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Dans le même numéro

Pour en finir avec le périurbain

La ville est sortie de ses murs, et, plutôt que de stigmatiser tel ou tel comportement ou d’essayer de définir un espace « périurbain » toujours débordant, il vaudrait bien mieux comprendre comment l’urbain réinvente les campagnes elles-mêmes, reconnaître qu’il n’y aura pas de retour à la ville, et qu’il faut donc réapprendre l’aménagement du territoire.

En 1938 est paru aux États-Unis un long article de Louis Wirth, « Le phénomène urbain comme mode de vie1 » qui, très résumé, disait à peu près ceci : les seuils de dimension et de densité adoptés pour définir les limites des villes sont arbitraires, d’autant qu’ils diffèrent selon qu’on considère les vies diurnes et nocturnes des migrants alternants ; inversement, une famille munie d’une maison, d’un téléphone et d’une voiture peut être parfaitement urbaine en matière de vie collective, communication et consommation. N’en déplaise aux limites administratives existantes. On voit ce que ces observations gardent d’actualité, avec les nouvelles technologies de communication.

Wirth rassemblait des observations bien antérieures sur une suburbia2 faite de formations urbaines à faible densité. Comme les voiries et réseaux campagnards outre-Atlantique étaient très lâches, les nouvelles organisations relevaient tout de même d’opérations d’aménagement planifiées, le plus souvent en continuité avec les précédentes (urban sprawl, étalement urbain), d’autres délibérément séparées, mais alors plus ambitieuses : l’histoire américaine des cités-jardins commence ainsi dès la seconde moitié du xixe siècle3. À l’est du pays, on pouvait encore confondre le phénomène avec des banlieues d’un centre historique préexistant. Ailleurs, la suburbia faisait la consistance même des villes, au point qu’il a fallu plus tard, dans la seconde moitié du xxe siècle, synthétiser des downtowns pour éviter, par exemple, que des visiteurs puissent traverser San Diego, c’est-à-dire une agglomération de plus de deux millions d’habitants… sans s’en rendre compte.

L’Europe n’est pas exempte des mêmes évolutions. Elle n’a d’ailleurs pas été en retard, puisque des quartiers anglais décentrés, plus ou moins planifiés, sont apparus en grande quantité avec la première industrialisation et le chemin de fer. Seulement, au lieu de conquérir un territoire vierge, les suburbia européennes se sont disséminées, non sans conflits avec des organisations rurales plus anciennes.

En simplifiant à l’excès : nos villes furent autrefois servantes de l’économie et de la société agricoles, pour des fonctions administratives et commerciales. Le Tableau économique de François Quesnay (1758), ancêtre de la comptabilité nationale, regroupait la population urbaine et ses activités sous la dénomination peu indulgente de « classes stériles ». Or, non seulement les rapports de prééminence se sont inversés, mais c’est le rural tout entier qui vient à manquer.

Un vocabulaire international abondant (suburbanisation, périurbanisation, périphéries, rurbanisation, alter urbain, etc.), mais imprécis, essaie désormais d’embrasser à la fois l’urbanisation sociale galopante, la prolifération et la persistance de formes d’occupation du sol peu denses et discontinues et le débordement permanent des organisations politiques par les constructions et la croissance démographique. Autrement dit, les mêmes termes peuvent rendre compte de faibles densités d’habitat et d’emploi, de discontinuités territoriales, de production immobilière, d’outils de planification et de pratiques quotidiennes. Si le territoire concerné est en continuité avec de grandes villes, il participe d’un développement métropolitain. Mais si l’existence même de ces phénomènes est à la fois niée et dénoncée, comme c’est le cas en France, il s’ensuit que la discussion est confuse.

Je ne m’aventure pas dans des querelles de mots. Assurément, une vue planétaire de ces phénomènes s’impose, mais les comparaisons internationales chiffrées, même simplement européennes, butent sur une grande hétérogénéité des circonscriptions et des dénominations : dans bien des cas, il faut se fier à ce qu’on voit à l’œil nu. On gagne donc en clarté en acceptant d’entrer dans l’histoire, le droit et les institutions de chaque pays, en l’occurrence du nôtre.

