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Les ressources de la culture politique française

En France, la nation s’est construite par l’État ; la crise actuelle de l’État ne doit donc pas être prise à la légère. Les réformes de l’administration des dernières années ont été faites sans réflexion d’ensemble, sans objectifs autres que la réduction des dépenses. L’État a encore un rôle à jouer dans le pays, mais il faut mettre ses atouts en avant.

L’histoire de la notion d’État est celle de sa mutation. L’écart est grand, en effet, entre l’État pensé par Jean Bodin, celui de Louis XIV, qui aurait prononcé devant les parlementaires parisiens la formule « L’État, c’est moi1 », l’État issu de la Révolution, de l’Empire puis des deux guerres mondiales et l’État actuel. Mais, paradoxalement, l’État est autant invariant que variant, et l’interrogation sur sa « vraie » nature est encore aujourd’hui permanente, voire lancinante : elle se retrouve dans les discours sur la réforme de l’État comme dans les analyses sur la place de notre État dans l’Europe et dans le monde ; elle alimente les revendications de moins d’État comme de plus d’État. Cette interrogation est aussi complexe : l’État n’est ni la nation, ni la République, ni la France, mais parler de l’État, c’est nécessairement se relier à ces entités et réalités.

L’État contraint

L’État apparaît aujourd’hui comme tout à la fois limité, encadré et contourné. Un premier mouvement a conduit à limiter les prérogatives et les pouvoirs de l’État. Depuis une trentaine d’années, de nombreuses compétences auparavant étatiques ont en effet été transférées soit aux collectivités infra-étatiques, en particulier depuis la première étape de la décentralisation entamée avec la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, soit à l’Union européenne, avec l’accélération de ces transferts depuis le Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992. L’union bancaire viendra ainsi prochainement parachever l’union économique et monétaire. S’ajoutent à ces transferts de compétences des mécanismes de fragmentation, puisqu’au sein même de l’État, les opérateurs et, surtout, les régulateurs ou les autorités indépendantes ont acquis un poids important dans le cadre de dispositifs visant à assurer la protection des libertés publiques ou dans l’application du droit de la concurrence, globalement ou dans des secteurs déterminés. De telles évolutions ont certes été voulues et doivent être encouragées, car les réalités d’aujourd’hui nécessitent une fluidité des organisations et une pleine mise en œuvre du principe de subsidiarité. Elles conduisent toutefois à modifier notre perception de l’État, qui apparaît aujourd’hui enfermé, presque confiné, dans des limites strictes.

Participe de ce mouvement de limitation l’émergence, à côté ou à la place des normes classiques, d’une « normativité graduée2 » qui s’exprime par le recours à des quasi-contrats ou des procédés de droit souple (ou de soft law en droit anglo-saxon) destinés à orienter les comportements sans créer par eux-mêmes de droits ou d’obligations sanctionnables (directives, lignes directrices, recommandations, orientations, chartes…). Ces procédés nouveaux à normativité atténuée ou réduite, qui peuvent émaner d’acteurs publics ou privés, nationaux ou transnationaux, sont, selon le cas, alternatifs ou complémentaires du « droit dur », qui est historiquement l’apanage de l’État. Ils peuvent être préparatoires à des normes opposables ou s’inscrire dans une dialectique entre droit dur et droit souple. Ils constituent, par leurs sources diverses et leur effet normatif limité, un signe de la transformation de l’État qui, volontairement ou non, renonce à une part de son imperium.

S’il est limité, l’État est également encadré dans l’exercice de celles de ses compétences qui subsistent. Les derniers engagements européens souscrits, comme le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance signé le 2 mars 2012, confirment et amplifient, sinon les transferts de compétences déjà opérés en matière de politique monétaire, du moins les conditions d’exercice des compétences maintenues, en particulier en matière budgétaire et de finances publiques. Le poids de la dette publique ôte à l’État ses marges de manœuvre et, face à la puissance des marchés, illustrée par la place prise dans le débat public par les évaluations des agences de notation, l’État manifeste une certaine difficulté à décider de manière autonome et une certaine impuissance à réguler. À la direction stratégique de l’État qui devrait être un impératif, tend à se substituer la seule exigence d’efficacité qui devient le maître-mot : les États et leurs services publics sont constamment classés et jaugés, tandis que le New public management conduit à repenser l’organisation administrative et les méthodes de travail de l’administration. Les activités les plus régaliennes, la police ou l’exploitation du domaine public, sont de leur côté de plus en plus soumises aux exigences du droit de la concurrence.

