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Pascal Praud, capture écran Youtube 2021
Pascal Praud, capture écran Youtube 2021
Dans le même numéro

L’âge de la polémique

Métamorphoses de l’espace du débat

La dérégulation de l’espace médiatique par les plateformes numériques promeut la confrontation stérile des opinions au détriment d’une véritable délibération démocratique. Plutôt que d’opter pour un repli conservateur, en opposant ces nouveaux espaces à des médias traditionnels supposément plus vertueux, une approche plus adéquate serait de miser sur leur plasticité en les transformant de l’intérieur.

Dans l’espace médiatique contemporain, les clameurs de l’arène semblent recouvrir les discussions de l’agora. La dérégulation de cet espace et ses effets d’amplification, liés aux dynamiques imposées par les plateformes « médiatisantes1 », consacrent le caractère conflictuel des échanges qui s’y déploient. Et la fonction de médiateur du débat public, autrefois dévolue aux journalistes, est désormais mise en concurrence dans un espace numérique où les rapports « démédiés2 » tendent à imposer leur norme et à s’affranchir d’une fonction de contre-pouvoir régulateur.

Il y a donc, sinon une urgence, au moins une nécessité à réinterroger la question du débat et de sa médiation. Dès lors qu’il y a confrontation de points de vue, le débat relève d’un échange de type polémico-contractuel3. Toute relation contractuelle vise, par ses dispositions, à limiter et encadrer la venue du désaccord et du conflit. C’est bien ce principe de coopération entre le polémique et le contractuel qui régit et met en scène les désaccords de principe, tout autant que la reconnaissance des convergences ponctuelles. Le débat se déploie entre les deux polarités des pratiques informationnelles : l’information factuelle (elle-même mise en débat) et la confrontation des opinions. Cette fonction médiatique de régulation du désaccord est essentielle au débat public, mais l’équilibre contractuel qui garantit sa qualité et son éthique se trouve fragilisé par la banalisation de la confrontation, favorisée par la norme des conversations numériques. Sous le régime de l’économie de l’attention, tout ce qui « fait débat » offre un potentiel de saillance et donc de visibilité exploitable. Le débat s’en trouve largement réduit à la dramatisation des postures, laissant en jachère le dialogue entre propositions raisonnées. Tendrait-il alors à se réduire à une forme au service du récit médiatique, structure d’accueil de la dramatisation et de la culture du clash ?

L’instrumentalisation ou le dévoiement du débat par la contamination polémique ne peuvent être entérinés comme de simples états de fait ou ne susciter qu’une résignation affligée. Ils doivent nous inviter à nous demander de quoi les formes actuelles du débat sont le signe.

Les fragments d’un discours haineux

C’est d’abord l’infrastructure médiatique elle-même qui produit aujourd’hui les mutations du débat. Ce dernier ne se laisse plus réduire à une mise en scène rapportée au cadre spatio-temporel du plateau télévisé, rituel de communion médiatique puissamment codifié4. Il migre et prolifère sous différentes modalités, franchissant les frontières poreuses d’environnements médiatiques hétérogènes ; il prend le caractère massif d’une dispute généralisée et non médiée. Saisir les transformations du débat suggère donc de considérer d’abord le niveau médiologique qui les encadre5.

Les médias classiques reposent sur un principe de distinction éditoriale entre des genres et des rôles journalistiques, soumis à des règles et des codes bien établis, qui sont ensuite surdéterminés par l’identité de la marque média qui les prend en charge. L’interview politique est ainsi un format bien distinct de celui de la chronique. Le débat n’échappe pas à la règle, les médias traditionnels en proposent une grammaire qui définit le rôle des protagonistes, la gestion des tours et des temps de parole par une instance de médiation journalistique, ainsi que le respect d’une éthique des échanges. En outre, les médias classiques construisent le débat comme une unité de sens : unité de lieu, de temps, d’acteurs et de sujet traité.

