès le début de la campagne, par l’équipe du candidat Ump. Celui-ci ne demandait-il pas à ses troupes, dès son discours d’investiture du 14 janvier 2007, de le laisser « libre d’aller vers les autres » ? Difficile, pourtant, de voir dans cette affirmation d’un dépassement de sa fonction partisane les prémices d’une équipe gouvernementale où figurent Éric Besson ou Bernard Kouchner. Le champion de l’Ump a certes, tout au long de sa campagne, abondamment cité Léon Blum et Jean Jaurès, aux grands cris d’une gauche hurlant à la « captation d’héritage ». Il a tenté de brouiller les lignes, de gommer les clivages. Mais c’est une campagne résolument à droite – identité, sécurité, fiscalité – qu’il a menée jusqu’au premier tour, jusqu’à séduire une bonne partie de l’électorat du Front national. Arrivé en tête, fort d’un capital électoral de 31, 18 %, Nicolas Sarkozy peut alors se consacrer à soigner une image de rassembleur qu’auront passablement écornée, durant la bataille électorale, ses principaux adversaires.
François Bayrou et Ségolène Royal n’ont eu de cesse de le marteler : le candidat qu’ils challengent est celui de « l’État Ump », l’ennemi du pluralisme, l’homme des intérêts particuliers, politiques, médiatiques et financiers. La candidate socialiste, volontiers encline à se poser en candidate d’« une France apaisée », a terminé sa campagne presque exclusivement sur le thème du Tout-sauf-Sarkozy, brossant ce dernier en champion de la division et des antagonismes sociaux. Jusqu’à brandir, à deux jours du deuxième tour, le risque des « violences et brutalités qui se déclencheront dans le pays » en cas d’élection de son adversaire.
Mais alors que Ségolène Royal, qui entendait « sortir de l’affrontement bloc contre bloc » et François Bayrou, dont le principal leitmotiv électoral était de « faire bouger les lignes », avaient rêvé l’ouverture, allant jusqu’à mettre en scène leurs convergences, via un dialogue organisé dans l’entre-deux-tours dans un grand hôtel parisien, c’est Nicolas Sarkozy qui va la réaliser. Pour répercuter l’onde politique de son élection aux élections législatives et constituer la chambre bleu horizon que redoutent tous les socialistes. Pour couper court aux accusations en sectarisme qui collaient au costume du candidat de l’Ump. Bientôt, Nicolas Sarkozy quitte la présidence de son organisation et, du même coup, la sphère partisane, pour s’installer dans une stature élyséenne. Sa majorité ira « bien au-delà de la sphère naturelle » du parti, annonce-t-il à sa formation politique en invoquant « le message du peuple », une semaine après son élection, alors que son équipe entretient déjà des contacts très avancés avec plusieurs personnalités de gauche.
Le calcul et la dynamique
La moisson, il faut en convenir, est plutôt heureuse. En haut de l’affiche du premier gouvernement Fillon, celui d’avant les législatives, Bernard Kouchner, ancien secrétaire d’État chargé de l’Insertion sociale, puis de l’Action humanitaire dans le gouvernement de Michel Rocard, ministre de la Santé dans l’équipe de Lionel Jospin. Un socialiste « atypique », ne manquent pas alors de souligner ses anciens camarades, pourtant aperçu, pendant la campagne, à l’un des débats participatifs de Ségolène Royal et qui se voit confier le quai d’Orsay.