Limité et encadré, l’État apparaît aussi contourné. Il subit les conséquences des bouleversements mondiaux et du choc de la globalisation, sur lesquels il n’a que peu de prise. Ainsi du changement profond des rapports de force économiques qui sont à venir : selon l’Ocde, si la zone euro représente à l’heure actuelle encore 17 % du Pib mondial, cette part ne sera plus que de 9 % en 20603. Les États sont également confrontés au développement de nouveaux pouvoirs qu’ils ne peuvent que difficilement contrôler, favorisés en particulier par le développement de l’internet.

Si l’on s’accorde sur ces constats, deux questions principales semblent alors devoir être posées. En premier lieu, que reste-t-il de la souveraineté des États ? L’État n’est en effet plus la puissance tutélaire qu’il a longtemps incarnée alors que, depuis Bodin et Loyseau4, le pouvoir souverain est présenté comme l’essence même de l’État. En second lieu, la question doit être posée de savoir si l’État en France a encore les moyens de ses ambitions. Sans doute convient-il à cet égard de repenser les fins de l’État, car le modèle de l’État de police comme celui de l’État-providence sont dépassés.

Le désenchantement et la perte de vision de l’administration

Mais l’État, entendu comme entité souveraine, n’est qu’une facette d’une notion multiforme et les transformations de l’État se donnent aussi à voir lorsque l’on examine l’administration qui l’incarne.

Les récentes réformes de l’administration ont conduit à sa reconfiguration et à des processus de rationalisation. Cette volonté est constante depuis une quarantaine d’années, ainsi que l’ont montré de récents travaux de sciences politiques5 et il convient d’aborder avec circonspection l’idée même de réforme et de crise de l’administration, en tant qu’elle serait aujourd’hui nouvelle. Des réformes profondes ont déjà été engagées, avec plus ou moins de succès, ces dernières années ; elles se sont traduites par autant de mots-clés de la novlangue administrative : la Lolf – loi organique relative aux lois de finances –, la Réate – la réforme de l’administration territoriale – et la Rgpp – la révision générale des politiques publiques.

Si elles ont donné des résultats, ces réformes, conjuguées aux conditions actuelles d’exercice des fonctions d’administrateur, ont conduit à un certain désenchantement. La lassitude des fonctionnaires est tout d’abord perceptible, au plus haut niveau. Les directions ont perdu en responsabilité et en marge de manœuvre et vivent de plus en plus sous une pression quotidienne des cabinets ministériels. Absorbée par des enjeux de court terme, insuffisamment responsabilisée, l’administration éprouve un malaise croissant qui tient également à la forte tension qui existe actuellement entre les objectifs qui lui sont assignés et les moyens mis à sa disposition. La Rgpp, en particulier, n’a pas été porteuse des économies escomptées mais elle a fortement pesé sur le fonctionnement des administrations6. La politique immobilière de l’État, symbolisée par des cessions importantes de patrimoine ainsi que des résiliations de baux lorsque des objectifs de prix au mètre carré et de surface par agent sont dépassés, est un autre exemple de contrainte appliquée de manière parfois aveugle et mécanique, sans professionnalisation suffisante, ni attention sérieuse aux économies réellement générées par des choix alternatifs.

S’ajoute à ce constat celui, peut-être encore plus problématique, de la perte de vision stratégique de l’État aux niveaux ministériel et interministériel. Pour prendre un exemple, l’État, s’il a arrêté depuis trente ans des options successives, parfois contradictoires, en matière d’immigration, s’est toujours gardé d’engager une réflexion stratégique globale sur ces questions d’ampleur, promptes à cristalliser les passions politiques. Pourtant, une telle réflexion aurait permis d’éclairer des orientations à long terme permettant de conjuguer les principes et valeurs auxquels il souscrit (le droit d’asile, le droit de mener une vie familiale…) avec les besoins ou les exigences de l’économie, l’état de la démographie ainsi que la situation et la stratégie de l’emploi, sans omettre de prendre en compte le rayonnement de notre pays, en particulier dans la compétition des systèmes de formation. La décision d’abolir les contrôles aux frontières internes des États du groupe de Schengen n’a pas non plus été précédée, accompagnée ou suivie d’une réflexion sur les impacts d’une telle décision en matière d’immigration et de sécurité et sur les mesures compensatoires les plus appropriées. Toutes ces mesures ont bien été conçues et négociées par les administrations sous le contrôle de l’autorité politique, mais elles auraient mérité une réflexion globale débouchant sur une stratégie présentée et débattue publiquement. Un tel débat aurait permis de limiter ou de circonscrire des controverses ultérieures.