Les plateformes de l’industrie médiatisante, par le jeu des « re-médiations » qu’elles permettent, transforment en profondeur cet espace du débat et ses règles. La « re-médiation » désigne la manière dont un médium plus ancien subit des transformations quand ses fonctionnalités sont « reprises » par un médium plus récent, qui les modifie6. C’est précisément ce que produisent les plateformes médiatisantes. Sur un même fil d’actualité se côtoient sans distinction ni hiérarchie des bandes-annonces de films, des contenus sponsorisés d’influenceurs, des vidéos d’utilisateurs et des fragments de débat réduits à des clashs politiques7, etc. La circulation des contenus sur les plateformes défait les hiérarchies médiatiques. En outre, les plateformes ne produisent pas elles-mêmes de contenus éditoriaux ; elles « re-médient » les séquences sélectionnées par leur algorithme, qui sont produites ou mises en circulation par d’autres acteurs médiatiques. En amplifiant la circulation d’extraits hétérogènes, elles réduisent le débat à des fragments polémiques décontextualisés, mais susceptibles de générer de l’attention. L’économie de l’attention tend ainsi à rabattre le débat (« de fond », comme le rappelle l’expression courante) sur la forme polémique.

La circulation des contenus sur les plateformes défait les hiérarchies médiatiques.

C’est sans doute les individualités les plus transgressives qui émergent le plus facilement, de Papacito à Trump pour l’ancrage le plus réactionnaire, qui calquent à merveille leur rhétorique de l’invective sur la circulation fragmentaire et les boucles de « re-médiations ». Comme si l’extrême droite avait compris et investi plus vite cette nouvelle économie des médias pour en tirer avantage et lutter contre ce qu’elle voyait comme une mainmise de la gauche « bien pensante » sur les médias traditionnels.

C’est sans doute là la grande différence qui fait rupture entre médias médiatisés et médias médiatisants. Les premiers ont eu vocation à s’inscrire dans des formes d’enchaînement monologique (récit, discours) ou dialogiques (échange, débat). Les seconds se fondent sur la fragmentation (les fragments d’un discours haineux, pourrait-on dire) et la décontextualisation8. À l’articulation succède une forme d’agrégation, certes massive et immédiate, mais peu propice aux distinctions.

À côté d’une opposition trop simple entre médias « anciens », verticaux, institutionnalisés, plus propices à la raison, et médiations nouvelles, horizontales, désintermédiées, plus propices à l’expression des passions, il nous semble utile de mettre en regard des pratiques communicationnelles à la fois très anciennes, comme la conversation ordinaire, et très récentes, comme les réseaux. Elles sont toutes les deux centrées sur les individus ; elles s’inscrivent volontiers dans l’immédiateté ; elles ont à voir avec l’oralité. Pourtant, elles diffèrent aussi fondamentalement : la viralité et la publicité propres aux réseaux sociaux s’opposent au caractère clos et évanescent du régime conversationnel. Une part de la puissance des réseaux sociaux et de l’ampleur des dérives qu’ils suscitent tient aussi à l’organisation d’un dialogue généralisé, mais sans la régulation minimale que la co-présence entraîne dans la conversation.

L’autre tension concerne le sujet numérique, doté d’outils participatifs, qui ordonne imaginairement le monde autour de lui, et un dispositif de circulation de l’information largement dominé par les plateformes via les algorithmes et l’intelligence artificielle. La dissymétrie originelle des mass medias dessinait des places claires à chacun, proposant à la fois un espace collectif (télévisuel ou radiophonique) à vocation consensuelle et un espace du choix d’opinion (la presse), reflétant les options idéologiques des partis et des Églises pour ce qu’on nommait encore des « publics ». Les médiateurs jouaient un rôle déterminant, mais ils n’avançaient pas masqués, les publics étaient passifs dans l’espace médiatique, sauf par leurs choix, et l’enjeu central demeurait les contenus eux-mêmes, autour de la question de la liberté d’expression. Le dispositif médiatique actuel accorde plutôt à l’usager une position active (hyperchoix, circulation, production des contenus, évaluation permanente), mais le manipule largement. C’est pourquoi les solutions devront être à terme autant verticales (régulation d’espaces médiatisants considérés comme des biens communs, transparence des acteurs) qu’horizontales (capacité des usagers à garder la main sur leurs données personnelles et à s’emparer des calculs qui président à ce à quoi ils ont accès, pédagogie « civile » des interactions numériques).