Tous urbains

Pour le recensement de 1954, l’Insee a proposé une définition du milieu rural, appliquée rétroactivement sur les recensements antérieurs, et toujours en vigueur depuis : les communes dont l’agglomération principale est inférieure à 2 000 habitants. Ce tracé de frontière (qui évolue sans cesse) était inspiré par des recommandations internationales, mais il était aussi facilité par la miniaturisation des communes françaises. Faute d’une carte administrative aussi minutieuse, nos voisins européens l’ont assorti de seuils différents, du moins ceux d’entre eux qui ont gardé cette distinction statistique.

De la sorte, en 1946, le rural (alors 19 millions d’habitants) hébergeait 47% de la population de France métropolitaine, ce qui recoupait les 7, 5 millions d’actifs agricoles et leur famille, plus des artisans et commerçants de villages. C’était encore la réalité vivante d’une société paysanne, avec ce qu’elle contenait de particularismes locaux, de travail familial, de troc et d’autoconsommation.

Puis, en moins de trente ans, la population active agricole a été divisée par quatre. Une porosité est apparue entre urbain et rural, visible dans les mouvements migratoires, la nature des emplois et les modes de vie. L’Insee a donc inventé en 1975 les Zones de peuplement industriel et urbain (Zpiu)… et les a abandonnées en 1990, parce que la population était devenue de moins en moins industrielle, mais urbaine (non agricole) dans la proportion de 97 %. Quant aux paysans comme classe sociale originale, leur disparition était concomitamment annoncée par les intéressés eux-mêmes et les sciences sociales4 : ils étaient devenus exploitants agricoles. Depuis, l’Insee s’inspire plutôt des flux de déplacements pour mesurer une intensité urbaine.

Quel que soit le sentiment qu’on a de ces changements, il conviendrait d’en donner acte : nous sommes tous urbains. La Confédération paysanne, dont José Bové fut longtemps porte-parole, n’est rien d’autre qu’un syndicat de petits producteurs soucieux d’écologie et de rentabilité décente. Les paniers des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) conduisent des légumes bio jusqu’au cœur des grandes villes. Ces organisations ne sont en rien des résurgences d’anciennes pratiques.

L’urbanisation sociale se vautre donc librement dans le territoire. C’est un constat. Un progrès ? Développement durable et lutte contre l’étalement urbain sont désormais rituellement associés dans le discours officiel et même dans la loi5. Mais cette proscription de « l’étalement » ignore à la fois une situation acquise (l’urbain généralisé) et le caractère résolument disséminé des constructions et des équipements.

L’enjeu de la politique urbaine est de s’approprier cet espace élargi, sans hésiter à y inclure l’agriculture et les espaces naturels, qui participent du même ensemble de fonctions, des mêmes aires de communication, des mêmes modes de consommation, de la même économie globalisée. La ville est sortie de ses murs, cela oblige en particulier à considérer la notion de consommation de terrain avec plus de flegme qu’il n’est d’usage, plus d’ambition aussi. Les données les plus alarmistes sont les plus couramment citées pour la France métropolitaine : 79 000 hectares « artificialisés » par an (2006-2010), plus d’un département tous les dix ans6 ! Mais il faut entendre que la moitié environ de cette consommation apparente est faite de sols « revêtus ou stabilisés », c’est-à-dire principalement consacrées aux réseaux de circulation (route, fer, air), stationnement compris, et le quart de terrains « enherbés » (jardins). C’est l’ensemble qu’il faut considérer, avant de criminaliser telle ou telle pratique. Décrire avec sérieux n’est pas tout approuver.