De même aurait-on dû, au tournant des années 1990, engager une réflexion transversale sur les prérequis et les impacts économiques de la création d’une monnaie unique, que la théorie économique était dès cette époque en capacité d’éclaircir. Cette réflexion aurait permis d’éclairer utilement la conduite des politiques économiques et budgétaires nationales. Elle aurait peut-être contribué à retarder, atténuer, voire éviter une partie des désordres que la zone euro a connus depuis 2010.

La disparition du Commissariat général du Plan, qui était un lieu de réflexion transversale, mais aussi de concertation et de délibération entre l’État et les acteurs économiques et sociaux, a tiré les conséquences de la perte de vision stratégique de l’État, qui avait commencé bien auparavant. Elle a contribué à la renforcer. Car il n’est pas sûr que le Centre d’analyse stratégique, créé par un décret du 6 mars 2006, dont ne peuvent être mis en cause ni la qualité, ni le volume des travaux, ait réellement pris la relève au regard d’une carence générale qu’il y a lieu de déplorer. Ce constat est au demeurant assez partagé, comme le montre le rapport intitulé Pour un commissariat général à la stratégie et à la prospective, remis au Premier ministre le 4 décembre 20127. Fondamentalement, se pose la question de savoir quelle est la vision de l’État qui est actuellement défendue et portée, à la fois globalement, mais aussi pour chaque grande politique publique. La réduction inéluctable des moyens conduira en outre à des difficultés dans la conduite et la mise en œuvre de ces politiques, aussi longtemps qu’une réflexion sur la nature des services que l’État doit rendre et une réelle redéfinition de ses missions n’auront pas été menées à bien.

Ces phénomènes favorisent une rupture de l’État avec son administration, conduisant parfois à une dévalorisation du rôle de celle-ci par ceux-là mêmes qu’elle sert. Ces différents constats illustrent le désenchantement qui atteint les cadres supérieurs de l’État et, au-delà, des secteurs importants de l’administration. Ils sont également la conséquence de la fragilisation progressive de l’État par les questionnements récurrents sur sa place et son rôle, alors même que de nombreux changements sont à l’œuvre, qui contribuent à le déstabiliser.

Paradoxalement, le besoin d’État

De manière quelque peu paradoxale, il faut toutefois reconnaître le besoin d’État qui existe actuellement en France, où l’État a été la matrice de la construction de la nation.

Une nation ne se construit pas nécessairement autour de l’idée d’État ou à partir d’un État. L’histoire des pays européens tend certes plutôt dans ce sens. Mais ce n’est en revanche pas le cas, par exemple, aux États-Unis. Délibérément édifiés pour la défense de la liberté contre l’oppression, contre l’intolérance religieuse et « contre l’Europe des nationalismes rivaux et sanglants8 », les États-Unis ont accédé à leur maturité sur le projet de recul continu de la frontière, tandis que cette même frontière constituait alors « l’une des plus profondes mais des plus tragiques réalités de la vie nationale des pays d’Europe9 ». Garry Wills a essayé de montrer tout le poids de ces mythes fondateurs dans la défiance des Américains, qui croient à une politique participative et ouverte, à l’égard d’un État géré par une administration professionnelle et spécialisée10.

La plupart des États se sont toutefois construits par une affirmation de leur souveraineté contre une autre puissance. Le phénomène en France est millénaire. Par exemple, lorsqu’en 1208, le pape Innocent III appelle à la croisade contre les Cathares et prie Philippe Auguste d’en prendre la tête, celui-ci lui oppose une fin de non-recevoir en se fondant à la fois sur le droit écrit et sur la coutume. Deux explications peuvent être avancées. La première tient au refus de se soumettre à la papauté et à la volonté du roi de donner la priorité à la lutte contre l’empereur. La seconde à une volonté de relégation du droit romain, alors vu comme un « agent de la germanité11 ». Par la décrétale Super specula, Philippe Auguste a d’ailleurs obtenu l’interdiction de l’enseignement de ce droit en 1219. Ces évolutions aboutiront sous Philippe le Bel à l’affirmation des légistes selon laquelle « le roi est maître en son royaume ». La construction de la souveraineté se fond alors avec l’affirmation de la puissance étatique, les deux apparaissant comme indissolublement liées12.