Faux débat

Cependant, cette mise en crise des conditions du débat et de son espace n’est pas le seul fait des nouveaux médias. La polarisation idéologique croissante du champ médiatique global confère au débat une centralité trompeuse, car elle masque une nouvelle gestion du polémico-contractuel.

Dans les médias classiques notamment, des formats devenus référents de la scène médiatique s’affranchissent d’une certaine éthique du débat journalistique. Habermas définit l’éthique de la discussion comme un processus d’intercompréhension, dont les règles s’imposent aux participants, non par des conventions sans effet, mais comme des prérequis de nature à la fois pragmatique et transcendantale9. Ces règles établissent l’égalité de chances pour chaque participant dans l’accès à la discussion et à la possibilité de faire valoir ses arguments, et cela sans être entravé par des pressions internes ou externes à la discussion.

En détournant ces règles, certains formats médiatiques de grande audience donnent à voir un espace de débat qui popularise et institutionnalise le « faux débat ». L’Heure des pros, présentée par Pascal Praud sur CNews, est un représentant emblématique de cette transformation. La composante polémique s’y incarne dans les acteurs plus que dans les points de vue, en rassemblant des figures polémiques du champ politico- médiatique. Le contrat de l’émission repose sur un principe d’accord sur des désaccords explicites, créant l’illusion d’un espace de discussion presque apaisé. Les différents participants convergent en effet largement autour d’une rhétorique de la dénonciation de la politique du gouvernement, du laxisme régalien et de la perte d’autorité, autant que des errements de l’opposition de gauche et de la partialité idéologique des médias publics. Cependant, l’animateur installe une relation asymétrique à son profit : instance judicatrice, il décide de la validité et de la vérité des points de vue et des arguments et expose publiquement chaque participant à l’énoncé de son jugement. Le journaliste, garant de la pluralité des points de vue et de l’équilibre du débat, se transforme ainsi en acteur politique, propriétaire d’une tribune depuis laquelle il édicte des appréciations autant sur les responsables politiques que sur ses invités. Ce faux débat repose sur un artifice rhétorique qui transforme un point de vue en évidence, sous couvert d’un « parler vrai » qui en ferait la voix des Français et du bon sens. Dans ce coup de force discursif sont évacuées la primauté des arguments et la reconnaissance des acteurs.

L’émission Touche pas à mon poste, animée par Cyril Hanouna sur C8, offre une autre illustration de ce dévoiement du débat. En effet, des débats autour de sujets de société ou de questions politiques y sont traités selon les conventions du divertissement. L’animateur lance la question débattue à son parterre d’invités, divisé entre partisans d’un « non » et partisans d’un « oui », cédant ainsi à la mise en scène d’une dramatisation polémique. Très vite, l’espace de débat se transforme en arène et le tenant principal d’une position se retrouve isolé face à l’hostilité d’un groupe. On glisse ainsi vers la disqualification de personnes, à forte dominante émotionnelle. L’animateur vedette, quant à lui, tout en distribuant les tours de parole, rappelle sa position asymétrique par l’ascendant qu’il exerce sur ses invités et par sa proximité avec les puissants, régulièrement mentionnée.