L’ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner, Martin Hirsch, fait également son entrée dans l’équipe Fillon en tant que représentant de la société civile. Le président d’Emmaüs, nommé Haut commissaire aux solidarités actives, n’a jamais été inscrit au Parti socialiste, mais son engagement à gauche est connu. Moins emblématique, mais tout aussi embarrassant, le cas du haut fonctionnaire socialiste Jean-Pierre Jouyet est un coup dur pour le premier secrétaire du PS François Hollande, dont il a été le condisciple à l’Éna et dont il reste l’ami personnel. Ancien directeur du Trésor, ex-directeur adjoint du cabinet de Lionel Jospin à Matignon, le nouveau secrétaire d’État aux Affaires européennes a été l’un des animateurs des Gracques, qui, pendant la campagne, n’ont eu de cesse d’appeler Ségolène Royal à un rapprochement avec François Bayrou…
Mais c’est le cas d’Éric Besson, devenu secrétaire d’État à la Prospective et à l’Évaluation des politiques publiques, qui s’est révélé décisif dans la découverte, par l’équipe sarkozyste, des ressources insoupçonnées que recèle le Parti socialiste et le tour nouveau que va prendre la politique d’ouverture. Celui qui était encore, quatre mois avant le premier tour, le secrétaire national à l’Économie du PS et l’auteur du document de campagne à charge l’Inquiétante rupture tranquille de Monsieur Sarkozy, alors proche de François Hollande, n’est pas encore une personnalité socialiste de tout premier plan. À ce titre, il n’a pas été particulièrement ciblé par l’équipe Sarkozy. Mais son départ fracassant du parti, officiellement pour cause de désaccord sur le chiffrage du programme de Ségolène Royal, la vive polémique qui s’en est suivie et enfin son passage avec armes et bagages politiques, en fin de campagne, dans le camp adverse – que nombre de socialistes considèrent, encore aujourd’hui, comme le coup le plus dur porté à Ségolène Royal – a constitué pour Nicolas Sarkozy une ressource majeure et inespérée. Et contribué à considérablement élargir le champ des possibles en matière d’ouverture.
« L’événement Éric Besson est arrivé tout d’un coup dans les pattes de Nicolas Sarkozy, qui l’a intégré dans sa campagne, résume Jean-Christophe Cambadélis, député PS de Paris. Il est venu confirmer l’impression de Nicolas Sarkozy, qui pense qu’il est en 1958, que les partis sont à bout de souffle et, qui comme De Gaulle, intègre dans son gouvernement Guy Mollet et quelques autres. » Posture gaullienne revendiquée, donc. Logique bonapartiste, aussi, visant à incarner une figure présidentielle libérée de toute attache partisane, détachée du jeu des factions, installée dans un lien direct au peuple, qui ne s’embarrasse d’aucun intermédiaire. À trois jours du premier tour des élections législatives, l’élu l’explique d’ailleurs sans ambages : « Le président de la République ne peut être l’homme d’un parti. »
Le scrutin législatif, à l’issue duquel les socialistes réussissent un score inespéré, a beau procurer au nouveau président l’assise parlementaire dont il a besoin, celui-ci persiste et signe. « Nicolas Sarkozy avait initialement besoin de l’ouverture pour les législatives afin de faire baisser le “Tout-sauf-Sarkozy”, poursuit Jean-Christophe Cambadélis. Mais, petit à petit, il en fait un élément stratégique destiné à faire exploser le PS. » Henri Weber, sénateur PS et proche de Laurent Fabius, confirme : « L’ouverture vise à désagréger le PS. C’est pour cela que Nicolas Sarkozy va la poursuivre jusqu’aux municipales. Il ne commettra pas l’erreur des troupes d’Hannibal qui, ayant acquis la victoire, se sont reposées à Capoue au lieu de poursuivre les troupes romaines et de les écraser. »
L’ouverture devient une mécanique, et semble n’avoir plus de limite. La constitution du gouvernement Fillon II vient confirmer cette dynamique. Alors que la « diversité » se renforce avec Rama Yade, nommée secrétaire d’État aux Droits de l’homme, que le people est à l’honneur avec le maroquin promis au sélectionneur de l’équipe de France de rugby Bernard Laporte, les socialistes conservent une place de choix dans le casting sarkozyste.
Au secrétariat d’État à la Coopération, voici le maire de Mulhouse, Jean-Marie Bockel, représentant assumé, et de longue date, de l’aile droite du Parti socialiste et de sa frange « blairiste ». À la politique de la ville, c’est, nettement plus surprenant, Fadela Amara, fondatrice et présidente de l’association « Ni putes ni soumises », proche de Sos racisme et du PS.