Décrire le chaos

Le périurbain a mauvaise presse, chez les universitaires, parmi les professions de l’urbanisme, et même dans les médias grand public. Mais c’est un périurbain réduit à des objets emblématiques. Par exemple, sous un titre parlant, « Comment la France est devenue moche », Télérama publiait le 13 février 2010 une enquête de Xavier de Jarcy et Vincent Rémy, amplement illustrée. Bien des réalisations neuves et visibles, et des plus citadines, auraient pu participer de ce constat, mais l’article ne mentionnait que le commerce périphérique et le « rêve pavillonnaire ». Il dénonçait un mode de développement « suintant l’ennui » et « seriné, depuis Valéry Giscard d’Estaing, par tous les gouvernements ». Et se concluait, comme il est d’usage, par l’annonce d’une faillite proche, grâce, si j’ose dire, à l’augmentation du prix du pétrole et à la réduction obligée des déplacements automobiles. L’acte d’accusation s’est encore enrichi récemment, lors des dernières élections présidentielles et législatives, puisque les pavillons ont été soupçonnés de voter Front national7.

Il est certain que l’aménagement du périurbain français est indigne, et que le territoire ainsi façonné est chaotique. Je déplore comme d’autres les trop faibles efforts de conception et de réalisation consentis pour les périphéries. Tout de même, il ne faudrait pas que les critiques transpirent trop visiblement la haine du peuple, convaincu de mauvais goût et d’exercice irresponsable de ses libertés. Ni qu’elles tournent en boucle : les arguments de Télérama étaient déjà entendus il y a quarante ans, à ceci près que leurs cibles étaient encore, en France, à l’état naissant. Ni que le périurbain serve de bouc émissaire aux impuissances des politiques publiques, devant la crise économique et sociale qui nous frappe.

Il y a quelques semaines a eu lieu un colloque important : « Les mobilités durables dans le périurbain, est-ce possible ?8 » La question n’était pas nouvelle. La forme interrogative elle-même entretenait l’espoir d’oublier le phénomène comme un mauvais rêve. Les intervenants étaient principalement des universitaires. Les acteurs du territoire (élus, opérateurs immobiliers, urbanistes) étaient rares dans la salle. Néanmoins, il m’a semblé qu’un consensus nouveau émergeait sur le caractère inévitable des formations urbaines peu denses et discontinues, et sur l’attention qu’elles justifient. Faisons rapidement un état des lieux, en reprenant la « nomenclature Télérama ».

Le commerce en arrière-cour

Il convient de préciser : les centres commerciaux sont implantés en périphérie, mais pas spécialement destiné aux périphéries. Dans les agglomérations françaises, tout le monde, centre-ville compris, fréquente les hypermarchés (invention nationale) et les galeries marchandes attenantes. Peut-être à l’exception notable des Parisiens intrapériphériques, puisque les grandes surfaces ont été proscrites dans la ville, et que le périurbain en est vraiment lointain. Je ne m’étendrai pas sur la guerre pleine d’hypocrisie que se livrent depuis de longues décennies défenseurs du petit commerce et grandes centrales d’achat. Les gens du terrain savent que les autorisations d’implantation ont été difficiles à obtenir, mais que la réglementation complexe a beaucoup incité à la corruption, celle-ci impliquant élus, administrations et commissions ad hoc. Le moins qu’on puisse dire est que cette dérive n’a pas favorisé l’émergence d’un urbanisme commercial soigné. On peut même affirmer, preuves à l’appui, que les aspects qualitatifs des implantations ont été froidement ignorés, et qu’ainsi a été rompu le voisinage historique de la boutique et des logements.

Nous savons d’autre part que les surfaces commerciales ont globalement atteint un pic, dans les conditions actuelles de consommation. Il existe des surcapacités de vente dans les surfaces de magasin existantes, cette observation générale méritant naturellement des corrections locales. En gros, les créations ici impliquent des fermetures ailleurs. De plus, les modèles de grandes surfaces généralistes sont en crise, comme l’indiquent les multiples signaux d’alerte lancés par les groupes de distribution. Ce qui s’impose désormais, c’est donc de créer des magasins plus proches, plus diversifiés, mieux implantés dans le tissu urbain9. Mais c’est aussi de traiter le déclin de zones commerciales existantes10, sans trop s’attarder sur les déplorables conditions de leur naissance.