Au fond, une sorte de continuité semble s’installer entre médias classiques et médias numériques, à travers le débat et son dévoiement. Par un effet de contagion et de mimétisme fréquent dans l’histoire des médias, on voit la dynamique polémique des médias sociaux s’infiltrer et influencer les cadres médiatiques traditionnels. Sous cet éclairage, l’émission de Pascal Praud constitue un effet de bulle informationnelle ; et le show télévisé d’Hanouna crée un accélérateur de clash.

Ce qui doit nous inquiéter n’est pas tant le poids du registre polémique, composante intrinsèque de l’échange, mais bien la confusion qui laisse le débat se dissoudre dans le spectacle agonistique. Par le jeu d’amplification et d’attention du champ médiatique, le risque est grand d’installer ces affrontements comme les nouvelles normes du débat. Si le champ numérique est disputé par tous, il semble bien que ce soient les idéologies les plus à droite qui s’emparent des médiations télévisuelles pour les tordre à leur usage, comme on l’a vu avec Fox News aux États-Unis.

Ces mutations en cours, et leurs conséquences sur la formation de l’opinion et la vie démocratique, imposent plus que jamais de réfléchir aux conditions de l’intégrité d’un espace médiatique de débat public. Car l’espace public de délibération donne le sentiment d’être en partie déréglé, de devenir un lieu de fragilité de la démocratie. La fonction journalistique moderne repose d’abord sur la convocation et la confrontation d’une pluralité de voix et sur l’engagement à faire entendre les voix du désaccord dans une impartialité « active », respectueuse d’autrui et des écarts constatés. Elle repose ensuite sur la gestion équitable des temps de parole et sur la cohérence argumentative, dans la mise à l’épreuve de son lien avec la factualité, qui ne peut elle-même s’exclure de l’échange dialectique. Cette forme d’impartialité engagée est le prix d’une éthique de la discussion qui, seule, permet l’existence d’un espace public démocratique.

Stratégies mixtes

L’arrivée d’un espace numérique partagé au niveau mondial a constitué, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, une utopie au regard d’une domination des mass medias, en particulier télévisuels, une utopie à la fois égalitaire et libertaire. Or, aujourd’hui, la tonalité générale est bien plutôt dystopique, faisant apparaître comme un âge d’or ce qui précéda l’irruption du Web et des réseaux sociaux.

Les médias hertziens, descendants, unidirectionnels, agrégeant des publics importants, financés à la fois par des acteurs publics et privés, régulés, qu’on critiquait parce que remettant entre quelques mains (journalistes, État, entreprises privées) le soin d’informer, paraissent aujourd’hui liés à un temps béni de la médiation et du professionnalisme, de la raison et d’une forme de partage collectif minimal. Les réseaux ne les ont pas abolis, mais sont devenus comme le cadre de leur réception et de leur interprétation. Cette utopie originelle qui paraît trahie était d’ailleurs associée à Internet comme infrastructure internationale plus qu’au Web, en particulier 2.0, cheval de Troie d’un bouleversement médiatique et politique inquiétant. Pourtant, cette opposition est sans doute un piège. Elle minore les inconvénients du système médiatique précédant en soulignant d’abord et justement les risques du dispositif tel qu’il a évolué : parcellisation, polarisation, accélération, crise de l’espace public. Mais surtout, elle oppose deux mondes qui sont aujourd’hui (im)parfaitement imbriqués. On oublie vite la vigueur de la critique du télévisuel, celle de la presse dès son avènement ou celle de la publicité de masse10. Si Twitter a à voir avec la prise du Capitole et le vacillement de la démocratie américaine, il faut garder à l’esprit la virulence et le poids de la presse antisémite, jamais très loin du coup d’État antirépublicain, en France à l’orée du xxe siècle.

Il faut donc favoriser de nouvelles collaborations entre le monde médiatisant et le monde médiatisé.