Il y a là une remarquable continuité historique :

Plus que tout autre, l’État français vérifie l’observation de Pierre Chaunu : « L’histoire ne détruit pas, elle sédimente. » Superposition, stratification où s’emboîtent comme des schistes le féodal et le moderne, la suzeraineté et la souveraineté13.

L’État, en France, est la matrice de la nation. Au travers des soubresauts de l’histoire, par-delà les ruptures les plus marquées, même celle de la Révolution française, l’État, pensé comme centralisation administrative et centralisation gouvernementale, pour reprendre une distinction chère à Tocqueville14, a constitué la trame de fond sur laquelle s’est construite notre Nation, et ce jusqu’aux périodes les plus sombres. Le rétablissement de la légalité républicaine par l’ordonnance du 9 août 1944 s’assigne ainsi comme but la continuité avec le « dernier gouvernement légitime de la République », en date du 16 juin 1940, date de la démission de Paul Reynaud et de la nomination de Pétain comme chef du gouvernement. Par ce qui relève en partie d’une fiction salvatrice, l’État véritable, alors, n’était pas à Vichy. L’article 3 de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental a ainsi expressément constaté la nullité des actes méconnaissant les droits fondamentaux les plus élémentaires pris par l’autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français », reconnaissant par là même l’illégalité des mesures prises. La responsabilité de l’État républicain peut-elle alors être engagée pour les illégalités commises par l’autorité de fait ? Le Conseil d’État a apporté une réponse positive à cette question. Sophie Boissard soulignait dans ses conclusions sous l’arrêt Papon qu’il existe certes

sur le plan politique et institutionnel, une altérité radicale entre l’État républicain […] et la parenthèse autoritaire qu’a représentée, dans l’histoire récente de notre pays, le régime de Vichy [mais que, ] en droit et en fait, il n’en existe pas moins une continuité entre ces différentes périodes de l’histoire de notre pays15.

Dès lors, « au nom même de cette continuité », l’État républicain ne peut échapper à l’héritage de Vichy.

Notre histoire est donc celle d’une nation où l’État, dans sa continuité, occupe une place à part. L’État, écrivait le général de Gaulle, « qui répond de la France, [est] en charge, à la fois, de son héritage d’hier, de ses intérêts d’aujourd’hui et de ses espoirs de demain16 ». Sa tâche consiste « non pas à faire entrer de force la nation dans un carcan » continue de Gaulle, mais à « conduire son évolution », ce qui implique « une impulsion, une harmonisation, des règles qui ne sauraient procéder que [de lui17] ».

L’État, en France, s’est construit comme le garant de l’intérêt général, qui est regardé, à bon droit, comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la légitimité. La conception d’inspiration utilitariste, qui ne voit dans l’intérêt commun que la somme des intérêts particuliers, n’a pas trouvé dans notre pays de terrain fertile et c’est une conception volontariste de l’intérêt général qui s’est développée. Supposant le dépassement des intérêts particuliers, l’intérêt général est d’abord, dans cette perspective, l’expression de la volonté générale, ce qui confère à l’État la mission de poursuivre des fins qui s’imposent à l’ensemble des individus, par-delà leurs intérêts particuliers18.

L’État, dans ce modèle, est vu comme un instrument pour fixer le cap de la nation et contribuer à résoudre l’ensemble des questions qui surgissent de la vie en société. Il est vécu comme une solution et non pas comme un problème, ainsi qu’il est perçu depuis les origines aux États-Unis d’Amérique. La figure d’un État libéral, dont les compétences seraient strictement limitées à des domaines purement régaliens, ne s’est par conséquent jamais imposée en France. Alors qu’une révolution conservatrice touchait de nombreux pays dans les années 1980, symbolisée par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, mais aussi, par exemple, de Yasuhiro Nakasone au Japon ou de Brian Mulroney au Canada, la France choisissait François Mitterrand et le parti socialiste. La droite en France, tout en entendant mettre en œuvre des idées libérales, ne l’a de son côté jamais fait à la manière de nombreux États, notamment anglo-saxons, et n’a jamais répudié la conception française de l’État et de l’intérêt général. Il y a là, sans aucun doute, une spécificité nationale qui tient à l’impossibilité, compte tenu de notre histoire, à penser le lien social et la vie commune sans l’État. Le besoin d’État, en France, ne peut être nié.