Élargissons la vue. Le commerce périphérique, avec ses bâtiments négligés, ses enseignes disparates, ses parkings envahissants, s’est trouvé relégué dans les arrière-cours de la ville, au même titre que la logistique, les stations d’autoroutes, les traitements de déchets… et les zones d’activités, seules capables d’accueillir l’industrie dont on nous dit tant de bien. S’agissant de fonctions aussi indispensables, ce n’est pas le périurbain qui est en cause dans ces décors chaotiques, mais l’absence d’une politique périurbaine capable d’organiser les implantations et leurs évolutions. Il va falloir y mettre des moyens importants, parce que les entreprises, comme les employés et les clients, ont besoin d’un cadre plus accueillant ; et aussi parce que les zones de déshérence se multiplient. Il faut les rénover, d’autant qu’elles sont parfois situées à l’emplacement de nouveaux projets urbains. Or tous ces terrains, même en friche, sont fortement appropriés par des propriétaires aux aguets, publics comme privés. La négociation sera dure.

Le pavillon

C’est ce qu’on appelle une maison, dans des milieux sociaux élevés. C’est aussi le plus souvent un mode de production : le propriétaire d’une parcelle à bâtir « fait construire » par une entreprise. Tordons le cou à des lieux communs. Il n’y a guère de promoteurs dans les zones pavillonnaires. Il n’y a pas non plus beaucoup de lotissements, et de moins en moins11. Le plus grand nombre se réalise en « diffus » c’est-à-dire dans les zones classées urbaines des Plu (plan local d’urbanisme)… quand il existe un Plu12. Des règles donc, et en quantité, mais peu d’organisation. C’est du coup par coup.

Les praticiens connaissent la ligne virtuelle de partage du territoire entre les promoteurs (majoritairement producteurs d’immeubles collectifs) et les constructeurs (pour les pavillons). C’est purement coutumier. Or les promoteurs travaillent à découvert, sur des programmes assez consistants et relativement complexes. En plus de satisfaire leur légendaire rapacité, ils doivent donc assumer des coûts de construction relativement élevés, des frais de montage et des couvertures de risques. Il s’ensuit que le prix du mètre carré habitable en pavillon est sensiblement inférieur à celui des appartements les plus proches, avec un jardin en plus, quoique le coût du terrain dans ce mètre carré final y soit plus élevé (en raison de la moindre densité de construction). Ainsi, pour expliquer l’ampleur du phénomène pavillonnaire, il suffit de considérer le portefeuille des acquéreurs. Comme tout choix économique, il est fait sous contrainte, mais ce n’est pas un pis-aller. Ajoutons que le pavillon s’adapte mieux aux temps de crise, parce que les constructeurs sont de taille artisanale et peuvent rogner sur leur prix de revient, et aussi parce que la rétention du foncier est moindre sur un très large territoire : le prix moyen des parcelles à bâtir a diminué depuis 200713.

Cette forme d’habitat a reçu des encouragements politiques de la voix, mais très peu du geste, sauf un à ma connaissance. En 1969, Albin Chalandon, alors ministre de l’Équipement, a lancé un Concours international de la maison individuelle, ouvert aux grands groupes du Btp dont on craignait, non sans raison, qu’ils fussent exclus de ce marché. Les maisons étaient très bon marché. Les promoteurs les ont souvent bâclées, engendrant des conflits graves avec les accédants. Il y eut 65 000 logements ainsi fabriqués, bien moins de six mois de la production actuelle. Et pourtant, ces malheureuses « chalandonnettes », dont on peut constater qu’elles ont tout de même bien vieilli, avec des espaces collectifs où les arbres ont poussé, sont encore citées comme preuve d’un complot attentatoire à un urbanisme régulé.

Au reste, comme presque tous les logements français occupés aujourd’hui par leurs propriétaires (58% des ménages), les pavillons sont les conséquences des prêts individuels d’accession à la propriété, apparus par étapes à la fin des années 1960. Les mêmes que pour les immeubles en copropriété. Dans l’estimation la plus étroite, en ne comptant que cette production récente d’individuels diffus, on peut assurer qu’aujourd’hui 20% des résidences principales françaises sont périurbaines, et en proportion croissante. Périurbaines ? Ces constructions peuvent être édifiées hors de toute référence à un centre urbain notable. Ainsi, les communes du littoral français (4% du territoire, peu fourni en grandes villes) reçoivent 15% de la construction de logements14.