Il faut donc plutôt partir d’un monde médiatique hybride, où médias médiatisants et médias médiatisés sont condamnés à cohabiter, pour penser des stratégies de rééquilibrage susceptibles de redonner la main aux usagers comme aux médias classiques. Ces derniers ont vocation à assumer la responsabilité de leurs contenus et à souscrire au minimum à la contractualité constitutive de la démocratie, mais ils sont voués à se déployer dans cet espace numérique. Il ne faut pas, à ce titre, négliger leur courbe d’apprentissage, qu’ils soient publics ou privés : ils ont compris qu’ils devaient faire avec un monde numérique pourtant initialement conçu hors d’eux, voire contre eux, avec la gratuité des contenus, l’immédiation érigée en principe et la captation massive d’une offre publicitaire confondue avec l’éditorial.

En effet, la seule dénonciation du monde médiatique médiatisant par le monde médiatique médiatisé ne suffira pas, pour des raisons liées au rapport de force entre les deux et à l’irréversibilité de la disparition progressive des supports qui les fondaient : papier imprimé ou réseaux hertziens en concession. Les acteurs du livre, de la presse ou du broadcast, les tenants de la raison et de la concorde civile qu’elle doit produire, s’époumoneront sans doute sans beaucoup d’efficacité face à la numérisation de l’espace public. C’est davantage du côté des stratégies mixtes que se trouvent les véritables solutions. Samuel Étienne, issu du journalisme classique, parvient à s’emparer de Twitch pour faire de l’information dans un format de streaming emprunté au départ à l’univers du jeu ! On notera aussi la capacité d’une marque comme Arte à se déployer sur YouTube, en produisant des contenus ad hoc, ou encore les stratégies de plateforme de plus en plus appuyées des grands médias publics, avec l’explosion du format long que constitue le podcast et de marques conçues comme des médias hybrides dès le départ (France Info). Ce sont autant de pistes pour faire bouger la question de l’information dans le monde numérique.

Il ne faut pas non plus négliger tout un pan des réseaux sociaux et des technologies qui est directement au service de l’espace public. L’encyclopédie vivante, évolutive et dynamique que constitue Wikipédia, les outils de consultation publique en ligne, qui recueillent et agrègent l’opinion exprimée qualitativement, des civic tech qui permettent à la société civile de s’organiser (forums, communautés en ligne, plateformes d’échange), des outils de mobilisation, de réflexion et de partage d’expérience existent et innervent l’espace public.

Aujourd’hui, l’espace réticulaire numérique se donne comme un vaste champ très peu organisé, si ce n’est par les thématiques exprimées en mots-dièse. Le développement de l’intelligence artificielle et du traitement du langage naturel devrait doter les acteurs d’outils de synthèse aptes à cartographier cet espace pour pouvoir s’y repérer et s’y orienter. Dans l’espace des dialogues numérisés massifs, il faudrait idéalement doter chaque acteur d’outils de personnalisation et de compréhension des données et des réseaux, qui leur permettent d’échapper à la manipulation par des choix et des paramétrages conscients. Mais il faudrait aussi les doter d’outils d’organisation et de visualisation afin qu’ils puissent appréhender l’espace public dans son ensemble et sa complexité, et pas seulement quelques émergences à haute température. Le territoire des échanges numériques n’a pas encore sa carte.