Mais ces nouveaux postes ministériels, s’ils aggravent encore un peu plus les affres d’un parti totalement pris au dépourvu et incapable, on le verra, d’adopter une position ferme et égale sur le sujet, ne sont qu’une étape. Une de plus. Car bientôt vient le temps des commissions. Comme le souligneront à raison les socialistes, y siéger ne revêt pas la même signification que de s’asseoir à la table du Conseil des ministres. Mais elles sont, pour le nouveau pouvoir, l’occasion de faire valoir quelques participations présentées sans tarder comme autant de belles prises. Plus seulement parmi les proches de l’ancienne sensibilité rocardienne, partisans d’un rapprochement avec les centristes, mais aussi chez les anciens compagnons de route de François Mitterrand : son ex-ministre de la Culture – et ex-« conseiller spécial » de Ségolène Royal – Jack Lang, qui intègre une commission « de réforme des institutions » présidée par Édouard Balladur ; son ancien conseiller spécial Jacques Attali, qui préside pour sa part une commission consacrée aux « freins à la croissance » ; son ex-ministre des Affaires étrangères – et toujours président de l’institut François Mitterrand – Hubert Védrine se voit pour sa part confier la rédaction d’un rapport sur « la France et la mondialisation ».
Jusqu’à Michel Rocard, qui intègre une commission sur « l’évolution du métier d’enseignant ». La méthode utilisée, dans ce dernier cas, est éloquente : alors que le ministre de l’Éducation nationale Xavier Darcos précise que ce comité serait placé sous la « haute autorité » de l’ancien Premier ministre de l’ouverture, ce dernier doit préciser qu’il n’y siégera qu’en tant que « simple membre »… Mais peu importe. L’essentiel n’était-il pas, dans ce cas comme dans d’autres, de couvrir d’éloges l’adversaire politique ?
Nicolas Sarkozy, qui souhaite s’attacher les services de « la meilleure équipe de France », a en personne théorisé le piège, en juillet, devant le conseil national de l’Ump, et la nécessité de « laisser le sectarisme aux autres »… La même stratégie enveloppe la candidature de Dominique Strauss-Kahn au Fmi, qui n’a pas été initiée par l’Élysée, mais sur laquelle il a habilement surfé. Même ce qui ne relève pas d’une initiative présidentielle est susceptible de tomber sous le coup de cette stratégie. Nicolas Sarkozy, ou l’ouverture permanente. À tout propos. À tout moment.
Droite bousculée, centre dépassé
Jusqu’où ira l’ouverture ? « Jusqu’aux sarkozystes », ose espérer Patrick Devedjian, proche du nouveau président, passablement agacé alors que se profile, en mai, le recrutement de ministres socialistes. Naturelle déception des proches et des partisans du nouvel élu, en partie écartés de la répartition de postes gouvernementaux qui, dans leur esprit, leur revenait légitimement. La grogne des élus sarkozystes ne s’est pas démentie depuis, qui a accompagné chacune des phases de l’offensive élyséenne. Mais le président n’en a cure, qui leur a répliqué sans tarder, début octobre, depuis Dijon : « Qu’on ne compte pas sur moi pour faire l’État Ump. Je n’ai pas été élu pour ça. »
L’ouverture, on l’a vu, devait permettre à son auteur de jouer la carte du rassemblement tous azimuts, à l’issue d’une campagne où ses adversaires l’avaient systématiquement érigé en champion de la division. Mais elle présente, en pratique, d’autres bénéfices collatéraux, qui concernent le rapport au système partisan du nouveau président. Lequel, en ratissant large du côté de l’opposition, peut exercer une forme de contrôle sur sa majorité. « Après avoir payé un prix très fort à l’électorat et aux thématiques du Front national, Nicolas Sarkozy rééquilibre sa majorité en allant chercher des libéraux de gauche, résume l’avocat Jean-Pierre Mignard, proche de Ségolène Royal. Ce n’est pas du tout un signe de fragilité, mais une situation rêvée pour un président qui lui permet d’arbitrer au sein de sa majorité. »
Si la droite dite « dure » conteste l’ouverture permanente de Nicolas Sarkozy, c’est bien que le positionnement politique et les ambitions personnelles de ses représentants ne peuvent qu’être contrariés par ce dispositif. Ce qui procure au président un moyen de pression d’importance sur cette frange de son camp : la perspective d’une redistribution des postes, la promesse d’un futur rééquilibrage. Même si cela ne semble en rien correspondre, pour l’heure, au dessein présidentiel, l’Élysée se ménage la possibilité d’un retour ultérieur aux fondamentaux et d’un recrutement plus droitier, à l’avenir, au cas où les circonstances l’exigeraient.