Les emplois et les activités suivent, mais de loin seulement. Après quatre décennies, on attend toujours les opérations d’aménagement d’une certaine ampleur, pouvant servir de modèles à un urbanisme de maisons, c’est-à-dire de quartiers jardins dotés de services de proximité et d’espaces collectifs, aptes à d’éventuelles densifications à long terme.

La mobilité et son prix

Bien des urbanistes centripètes placent des espoirs dans un pétrole cher, conséquence de la raréfaction des ressources et de la lutte contre le réchauffement climatique. Je dois m’aventurer hors de ma compétence directe, mais comprenons qu’il n’y a pas sur ce sujet d’expertise globale : pas plus pour l’énergie que pour l’économie tout entière, il n’existe d’arrangement optimum du territoire. Et encore : pour qui et pour quoi un optimum ?

Toutefois, il me semble qu’un consensus émerge, au fil d’observations quotidiennes et de synthèses savantes, nationales et internationales. J’énonce avec prudence : 1) les mobilités et les consommations énergétiques doivent être examinées tous motifs et modes confondus ; 2) les habitants et les entreprises savent mettre en place des stratégies pour limiter leurs dépenses en temps et en argent, quelle que soit leur localisation dans l’espace urbain ; 3) les pratiques de déplacement sont fortement liées aux catégories de revenus et aux comportements socioculturels ; 4) la chronologie des politiques énergétiques n’est pas celle des politiques urbaines. Autrement dit, il faut se garder d’analogies simples entre distance au centre-ville et intensité des contraintes. Comme je ne peux couvrir des sujets aussi complexes, j’invite les lecteurs à se pencher sur une bibliographie qui enfle constamment, et dont une des missions est d’endiguer les idées reçues15.

On peut au moins esquisser le portrait-robot du ménage suburbain pavillonnaire. Il a fait un choix qu’il estime raisonnable. Son voisinage est assez homogène, mais il existe toutes sortes de voisinages, qui s’organisent en même temps qu’ils se pérennisent. Ses déplacements contraints (habitat/travail) augmentent très lentement en distance, et sont presque stables en temps (depuis 1994). Il a beaucoup recours à sa (ses) voiture(s), mais le prix de l’essence n’augmente pas au regard de ses revenus malgré des oscillations inquiétantes, tandis que la consommation des véhicules diminue. Il se déplace beaucoup en semaine, mais il reste chez lui le dimanche, de sorte que le kilométrage se rééquilibre partiellement, entre centraux et périurbains. Sa maison se prête à des transformations qui ailleurs mobiliseraient les lourdes mécaniques des copropriétés ou des grands bailleurs. Il peut envisager de travailler chez lui, à distance de son employeur. Il peut même cultiver son jardin… Et il souffre d’un lourd déficit d’équipements et d’espaces collectifs, dans une urbanisation faite au rabais. Rien qui l’incite vraiment à se recentrer, sinon dans le parcours résidentiel d’une vie. Mais de quoi réclamer. Ajoutons que les rôles respectifs des territoires urbains, et leurs complémentarités, sont parfaitement visibles dans les données démographiques et d’emplois : les périphéries accueillent les familles avec enfants et les activités encombrantes, dont l’industrie.

Nulle part en Europe ce constat n’est apaisé, parce qu’il met à mal un modèle urbain multiséculaire. Nulle part on ne trouve de recettes parfaitement satisfaisantes pour gérer le périurbain. Mais c’est en France qu’on mélange exécration et déni de réalité, au point de s’interdire à la fois le laisser faire et l’élaboration d’une politique. Quand nous cessons de maudire l’étalement urbain, nous prêtons attention, savoir faire et financement aux projets centraux des agglomérations qui lui sont parfaitement étrangers.

