Santé mentale : quels choix politiques ? Entretien
Les discours politiques autour de la santé mentale ont eu tendance à se focaliser ces dernières années sur la « dangerosité » des fous, ce qui a eu un impact sur les élus locaux. Comment améliorer leur collaboration avec un secteur psychiatrique qui demeure, malgré la sectorisation, coupé du reste de la société, et manque ainsi de visibilité, donc de porte-parole politiques ?
Esprit – Vous avez remis en décembre 2013 un rapport d’information sur la santé mentale et l’avenir de la psychiatrie dans lequel vous remarquez qu’entre 2000 et 2009, quinze rapports publics ont été consacrés à la psychiatrie (Cour des comptes, Inspection des affaires sociales, Sénat, Direction générale de la santé…). Cette récurrence montre que si le sujet n’est pas négligé, il existe néanmoins une forte inertie des comportements. Comment comprendre cette inertie ? Y a-t-il un manque de volonté politique sur le sujet ?
Denys Robiliard – La volonté politique découle d’abord de la demande sociale. Mais celle-ci est diffuse et n’exprime pas un message uniforme. La question concrète qui se pose aux élus locaux, et qui suscite leur inquiétude, concerne la responsabilité des maires quand ils sont sollicités pour un arrêté d’hospitalisation contrainte, à charge pour eux d’en référer au préfet dans les vingt-quatre heures. Il peut y avoir un certain arbitraire dans cet usage et l’expression d’une montée de l’intolérance vis-à-vis des personnes dont le comportement n’est pas dans la norme sociale.
Mais la visibilité de la folie reste faible. La pratique des psychiatres, malgré le secteur, reste peu tournée vers l’extérieur. La politique de secteur cherche en principe une ouverture à la société, en rupture avec la coupure asilaire. Les hôpitaux psychiatriques sont tout de même souvent, parfois en raison d’implantations historiques, coupés du reste de la société. Symboliquement et géographiquement, l’hôpital psychiatrique reste périphérique, marginal. Pour sortir de l’hôpital et des pratiques psychiatriques, il faut une démarche délibérée. Les élus locaux peuvent jouer un rôle ici, avec ce que permettent les conseils locaux de santé mentale (Clsm) par exemple, qui sont des clés d’accès à des dispositifs de droit commun. Ce sont en effet les élus locaux qui gèrent les questions d’accès au logement, à des emplois protégés, aux équipements sportifs… Parce qu’ils ont la confiance des habitants, ils sont aussi d’excellents vecteurs de déstigmatisation.
Mais les élus ne sont-ils pas sensibles avant tout au thème de la « dangerosité » des malades mentaux ?
Inévitablement, dans la mesure où les préfets peuvent prendre des décisions d’hospitalisation sans consentement pour cause de trouble à l’ordre public (25 % des décisions), cela donne une dimension de sécurité publique au trouble mental. On a vu aussi des tentatives d’instrumentalisation politique du sujet : on pense bien sûr au discours de Nicolas Sarkozy du 2 décembre 2008 sur la « sécurisation » des hôpitaux, dit « discours d’Antony », qui a stigmatisé les soignants et les malades. Par la suite, la loi du 5 juillet 2011 sur les soins sans consentement a hérité de ce discours mais présente deux autres dimensions puisqu’elle impose un contrôle juridictionnel et affirme la nécessité de la continuité des soins. Néanmoins, il reste difficile de trancher entre la nécessité de protéger une personne contre elle-même et la liberté de chacun de nous de suivre des soins ou de ne pas les suivre. Le consentement au soin est nécessaire mais l’abstention ne doit pas revenir à une non-assistance à personne en danger. C’est toujours un équilibre fragile.
Les élus sont aussi concernés par l’intermédiaire du vote sur les dépenses de santé. Or les dépenses de santé mentale représentent 15 % du total des dépenses de santé. Pourtant, on a l’impression qu’on ne voit pas bien comment les maîtriser.