Autre composante de la majorité à faire les frais politiques de l’opération : le parti bayrouiste, durement frappé par l’ouverture. Après avoir récolté les bénéfices électoraux d’une campagne essentiellement construite sur un positionnement « ni-ni » – d’ailleurs pas forcément cohérent avec la trajectoire personnelle de son promoteur –, François Bayrou n’a pu faire fructifier le capital politique (18, 5 % des suffrages au premier tour) qu’il avait personnellement amassé. D’abord, parce que le centre parlementaire, réalisme électoral et instinct de conservation parlementaire des députés Udf obligent, a peu après rejoint, avec une spectaculaire diligence, une majorité Ump dont on se demande s’il l’avait vraiment quitté un jour. Réduisant de ce fait le groupe des députés personnellement attachés à la personne de François Bayrou à la portion congrue (quatre élus) et empêchant ce dernier de transformer l’essai de la présidentielle en marquant de nouveaux points à l’occasion des législatives. Mais aussi, parce que le nouveau parti centriste lancé par ce dernier, le MoDem, déjà anéanti à l’assemblée, n’existe pas non plus au gouvernement.
Un proche du leader centriste, Hervé Morin, a bien hérité d’un ministère régalien, celui de la Défense. Mais il fait partie de ceux qui ont choisi de demeurer dans le camp de la droite. Sur l’ouverture, le nouveau président, au fond, est allé bien plus loin que François Mitterrand, qui avait réuni socialistes et centristes en un conglomérat de circonstance, mais pas forcément contre-nature au vu des orientations politiques du gouvernement de Michel Rocard. En mettant en scène un grand écart gouvernemental allant de la sensibilité la plus à droite de l’Ump aux socialistes, Nicolas Sarkozy tord le cou à l’idée même d’une troisième voie. Car comment justifier la nécessité politique d’un centre dès lors que des acteurs issus de l’Ump et du PS œuvrent désormais de concert dans l’équipe gouvernementale ?
Impuissances socialistes
Ce sont bien sûr les socialistes qui sont le plus durement touchés, principales cibles d’une ouverture qui tourne vite à la brèche béante ouverte dans les parois de la rue de Solférino. Sans que la direction du PS ne parvienne à la colmater. La réaction officielle, très vite, a été définie : il ne s’agirait là que de « débauchages individuels », donc sans incidence sur la conduite des affaires socialistes et le diagnostic à mener sur l’état du parti. Mais ces « débauchages individuels » sont trop systématiques, aisés et spectaculaires pour ne pas interroger ce dernier sur sa structurelle faiblesse face à de tels assauts.
Car en pratique, la ligne concernant les « débauchés » varie grandement selon les intéressés. Déjà considérablement affaibli par une troisième défaite présidentielle d’affilée, brutalement confronté à la spectaculaire inadéquation, révélée par la campagne, entre les préoccupations du corps électoral et le corpus idéologique et programmatique du parti, ravagé par des guerres intestines qui n’ont même pas attendu le soir du deuxième tour pour repartir, le Parti socialiste n’est pas en mesure d’arrêter une position tenable face à l’offensive sarkozyste.
Certes, la participation à une commission de réflexion ne revêt pas les mêmes implications que l’acceptation d’un maroquin. Mais entre les différents acteurs, les différences d’approche sont flagrantes. Bernard Kouchner se voit ainsi frappé d’une procédure d’exclusion, Jack Lang est fustigé alors que Michel Rocard ou encore Dominique Strauss-Kahn sont épargnés. « Le rapport du PS à l’ouverture n’est pas du tout clarifié, résume le politologue Rémi Lefevre. Il n’y a pas de règle. Le cas de Dsk, par exemple, a été vite réglé. Il arrangeait peut-être tout le monde… » Formidablement gêné aux entournures, le parti est-il en mesure d’adopter une position ferme et tenable face à l’ouverture ? « La position ne peut être que subtile, et si elle est subtile, elle ne peut être qu’inaudible », explique lucidement le député européen Henri Weber. Cruel dilemme politique que le premier secrétaire François Hollande résumait, fin août, en marge de l’université d’été de La Rochelle : « Avec Nicolas Sarkozy, il faut faire attention. Il nous fait passer soit pour des sectaires, soit pour des collabos. Pour ma part, j’ai choisi d’être un sectaire. » Le patron du parti explicite là assez précisément le piège tendu aux socialistes. Spectaculaire retournement d’image que ce candidat de la division devenu président d’un rassemblement le plus large possible, renvoyant, de l’autre côté du miroir, le Parti socialiste à son archaïsme et sa bunkerisation…
« Nous avons eu un véritable retard à l’allumage pour condamner ça, admet Guillaume Bachelay, proche de Laurent Fabius. Certains étaient convaincus qu’il ne fallait pas critiquer l’ouverture, et que c’était mauvais pour les sondages. Et puis, il y a ceux qui pensaient être dans la prochaine charrette… » Dans cette affaire, ambitions et trajectoires individuelles ne sont pas à négliger. Même s’ils ne sont pas, pour la plupart, des acteurs centraux du jeu socialiste, les ministres d’ouverture sont des professionnels de la politique chevronnés, pas forcément en début de carrière et qui, pour certains d’entre eux, ont déjà exercé de hautes responsabilités. De même, d’ailleurs, que ceux qui ont intégré les diverses commissions instituées par Nicolas Sarkozy.