Si on passe la frontière (plutôt au nord et à l’est pour être honnête) le paysage change, dans des conditions socio-économiques qui ne sont guère différentes : de grands projets périphériques, un contrôle et un aménagement des périmètres inconstructibles, des modèles de production du nouveau tissu urbain, sous forme de plans guides à l’échelle de quartiers, des produits immobiliers à base de maisons, des équipements adaptés aux faibles densités, une fiscalité, une meilleure maîtrise des prix fonciers… Une énumération technique d’exemples localisés serait fastidieuse, mais chacun peut trouver, en voyageant, des signes d’une participation collective à la gestion du nouvel espace urbain, c’est-à-dire du caractère potentiellement démocratique de la suburbia16.

Visitons l’Allemagne, puisque c’est la mode : ce n’est pas seulement le règlement qui maîtrise l’affichage dans les entrées de villes, ni qui impose des fleurs aux balcons des maisons, ni qui oblige les cultivateurs à gérer leur paysage jusqu’au ras des maisons. Et d’ailleurs, il est facile de combiner, dans un pays aussi ordonné que la Suisse, des constructions très disséminées (tout se voit bien en montagne), avec une campagne traitée spontanément comme un parc. Et la lutte de villages anglais contre le passage de l’Eurostar aurait dû être observée avec moins de ricanements. D’où provient cette spécificité française ? Il faut je crois revenir en arrière.

La fin des Temps modernes

Pendant les trois décennies d’après-guerre, la France a vécu sous deux régimes : ministère de la Reconstruction puis de l’Équipement pour les villes, de l’Agriculture pour les campagnes. La Datar et le Commissariat au Plan liaient le tout. On a oublié que des ministres ou des hauts fonctionnaires, relevant de gouvernements tout à fait modérés, déclaraient la guerre aux rues et aux places des villes historiques, ou aux toits en pente, ou aux haies dans les champs, ou vantaient au contraire une complète standardisation des logements. Pourtant la chose s’est vue, communément. Les Trente Glorieuses, c’est le plein-emploi, mais aussi la campagne passée au sarcloir par le remembrement, et encore les grands ensembles d’habitation (les Zup), fruits du croisement entre inventions financières (les prêts Hlm), industrialisation lourde (les grands du Btp) et architectes du Mouvement moderne (les tours et les barres). Il convenait alors d’éradiquer le territoire du passé. De telles politiques ne sont pas inconnues ailleurs, mais elles ont été appliquées en France avec une ampleur particulière.

Au début des années 1970, les grands réseaux d’infrastructures étaient à peu près dessinés, sinon réalisés. La politique agricole commune était en place. La politique industrielle publique allait être ébranlée par les chocs pétroliers. Le malaise des quartiers neufs devenait patent, alors que leur construction n’était même pas achevée17. L’influence de l’État central déclinait lentement, du moins en ce qui concerne l’Aménagement du territoire. Il fallait changer. Alors, les phénomènes qu’on nomme périurbains sont apparus, non pas hors contrôle (le droit réglementaire des sols était respecté), mais sans permission. Les planificateurs boudent encore.

Il n’y aura pas de reconcentration des villes, du moins dans un avenir prévisible. Tous les pays d’Europe ont réformé leurs collectivités locales pour en tenir compte. En pratique, ils ont créé de grandes communes, pour organiser des pondérations techniques, financières et fiscales entre centres et périphéries. On peut avoir raison contre tous, mais en l’occurrence la France est simplement attardée. La décentralisation de 1982 a saupoudré des pouvoirs sur une carte gelée. De là, beaucoup de confusion dans les responsabilités, comme chacun sait, mais surtout des principautés querelleuses et jalouses de leur autorité. Une association de voisinage devient dangereuse. La participation des simples citoyens aux décisions est suspecte. Les intercommunalités restent faibles, à de notables exceptions près. Et l’État, ayant abandonné le territoire il y a trente ans, y revient sans projet, mais simplement pour mettre de l’ordre. Quelques dossiers brûlants, par exemple le Grand Paris (qui a aussi sa périphérie), devraient être l’occasion de revenir sur les institutions.

  • *.

    Consultant urbaniste. Voir son dernier article dans Esprit, « Vert et brun, jusqu’où ira le périurbain ? », juin 2012.

  • 1.

    Louis Wirth, “Urbanism as a Way of Life”, traduit dans Marcel Roncayolo et Thierry Paquot (sous la dir. de), Villes et civilisation urbaine.xviie xxe siècle, Paris, Larousse, 1992.