La particularité de la psychiatrie, c’est que les hôpitaux psychiatriques ne sont pas passés à la tarification à l’activité, qui est la règle générale à l’hôpital. Il y a de bonnes raisons à cela car l’accompagnement humain sur le long cours se prête mal à une tarification à l’acte. C’est la relation humaine qui est soignante ; comme dit un proverbe wolof : « L’homme est le remède de l’homme. » On peut certes identifier des moments de consultation, des médicaments, des éléments qu’on peut faire entrer dans une nomenclature du soin mais on ne peut pas trop normaliser le soin, d’autant plus qu’il existe des courants différents dans la psychiatrie (psychodynamique, génétique ou neurologique), avec des options souvent antagonistes sur les types de soin.
Les psychiatres de l’hôpital général se plaignent souvent de voir confisquée une part de leur budget pour d’autres services, qui ont des équipements lourds à financer, des promesses thérapeutiques en évolution, etc. Mais comme on a du mal à avoir des chiffres sur l’activité des secteurs psychiatriques, il est difficile de quantifier le phénomène, qui semble tout de même assez fréquent. Un système de tarification spécifique, la valorisation de l’activité psychiatrique (Vap), est censé se mettre en place pour entrer en vigueur en 2018 mais aucun travail n’est mené sur ce sujet. En quoi pourrait-il consister ? La dotation globale est un budget paresseux, sans incitation, sans évolution possible mais on n’est pas capable, actuellement, de formaliser ce qu’il faudrait développer. Quand on regarde le fonctionnement des cliniques privées, qui travaillent en partie en complémentarité avec l’hôpital public, on se dit que des progrès sont sans doute possibles.
L’originalité de l’organisation de la psychiatrie française vient de l’organisation dite du « secteur », qui favorise l’interaction entre différents acteurs sur une base territoriale.
Le secteur répond toujours à une nécessité. Le trouble mental est, en effet, une maladie chronique et il est important de ne pas couper le patient de son cadre de vie. Mais le secteur a aussi l’inconvénient d’être très hospitalo-centré, au sens où c’est la projection du chef de service à l’extérieur de l’hôpital. C’est la fonction publique hospitalière qui est à la manœuvre et l’articulation ne se fait pas toujours bien avec le médico-social, la médecine générale et le secteur privé. Dans la loi de santé de Marisol Touraine, des pistes sont explorées pour améliorer les échanges entre les intervenants. Elle pose le principe de lettres de liaison entre médecin de ville et établissement de santé. Cela peut concerner le lien nécessaire mais souvent négligé entre généraliste et psychiatre. C’est utile, même si on ne devrait pas avoir à écrire une telle recommandation dans une loi ; cela ne relève pas du législateur, cela devrait aller de soi.
La mise en place du « secteur » correspondait à une stratégie portée dès les années 1950 par des praticiens qui avaient mis en place des expérimentations, avant de convaincre le ministère d’en faire une politique générale. Peut-on identifier aujourd’hui des projets institutionnels portés par la profession ? Comment percevez-vous la stratégie des psychiatres vis-à-vis des pouvoirs publics ?
Les promoteurs de la recherche en génétique ont une stratégie bien identifiée, des relais médiatiques et politiques, une fondation militante (FondaMental), une bonne articulation avec la recherche universitaire. Mais, à côté de ce pôle, le monde de la psychiatrie apparaît particulièrement fragmenté. Les approches théoriques, tout d’abord, sont très éloignées les unes des autres. En termes institutionnels, ensuite, la profession est divisée en une multitude d’associations et de syndicats.