Détail d’importance : d’autres socialistes approchés, comme le député Manuel Valls ou le secrétaire national Malek Boutih, plus jeunes, n’ont pour leur part pas souhaité donner suite aux approches élyséennes. Car c’est bien sur l’appât des postes que joue le président Sarkozy, qui parie sur l’anticipation, par les dirigeants socialistes, d’une domination durable de la droite. « Quand Sarkozy explique qu’il ira plus loin dans l’ouverture, ça veut dire : “Vous, socialistes, pouvez tous être ministres”, diagnostique le député Jean-Christophe Cambadélis. L’objectif est de faire croire au PS qu’il y en a pour dix ans, si ce n’est plus, et que nous ne reviendrons jamais au pouvoir. Et donc que tous ceux qui ont 55 ans, un peu de talent, qui s’estiment méprisés et pas reconnus à leur juste valeur, peuvent se voir proposer de devenir ministre. C’est une machine qui doit être nourrie en permanence. »
L’opération ouverture, en somme, s’entretient elle-même. Et si l’Élysée semble s’amuser à la poursuivre sans relâche, c’est, aussi, qu’elle a aisément submergé les défenses socialistes, sans doute au-delà des espérances initiales du président. Jean-Christophe Cambadélis, toujours : « Sarkozy continuera, car il estime que le PS n’est plus une entité organique, mais une addition de personnalités. Et il n’a pas tort. Les personnalités du PS ont aujourd’hui un réflexe : “Moi plutôt qu’un autre !” »
La réussite de l’opération ouverture ne s’explique-t-elle pas autant par l’habileté de la tactique élyséenne que par l’évolution des us et coutumes socialistes ? « Sarkozy a parfaitement mesuré comment fonctionnait le PS et compris ce qui faisait courir les dirigeants socialistes, explique le politologue Rémi Lefevre. Ces débauchages traduisent sa bonne connaissance des mœurs internes du parti, à savoir une économie morale où l’opportunisme devient le langage le plus courant. Il y a un dérèglement moral du PS, avec le développement d’une culture individualiste des dirigeants qui ne se sentent plus tenus par les règles de l’organisation, une réversibilité des positions et une incapacité à imposer une règle commune, comme l’a par exemple montré le précédent du référendum sur le traité constitutionnel. Il n’y a plus de coût à la transgression, et ne subsistent plus que les arbitrages individuels. Tout devient possible. »
Cruelle ironie, en forme de détournement du slogan de campagne de Nicolas Sarkozy : dans ce « désastre moral » qu’a évoqué le sénateur Jean-Luc Mélenchon, représentant de l’aile gauche du parti, les socialistes eux-mêmes n’ignorent rien de leurs responsabilités propres. Guillaume Bachelay, proche de Laurent Fabius, résume : « Quand un piège est tendu, qui faut-il fustiger ? Celui qui le tend, ou celui qui y tombe ? »
*
Au-delà des ambitions individuelles et du flagrant déficit d’autorité aujourd’hui manifesté par la direction de leur parti, les socialistes, pour une fois d’accord, en conviennent : leur propre immobilisme politique, programmatique et idéologique, a grandement facilité la tâche de l’équipe sarkozyste et d’un président en mouvement perpétuel. « Le PS ne pourra résister à cette opération de prédation habile qu’en étant toujours en mouvement, estime Jean-Pierre Mignard, proche de Ségolène Royal. Dès qu’un troupeau de gnous s’arrête, il est la proie des prédateurs. Et tant que le parti est immobile… »
Jolie métaphore cynégétique, qui montre que la dynamique de l’ouverture ne se révèle efficace qu’au regard de la paralysie du Parti socialiste. L’ouverture, pourtant, si elle constitue une méthode, ne fonde pas, loin de là, la politique du gouvernement Fillon. Les coups portés aux centristes et aux socialistes exceptés, elle a d’abord été pensée pour rendre optimales les conditions de mise en œuvre du programme de réformes pensé et promis par Nicolas Sarkozy. Et planter la scène du théâtre politique où pourra se jouer la fameuse « rupture ».
