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Dans le même numéro

Position: Vert et brun, jusqu'où ira le périurbain ?

juin 2012

#Divers

L’acte d’accusation est dressé sans faiblir, des journaux gratuits au Collège de France :

Le logement individuel est le premier responsable de la perte d’espaces naturels […], les terres agricoles sont les principales impactées. Pourtant, ce phénomène semble correspondre au schéma de vie idéal des Français, qui plébiscitent largement la maison individuelle, et la périphérie ou la campagne plutôt que la ville1.

Ce n’est pas tout. « Dans les pavillons, où séduit Marine [Le Pen]2 »,

choix de mode de vie et refus de voisinage se conjuguent. Ces travailleurs blancs ont emmené avec eux leur vote FN, contaminant la culture locale… Attention au retour des Chemises vertes3.

Bourdieu, en son temps, avait choisi la compassion condescendante, du reste sans enquête sérieuse :

Le petit-bourgeois [acheteur d’un pavillon] conspire à son propre malheur, en s’engageant dans des choix trop grands pour lui. […] Il passera ainsi toute une vie à s’efforcer de justifier […] les achats ratés, les démarches malheureuses, les contrats léonins4.

Je ne cite que l’écrit, l’audiovisuel n’est pas en reste5.

Je n’habite pas un pavillon, je ne vote pas FN, je n’ai pas vocation d’avocat. Tout de même : ces pavillons, dans une définition restrictive, représentent au moins 20 % du parc de résidences principales en France6, et une plus forte part de la population (puisque dans une maison le ménage moyen est relativement nombreux). Ça augmente : autour de 40 % de la construction de logements neufs. Si donc leurs votes (s’ajoutant à d’autres) avaient été si unanimes, Mme Le Pen serait arrivée largement en tête au premier tour de l’élection présidentielle. Un phénomène de masse mériterait instruction avant jugement, sauf à tomber dans le genre d’approximation qui est justement reproché au mouvement politique précité.

Les rapports entre urbanisme, modes de vie et vote sont tout sauf simples, partout. La parole est abandonnée aux sondeurs. En attendant de nouveaux développements de l’analyse électorale, un peu d’information, ici volontairement lapidaire, sur le territoire et son économie ne peut pas faire de mal au débat politique.

Dissémination urbaine et consommation de terrains

Nos villes s’étendent bien plus que proportionnellement à la croissance de leur population. Qualitativement, je vous laisse juge. Quantitativement, en ce qui concerne notre pays, je ne conteste pas qu’il y a du souci à se faire, mais de nombreux points restent mystérieux.

Plusieurs séries statistiques nationales se disputent l’information (Teruti, Safer, Rgp Insee, Sit@del2), plus des inventaires régionaux, avec des résultats très variés. Le résultat le plus alarmiste (Teruti, plus de 60 000 hectares artificialisés par an, un département tous les dix ans !) est constamment cité. Or, par exemple, les statistiques de la construction, exploitées exhaustivement, attribuent environ 10 000 hectares par an aux pavillons, jardins inclus. Où passe le reste ? Sous les infrastructures, les centres commerciaux, les activités et les arrière-cours de la ville (logistique, entrepôts, traitement des déchets, etc.)… et les biais des sources et des significations, ce dont les statisticiens conviennent les premiers. Autrement dit, le périurbain croît bien moins à cause de ses propres habitants que par la poussée interne et générale de l’aire urbaine. Vous prenez l’avion ? L’aéroport est vaste comme une ville, et les passagers ne viennent guère des lotissements (les chiffres existent).