C’est un milieu qui réfléchit énormément, qui publie beaucoup, qui se réunit régulièrement. On y trouve à la fois une appétence à la discussion et une attitude réflexive. Mais, du fait de divisions apparemment irréconciliables, de nombreux débats sont bloqués. On l’a vu sur l’autisme par exemple. On voit encore ces divisions à propos de l’évaluation. La Haute Autorité de santé, forte de sa mission officielle et de son lien privilégié avec l’administration et les décideurs politiques, définit des bonnes pratiques sans accorder beaucoup de considération aux résistances qu’elle rencontre. Pour autant, je comprends mal qu’on s’oppose par principe à l’évaluation. On peut bien sûr discuter des formes, de la pertinence, de la portée des évaluations. Mais on parle quand même d’argent public, de personnes qui sont dans un lien de dépendance, de personnes qui sont soignées avec des substances qui ont des effets importants. Comme l’évaluation ne peut pas venir des patients, il est normal d’organiser le regard extérieur. La nature même des soins suppose d’ailleurs l’intervention de spécialistes. Et pour que l’évaluation soit objective, il faut des référentiels. On touche donc très rapidement la crainte de la profession de « normaliser » le soin.
Le débat de principe est donc très vif. Mais le plus étrange est que dans les services, les pratiques ne reflètent pas des partis pris insurmontables. On n’observe pas de grandes différences dans les prises en charge. Et la profession, comme le remarquait l’ancien Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, accepte bien le regard extérieur. J’en ai d’ailleurs moi-même fait l’expérience : j’ai toujours été bien reçu quand je préparais mon rapport et, depuis sa parution, je reçois de nombreuses invitations à débattre dans des cercles professionnels. Faut-il aller plus loin en intervenant à propos de l’isolement et de la contention dans les hôpitaux ? J’ai été frappé par le fait que tous les établissements ne recourent pas au même degré à la contention. En Suisse, elle est fortement encadrée par la législation fédérale. Comment expliquer ces variations d’un établissement à l’autre ? D’autre part, nous avons considéré dans la loi d’adaptation de la société au vieillissement que la limitation des possibilités de mouvement imposée aux personnes atteintes notamment de la maladie d’Alzheimer dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) justifiait une intervention du Défenseur des droits. Ce sont des questions ouvertes pour le moment mais sur lesquelles le législateur doit faire preuve de prudence.
Comment voyez-vous l’avenir de cette profession ? La difficulté de recrutement (un poste budgétaire sur cinq est vacant) semble indiquer une crise des vocations.
Parmi les spécialités médicales, la psychiatrie reste mal considérée. Le métier est moins rémunérateur que d’autres spécialités, il apporte peu de prestige, il nécessite peu de ces équipements lourds qui s’inaugurent en fanfare et mettent les médecins en relation avec les décideurs. En outre, la structure démographique est actuellement particulièrement défavorable. Dans les six ans qui viennent, 40 % des psychiatres seront en âge de partir à la retraite. Comment va-t-on s’organiser ? À travers la notion de pratique avancée, le projet de loi relatif à la santé permet d’augmenter le niveau de responsabilité des infirmiers qui peuvent se spécialiser. Mon idée est qu’on pourrait aussi s’appuyer sur les psychologues. Mais la plupart des professeurs des universités-praticiens hospitaliers (Pu-Ph) y sont très hostiles et les psychologues cliniciens eux-mêmes ne se définissent pas comme soignants alors qu’ils mènent des psychothérapies. Et la contrainte budgétaire est telle qu’il est difficile d’ouvrir le remboursement à une nouvelle profession.
Malgré ces difficultés, c’est un métier qui suscite toujours des vocations. Quand on rencontre de jeunes psychiatres, on est impressionné par leur passion, leur esprit militant. Je me souviens en particulier de visites dans des unités pour malades difficiles (Umd) où j’ai été frappé par la sérénité du personnel soignant, qui maîtrise ses méthodes et son savoir-faire. Même dans ces services réservés aux cas les plus difficiles, on fait l’expérience de la dimension proprement humaine du soin et cela reste une expérience qui attire de jeunes médecins et professionnels de santé.
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Denys Robiliard est député du Loir-et-Cher, auteur en décembre 2013 d’un rapport sur la santé mentale et l’avenir de la psychiatrie. Il a été président de la section française d’Amnesty International de 1998 à 2002.