Il n’est, de ce point de vue, pas anodin que la conduite de ces réformes s’accompagne d’une certaine dramatisation. Comme si l’urgence et la gravité de la situation, telle que soulignée par la rhétorique de l’Élysée et de Matignon – ainsi celle des comptes publics, en situation de « faillite » selon François Fillon –, justifiaient le caractère exceptionnel de mesures adoptées par un gouvernement construit, pour y répondre, sur le spectre politique le plus large possible.
Habilement scénarisée, dûment ciblée et rondement menée, l’ouverture, pourtant, paraît se limiter au choix des personnalités. Si les frontières idéologiques semblent avoir été abolies et le clivage gauche-droite ne plus exister, les politiques publiques qu’a jusqu’ici mises en œuvre le gouvernement de François Fillon, elles, ne lui laisse guère de place. Et ne cherchent d’ailleurs pas à en donner l’illusion.
Certains ministres d’ouverture ont bien, à l’occasion, publiquement protesté contre certaines dispositions. Ainsi Martin Hirsch au sujet de l’interdiction faite aux sans-papiers – abandonnée depuis – de bénéficier des structures d’hébergement d’urgence. Le casting, incontestablement, présente toutes les apparences de l’ouverture. Les choix politiques du gouvernement – création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et institution d’un test Adn pour les immigrés candidats au regroupement familial, bouclier fiscal et défiscalisation des heures supplémentaires, entre autres – nettement moins. L’ouverture, une simple affaire de ressources humaines ?
Qui n’a pas sa commission?
Prolongement de la politique d’ouverture, la multiplication des commissions et des rapports commandés à des personnalités en vue ou à des membres désœuvrés de la majorité est presque vertigineuse, surtout pour un président qui regrette qu’on passe trop de temps, en France, à réfléchir. Peut-on même tenir à jour la liste exacte des commissions, leur composition, leur calendrier ? Et quel sera leur destin ? Le rapport d’Éric Besson sur la Tva sociale a enterré à la fin de l’été un sujet qui gênait la majorité. Le rapport Attali sur la croissance apparaît peu compatible avec les sujets de négociations du « Grenelle de l’environnement ». Les annonces de commission font-elles diversion quand un sujet commence à gêner ou auront-elles des effets politiques forts ? Pour prendre date, nous avons tenté de les répertorier : liste à coup sûr non exhaustive.
Octobre 2007
Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France, sous la responsabilité conjointe d’Alain Juppé et de Louis Schweitzer.
Mission de concertation sur l’organisation des relations entre producteurs et diffuseurs, confiée par Christine Albanel à David Kessler, directeur de France-Culture et à Dominique Richard, ancien député.
Mission sur l’adoption, confiée par N. Sarkozy et F. Fillon à Jean-Marie Colombani, ancien président du directoire du Monde.
Mission sur la dépénalisation du droit des affaires, confiée par Rachida Dati à Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la Cour d’appel de Paris.
Mission de réflexion et de proposition sur la première année de médecine, confiée par Valérie Pécresse à Jean-François Bach, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.
Livre blanc sur la fonction publique, commandé pour le printemps 2008 par André Santini, secrétaire d’État à la fonction publique. Avec notamment Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, Louis Schweitzer, Henri Proglio, président de Veolia environnement, Marcel Gauchet et Bernard Spitz.