L’affaire s’aggrave puisque l’épidémie est internationale7 : suburbia, Zwischenstadt, rurbanisation, périurbanisation, ville diffuse… Mieux vaudrait d’ailleurs parler de dissémination que d’étalement. Il faut croire que les moteurs du mouvement sont puissants. Ce qui semble propre à la France, c’est l’abondance des condamnations morales qui l’accompagnent, donc la relative rareté des analyses documentées, donc la faiblesse des propositions techniques et politiques. Car depuis quarante ans, le pavillon reste coupable d’une insubordination originelle imprescriptible, sa construction s’étant développée contre un urbanisme d’État (le grand ensemble et la Zup, pour parler vite). Exactement ce qui fait parler, au contraire, d’urbanisme démocratique à beaucoup de spécialistes américains ou britanniques, en considérant les capacités d’initiatives laissées aux particuliers dans la suburbia.

Le coût de l’immobilier, cause première

Observons que les grandes entreprises du bâtiment, les promoteurs, les grandes sociétés d’investissement immobilier sont peu présents dans le périurbain8, et donc peu en état de dominer l’offre, encore moins la demande. Dans la majorité des agglomérations françaises, une maison neuve dite d’« entrée de gamme » coûte nettement moins cher au mètre carré habitable qu’un appartement, et donne un jardin en plus. Disons 30 % de moins pour fixer les idées, avec naturellement beaucoup de variations. Le même écart se retrouve dans le logement d’« occasion ». Or une maison paye beaucoup plus cher son terrain qu’un appartement, même quand celui-ci est mieux placé dans l’agglomération.

Ainsi le pavillon n’est pas une conséquence du marché foncier. À qualité égale, il est moins coûteux à construire, sans ascenseur, ni hall d’immeuble, ni stationnement en ouvrage. Et surtout, il économise le promoteur et sa marge brute. Il serait peut-être possible de remédier à cette situation, encore faudrait-il l’examiner.

Un peuple hors des villes

Il est tenu que les rurbains veulent « fuir les villes ». Au début, dans les années 1970, ce n’était pas le cas, et j’en suis certain pour avoir conduit des enquêtes à cette époque, avec le leitmotiv suivant : « J’ai dû m’éloigner pour avoir ma maison. » Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les quartiers de nos villes se sont brutalement spécialisés, comme le montrent le recensement de la population, l’état du parc de logements, les fractures du marché immobilier, les enquêtes de déplacement. Le cœur historique abrite toujours les gens qui comptent (avec des prix en conséquence), plus une population flottante et diverse (jeunes instruits, ou pauvres) dans des logements locatifs (sociaux ou pas), plus les emplois les mieux qualifiés (et les musées, salles de spectacles, bistrots accueillants, transports en commun efficaces, médias présents et concernés, bureaux de tabac ouverts le dimanche, etc.). Plus loin viennent des noyaux banlieusards encore denses, très hétérogènes. Enfin la périphérie, de loin majoritaire dans le territoire urbanisé, vaut pour l’accession à la propriété, les familles avec enfants, les emplois moins qualifiés, et les usages encombrants évoqués plus haut. Ces distributions sociales et fonctionnelles sont cyniquement complémentaires.

On conçoit donc que nombre d’habitants mentionnent leur pavillon comme un rêve abouti, mais sous forte contrainte. On comprend aussi qu’il n’y aura pas de retour vers un modèle daté : la ville d’avant-guerre, avec ses équilibres (supposés) merveilleux et son animation. La majorité de nos concitoyens est désormais exclue de ce cercle enchanté. C’est trop cher et il n’y a plus de place, beaucoup en ont sans doute pris leur parti. À l’intérieur du cercle, un peu de compréhension serait utile : gémissons à l’unisson sur la disparition des librairies dans le Quartier latin ; gardons quand même une pensée pour des lieux où la notion même de librairie est inimaginable, et où l’acquisition d’un livre exige un long déplacement ou une connexion à l’internet.