Repenser l’État

Dès lors, quelle direction prendre ? Les changements apparaissent inévitables, ne serait-ce que parce que les cadres d’exercice de l’administration évoluent.

Il convient tout d’abord de redonner des perspectives à l’État en ancrant son action dans une vision stratégique de long terme. La fonction de réflexion stratégique est en effet essentielle à la conduite de l’État, en ce qu’elle lui permet d’orienter son action selon une vision globale et qu’elle l’arme contre la dictature de l’instant. La définition d’une vision stratégique doit permettre de repenser les missions poursuivies par l’État. Cela est particulièrement nécessaire dans le contexte de la réduction des moyens, qui doit aller de pair avec un réexamen des missions. De cette façon, il sera possible de limiter les conséquences de la réduction des dépenses publiques sur les services rendus par l’État, pour sortir de l’écart grandissant entre le volontarisme politique et la capacité opérationnelle des services centraux et locaux de l’État. Il faut, de manière plus générale, s’attacher à redéfinir la place de l’État dans la société, ses finalités, ses objectifs et ses priorités ; que doit-il faire avec les moyens dont il peut raisonnablement disposer ? L’État-providence présente des signes évidents d’obsolescence et doit être repensé. On admet dorénavant l’idée selon laquelle l’État, s’il est le principal promoteur et garant de l’intérêt général, n’en est toutefois pas le seul. Il faut donc veiller à créer au sein de la société des dynamiques entre les différents acteurs publics et privés19.

C’est donc l’idée même d’État et son rôle qu’il faut redéfinir, non pour l’affaiblir, bien entendu, mais pour lui rendre force, cohérence et efficacité. L’administration pourra alors dépasser le simple rôle d’exécutante que l’on a eu tendance à lui assigner – la seule fonction de déclencheur de « feux verts » institués dans le prolongement de la loi organique relative aux lois de finances – et penser le long terme par-delà les urgences politiques, administratives et médiatiques.

Repenser l’État nécessite également sans aucun doute de réformer l’administration. À la suite de l’élection de François Hollande, une nouvelle politique de réforme de l’État, la « modernisation de l’action publique », a été engagée, visant à obtenir « une véritable adhésion des personnels et de l’opinion publique et un redressement de nos finances publiques à échéance de 201720 ».

Réformer l’administration, c’est tout d’abord la décloisonner. Il faut en effet éviter qu’elle ne se replie sur ses corporatismes et qu’elle persiste dans ses insuffisances, notamment en matière de gestion des ressources humaines. Les attitudes de coopération entre administrations doivent aussi, autant que possible, être favorisées et il faut combattre la tentation de repli sur soi, qui est grande en temps de crise. Les synergies interministérielles sont une des clés de cette ouverture, de même que la création de services interministériels, par exemple en ce qui concerne les systèmes d’information de l’État, ou encore la lutte contre le morcellement, encore bien trop important, de la fonction publique en de multiples corps. Une gouvernance responsable suppose en particulier de fixer des objectifs clairs en termes de politiques interministérielles et d’optimisation des moyens de la gestion publique, notamment en matière de finances, de ressources humaines, de propriétés publiques, de systèmes d’information et de communication, de présence territoriale de l’État, de services à l’usager et de procédure administrative. L’État, par exemple, commence tout juste à prendre conscience de la valeur de son patrimoine immatériel et doit mettre en œuvre une politique volontariste en la matière, qui s’impose à tous ses services.

Réformer l’administration, c’est ensuite préciser la répartition des compétences entre les différents niveaux de décision, qu’il s’agisse de la relation entre l’État et les collectivités territoriales ou entre l’État et ses opérateurs et agences. Il faut vraiment simplifier l’organisation territoriale de notre pays, pas nécessairement de manière uniforme, et donner aux collectivités territoriales des responsabilités accrues en privilégiant les blocs de compétences exclusives.

Enfin, réformer l’administration suppose de la replacer au centre d’une vision stratégique de l’État. Il faut aussi, dans le respect du principe hiérarchique, miser sur l’esprit d’initiative et de responsabilité des fonctionnaires. Et l’autorité politique, pour travailler plus efficacement, doit prendre effectivement appui sur l’administration en écartant les écrans et les doublons. Cela implique notamment de repenser le rôle et de maîtriser l’effectif des cabinets ministériels, en évitant de dupliquer les structures d’administration centrale par des personnes appartenant aux mêmes corps et ayant les mêmes qualifications que les fonctionnaires des services.