Septembre 2007
Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale demandé à Jean-Claude Mallet, avec dans la commission notamment Nicolas Baverez, Danièle HervieuLéger, Thérèse Delpech, Bruno Racine…
Mission sur la régulation, confiée par Christine Lagarde à Marie-Anne FrisonRoche, professeur des universités.
Mission de réflexion sur l’application du droit de la concurrence dans le domaine du cinéma, confiée par Christine Lagarde et Christine Albanel à Anne Perrot, vice-présidente du Conseil de la concurrence, Jean-Pierre Leclerc, président de la Commission d’accès aux documents administratifs.
Mission sur les réformes nécessaires à une refondation de l’école maternelle, confiée par Xavier Darcos au linguiste Alain Bentolila.
Mission d’expertise pour un plan de relance du marché de l’art français, confiée par Christine Albanel à Martin Berthenod, commissaire de la Fiac.
Mission sur l’évolution du métier d’enseignant, confiée par Xavier Darcos à Marcel Pochard, avec Michel Rocard, Éric Maurin, Agnès Van Zanten, Antoine Compagnon, Philippe Manière… pour le printemps 2008.
Mission sur l’intégration des personnes aveugles et mal voyantes à la vie de la Cité demandée par Xavier Bertrand à Gilbert Montagné, chanteur non voyant.
Mission transversale sur le low-cost, confiée par Luc Chatel, secrétaire d’État à la consommation et au tourisme, à Charles Beigbeder, président-directeur général de Poweo.
Mission de réflexion sur le téléchargement illicite et le développement des offres légales d’œuvres musicales, audiovisuelles et cinématographiques, confiée par Christine Albanel et Christine Lagarde à Denis Olivennes, président de la Fnac.
Mission d’étude du partage des rôles entre l’État et les collectivités territoriales, confiée par F. Fillon au sénateur Alain Lambert.
Mission de réflexion sur la librairie indépendante, demandé à Antoine Gallimard par le ministère de la Culture et de la Communication.
Rapport sur la France et la mondialisation, demandé à Hubert Védrine.
Août 2007
Mission d’élaboration du plan Alzheimer, confiée par N. Sarkozy à Joël Menard, ancien directeur général de la santé.
Mission de réflexion sur l’amélioration de l’accès des Pme aux marchés publics, confiée par N. Sarkozy et F. Fillon à Lionel Stoleru, président du Conseil économique durable de Paris.
Mission d’étude et de propositions sur l’éducation artistique et culturelle, confiée par Xavier Darcos et Christine Albanel à Éric Gross, inspecteur de l’Éducation nationale.
Mission sur le rapprochement des missions, des structures et des modes de financement des institutions publiques spécialisées dans les questions de sécurité et de stratégie, confiée par N. Sarkozy et F. Fillon à Alain Bauer, président du conseil d’orientation de l’Observatoire national de la délinquance.
Juillet 2007
Mission sur l’avenir des métropoles urbaines, confiée par N. Sarkozy à Dominique Perben.
Juin 2007
Mission sur les freins à la croissance, confiée par N. Sarkozy et F. Fillon à Jacques Attali, entouré de 45 membres économistes, patrons, syndicalistes, représentants de la société civile.
Édouard Balladur préside la commission sur les institutions – comité de réfléxion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République. Membres : Jack Lang, Olivier Schrameck, Jean-Louis Bourlanges, Guy Carcassone, Jean-Claude Casanova, Olivier Duhamel, Pierre Mazeaud, Denis de Béchillon, Dominique Chagnollaud, Luc Ferry, Anne Levade, Bertrand Mathieu.
Mai 2007
Mission sur la stratégie globale à déployer en matière de francophonie, confiée par F. Fillon à Christian Philip, député du Rhône.
Mission de réflexion sur la modernisation du travail parlementaire, confiée par F. Fillon à François Copé.
Patrimoine français sur internet : Christine Albanel, ministre de la Culture, a demandé à Mats Carduner, président de Google France, de formuler des recommandations pour augmenter la visibilité du patrimoine culturel français sur l’Internet.
Mission sur l’aliénabilité des collections publiques demandée à Jacques Rigaud par Christine Albanel.
Les missions de l’hôpital : commission confiée à Gérard Larcher, composée de personnalités qualifiées, issues notamment de l’hospitalisation publique et privée qui devra préciser le rôle de l’hôpital dans la permanence des soins et les urgences.
- *.
Journaliste à Libération.