Pour une politique périurbaine

Les maisons en accession auraient très bien pu prendre place dans un aménagement citadin. Les exemples historiques ne manquent pas, ni les cités-jardins récentes, ni les modèles étrangers. Même aux États-Unis, où la suburbia est la ville depuis longtemps, on observe, surtout dans les dernières décennies, des reconstitutions volontaires et réussies de rues marchandes, de centres-bourgs et de polarités. Un peu partout en Europe, l’offre immobilière se diversifie, pour tenir compte des nouvelles configurations familiales, de nouveaux rapports habitat/emploi, de participations d’habitants et d’entreprises à leur future implantation. Autant de pratiques qui rompent, au moins à titre expérimental, avec les programmes fonctionnels et autoritaires de nos projets urbains, et avec la sacro-sainte densité célébrée de tous côtés.

Le pétrole et l’augmentation prévisible de son prix se voient souvent confier le rôle de l’épée de justice, qui punira le périurbain, et ramènera à la raison ses habitants. À la raison peut-être, mais dans quels logements ? Si on regarde de près les enquêtes de déplacement, on peut tout au plus espérer, si j’ose dire, la déstabilisation de certaines familles et de leur modeste patrimoine. En revanche le périurbain, même sous la forme chaotique qu’il adopte en France, reste un territoire flexible, capable d’évolution et de réaménagement. Un premier acte serait de lui accorder une gouvernance. L’urbanisme mené par des communes trop petites aboutit à des réalisations pauvres, de même qu’il éloigne les périurbains des centres métropolitains de décisions. Il n’y a pas d’équité des budgets et des attentions publiques dans nos aires urbaines. C’est pourquoi il est mensonger de dire que le suburbain est coûteux, et très normal de constater des frustrations chez les exilés.

C’est un sujet sérieux, un motif de changement des circuits financiers, du droit, des projets, des participations. Pas seulement en matière de constructions neuves, mais aussi de traitement du paysage et de l’espace public, des services de proximité, des moyens de déplacement. Exactement le contraire de la démarche expéditive et simplificatrice adoptée pour la loi du 30 mars dernier, majorant de 30 % la constructibilité des terrains à bâtir. Car à supposer qu’elle n’engendre pas d’inextricables contradictions juridiques, elle va d’abord majorer les coûts fonciers, probablement ralentir les constructions, et rejeter encore plus loin les candidats à l’accession.

  • *.

    Consultant urbaniste. Il a publié plusieurs ouvrages et articles concernant le périurbain, depuis la Rurbanisation ou la Ville éparpillée (avec Gérard Bauer), Paris, Le Seuil, 1976, jusqu’à Des villes sans politique. Étalement urbain, crise sociale et projet, Nantes, Gulf Stream Éditeur, 2006.

  • 1.

    20minutes.com, 6 septembre 2011.

  • 2.

    Le Monde, 29 février 2012.

  • 3.

    Jean Viard, Libération, 2 mai 2012.

  • 4.

    Pierre Bourdieu, les Structures sociales de l’économie, Paris, Le Seuil, 2000.

  • 5.

    Il existe une littérature plus élaborée, y compris dans Esprit : Marie-Christine Jaillet, « L’espace périurbain : un univers pour les classes moyennes », mars-avril 2004 ; Philippe Estèbe, « Quel avenir pour les périphéries urbaines ? », mars-avril 2004 ; voir aussi le numéro de janvier 2012, « Le logement au cœur de la crise ».

  • 6.

    Je retiens seulement les maisons que les statistiques de la construction appellent « individuel pur » : construites depuis la fin des années 1960, c’est-à-dire depuis l’apparition progressive des prêts d’accession à la propriété, sur des parcelles indépendantes, par des particuliers faisant appel à un constructeur (sans promoteur). Noter qu’une minorité seulement est en lotissement, et que bien d’autres logements (plus anciens, autrement financés) pourraient être englobés dans le terme de pavillonnaire.

  • 7.

    J’en profite pour mentionner les difficultés que présentent les comparaisons internationales, à cause d’innombrables variations dans les modes et statuts d’habitat, les découpages territoriaux, le droit des sols, la chaîne de production immobilière.

  • 8.

    C’est aisé à prouver, quoique un peu long. C’est donc à tort, une fois n’est pas coutume, que le gros capital est en l’espèce soupçonné de complot.