  • 2.

    Voir l’article de Cynthia Ghorra-Gobin dans ce numéro, p. 121.

  • 3.

    Pour rester dans la fraîcheur des débuts, voir Frederick Law Olmsted, Civilising American Cities. Writing in City Landscape, Boston, Mit Press, 1971. C’est un recueil de textes du grand paysagiste et urbaniste américain, actif dans cette période. Ou encore, concernant la Grande-Bretagne, Ebenezer Howard, les Cités-jardins de demain (1898), trad. fr., Paris, Sens & Tonka, 1998.

  • 4.

    Par la profession agricole, Michel Debatisse, la Révolution silencieuse, Paris, Calmann-Lévy, 1963. Par les sciences sociales, Henri Mendras, la Fin des paysans, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1992 (1re éd. 1967).

  • 5.

    « Le projet d’aménagement et de développement durables […] fixe des objectifs de modération de la consommation de l’espace et de lutte contre l’étalement urbain » (article L123-1-3 du Code de l’urbanisme).

  • 6.

    Source Agreste, Teruti-Lucas. Noter que les intervalles de confiance sont assez larges. Le sol « artificialisé » dans son ensemble couvre 11% du territoire recensé en 2010. Il existe d’autres bases de données, mais plus locales ou partielles : sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), recensements généraux de la population Insee, Sit@del2, inventaires régionaux.

  • 7.

    Voir J.-M. Roux, « Vert et brun, jusqu’où ira le périurbain ? », art. cité. Voir également, dans ce numéro, l’entretien avec Laurent Davezies et Christophe Guilluy et l’article de Jean Rivière p. 23 et 34.

  • 8.

    Deuxièmes rencontres internationales du Forum vies mobiles, 24-25 janvier 2013. Le Forum est animé par la Sncf.

  • 9.

    Pascal Madry, « La fin de l’urbanisme commercial », Études foncières, novembre-décembre 2012, et du même auteur, « Le commerce est entré dans sa bulle », Études foncières, mai-juin 2011.

  • 10.

    Question abordée, bien sûr partiellement, par un programme d’étude « Territoires économiques » du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, lui-même conclu par un séminaire sur « L’urbanisme commercial à la croisée des chemins », 22 octobre 2012.

  • 11.

    Par exemple, en 2009, à peu près un quart des maisons mises en chantier au niveau national (source Syndicat national des aménageurs lotisseurs).

  • 12.

    Ce qui n’est le cas que dans la moitié des communes, et bien plus rarement dans les petites communes. Mais il existe alors, tout de même, des règles pour borner les zones constructibles.

  • 13.

    Enquête sur le prix des terrains à bâtir, ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, 2011. Accessoirement, on observe que le périurbain tempère ainsi les hausses spéculatives du marché immobilier, liées en France aux envolées dérégulées de terrains à bâtir centraux.

  • 14.

    Entre 1986 et 2006. Voir Cristina Garcez (sous la dir. de), le Littoral en projets, Marseille, Parenthèses, 2009.

  • 15.

    Par exemple, sur les mérites comparés de la voiture et des transports en commun. Voir Jean-Pierre Orfeuil, Une approche laïque de la mobilité, Paris, Descartes & Cie, 2008.

  • 16.

    Mentionné depuis longtemps aux États-Unis. Voir par exemple Herbert Gans, People and Plans, New York, Basic Books, 1968.

  • 17.

    On surestime aujourd’hui l’état de grâce et l’unanimité dont auraient bénéficié les grands ensembles, rassemblant dans le même idéal des classes sociales variées. La sarcellite comme maladie est diagnostiquée par la grande presse avant 1960, et ce qui n’était pas encore la région Île-de-France lance un programme de recherche sur le sujet en 1971. Quelques quartiers emblématiques (la Ville Neuve de Grenoble, la Grande Borne à Grigny) eurent leurs habitants militants, mais pour peu de temps. Voir Thibault Tellier, le Temps des Hlm. 1945-1975, Paris, Autrement, 2008.