Le monde médiatisant a déjà gagné, mais cette victoire est temporaire. L’espace public qu’il continue à construire n’est pas satisfaisant. Mais nul retour en arrière n’est possible et la position purement conservatrice est une aporie. Il faut au contraire s’appuyer sur certaines potentialités propres aux réseaux, pour mettre les médias numériques au service du débat et de l’émancipation. Car ce monde médiatisant n’est pas gravé dans le silicium et évolue rapidement, comme en témoigne la disparition brutale de certains grands acteurs, dominants il y a dix ans, tels que Yahoo. Les réseaux sociaux se succèdent les uns aux autres mais se transforment aussi, à l’image de l’expertise des usagers et de l’exigence des citoyens. La crise de confiance globale peut se résoudre, non par le retour à des instances médiatiques transcendantes, mais plutôt par un nouveau contrat d’hybridité. Quatre types d’acteurs jouent un rôle central dans cette transformation : les usagers eux-mêmes, qui doivent transformer un empowerment apparent en véritable responsabilité éditoriale, un peu comme on apprend, dans l’espace public ordinaire, à faire une place à l’autre ; les médias classiques, qui ne survivront qu’en apprivoisant les réseaux, mais qui doivent aussi contribuer à les civiliser ; les instances régulatrices légitimes, nationales et supranationales, qui doivent imposer leurs exigences aux plateformes réticulaires ; enfin, lesdites plateformes elles-mêmes, qui doivent intégrer la dimension de bien commun des réseaux qu’elles développent.

  • 1. Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014. Le penseur critique de la communication établit la distinction entre les industries médiatiques, qui vendent des médiations de qualité, fondées sur le travail et l’autorité éditoriaux, et les industries médiatisantes, incarnées par les plateformes, qui fournissent aux individus les moyens d’entrer en contact avec les autres et qui captent leurs productions, sans produire de valeur ajoutée éditoriale ni d’œuvres significatives.
  • 2. Dans La Fin de la télévision (Seuil, 2006), Jean-Louis Missika définit la « démédiation » comme la perte des fonctions de médiation de la télévision, que se sont appropriées une multitude d’autres acteurs, des plateformes de blogs à YouTube.
  • 3. C’est la théorie sémiotique qui a mis en lumière l’importance de la structure polémico-contractuelle régissant l’ensemble des échanges sociaux. Voir Algirdas-Julien Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage [1979], Paris, Hachette, 1993, p. 284.
  • 4. Voir Patrick Amey, « Mise en scène des débats télévisés : vers une (socio)sémiopolitique des plateaux de télévision », Questions de communication, no 11, 2007, p. 239-255.
  • 5. Rappelons que la médiologie est ce courant intellectuel et transdisciplinaire, fondé par le philosophe Régis Debray, qui étudie le rôle des dispositifs techniques et matériels du médium dans la production des effets symboliques. Voir Daniel Bougnoux et Sylvie Bourdin, « L’éclairage médiologique pour penser les organisations », Communication et organisation [en ligne], no 19, 2001.
  • 6. Voir Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge, The MIT Press, 1998.
  • 7. Voir Jean-Louis Missika, « Les métamorphoses de l’information » [en ligne], Terra Nova, 12 octobre 2021.
  • 8. Voir Éric Bertin et Jean-Maxence Granier, « La société de l’évaluation : nouveaux enjeux de l’âge numérique », Communication et langages, no 184, 2015, p. 121-146.
  • 9. Voir Jürgen Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. par Christian Bouchindhomme, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 108-109.
  • 10. Voir, par exemple, Honoré de Balzac, Illusions perdues [1837-1843], éd. Jacques Noiray, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2013 ; Karl Popper et John Condry, La Télévision, un danger pour la démocratie, trad. par Claude Orsini, introduction de Giancarlo Bosetti, avec un essai de Jean Baudoin, Paris, Anatolia, 1995 ; et Jean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes, ses structures [1970], préface de Jacob Peter Mayer, Paris, Gallimard, 1986.

Éric Bertin

Sémioticien, chercheur associé au Centre de recherches sémiotiques de l’université de Limoges, chargé de cours à Sciences Po, il a notamment dirigé, avec Driss Ablali, Sociabilités numériques (Academia, 2020).

Jean-Maxence Granier

Agrégé de lettres, linguiste et sémioticien de formation, il a fondé le cabinet d'études et de conseil Think-Out spécialisé dans l'analyse des médias et des marques. Il s'intéresse à des questions comme la laïcité,  le numérique, les  psychotropes, la démocratie participative ou encore l'anthropocène. Il préside l'association Autosupport des usagers de drogues. …

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.