Ces mesures apparaissent nécessaires pour restaurer la confiance au plus haut niveau de l’État. L’administration n’est pas source d’immobilisme ou de conservatisme, mais bien une force de proposition et un acteur déterminant de la mise en œuvre des politiques publiques. Il faut savoir, au meilleur niveau de l’État, rappeler cette identité et en tirer les conséquences.

L’État est sans conteste affecté par les changements profonds qui modifient son environnement. Sa souveraineté se modifie et s’érode. Elle n’est plus de même nature que celle qui existait aux âges précédant celui de la globalisation. L’État et l’administration qui, en France peut-être plus qu’ailleurs, le représente sont en outre critiqués et remis en cause. Ces facteurs conduisent à une transformation, voire une transfiguration de l’État, dont la puissance tutélaire s’estompe et qui apparaît de plus en plus comme devant faire la preuve de la légitimité de son action au service de l’intérêt général. L’État, pour autant, n’est pas mort, ni même déclinant, qu’il agisse dans l’exercice de ses compétences au plan national ou dans le cadre des compétences partagées au sein de l’Union européenne.

Car au milieu de la crise actuelle, qui est économique, financière et sociale, nous avons toujours besoin d’un État exprimant une volonté nationale et l’intérêt général ; nous avons toujours besoin d’un État garant de la cohésion de notre nation et de la solidarité entre les citoyens ; nous avons toujours besoin d’un État fixant le cap du pays dans la compétition internationale et sur la scène géopolitique et arrêtant les politiques économiques, écologiques et sociales les plus déterminantes pour notre avenir commun ; nous avons plus que jamais besoin d’un État donnant sens et cohérence à l’inscription de notre pays dans le monde global que nous habitons.

Les missions de l’État doivent être redéfinies et adaptées aux nouvelles contraintes qu’il rencontre. Ses moyens doivent être repensés au regard de ce qu’était sa puissance normative, économique et sociale de naguère. Mais en tant que porteur, sur le long terme, d’un projet collectif de société, accepté par le plus grand nombre et mis en œuvre par une administration compétente et loyale, l’État reste un chemin par où peut et doit s’accomplir notre destin collectif.

  • *.

    Vice-président du Conseil d’État. Texte écrit en collaboration avec Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

  • 1.

    Mais on prête aussi à Louis XIV cette sentence qui aurait été prononcée sur son lit de mort : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours. »

  • 2.

    Il s’agit de l’une des expressions employées par Prosper Weil pour décrire l’évolution de la normativité du droit international (P. Weil, « Le droit international en quête de son identité », Cours général de droit international public, Académie de droit international de La Haye, 1992, vol. 237, p. 94).

  • 3.

    Ocde, Horizon 2060 : perspectives de croissance économique globale à long terme, novembre 2012.

  • 4.

    Jean Bodin, les Six Livres de la République, 1576 et Charles Loyseau, Traité des seigneuries, 1608, ouvrages disponibles sur www.gallica.fr

  • 5.

    Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Puf, 2009.

  • 6.

    Bilan de la Rgpp et conditions de réussite d’une nouvelle politique de réforme de l’État, rapport remis au Premier ministre le 25 septembre 2012, Paris, La Documentation française, 2012.

  • 7.

    Rapport issu des travaux d’un groupe présidé par Yannick Moreau, présidente de section au Conseil d’État, publié à La Documentation française. Sur ce sujet, voir Pierre-Yves Cossé, « Après l’État planificateur et l’État stratège, comment mieux anticiper l’avenir ? », Esprit, janvier 2013.

  • 8.

    Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011, p. 326.

  • 9.

    Ibid.

  • 10.

    Garry Wills, A Necessary Evil. A History of American Distrust of Government, New York, Simon and Schuster, 1999.

  • 11.

    Blandine Barret-Kriegel, l’État et ses esclaves. Réflexions pour l’histoire des États, Paris, Payot, 1989, p. 49.

  • 12.

    La souveraineté s’est aussi accompagnée, de manière nécessaire, d’une limitation. Celle-ci a pu être justifiée par son essence divine, une autolimitation par le pouvoir souverain, par les droits subjectifs qui sont inhérents à l’homme ou encore par la théorie de la séparation des pouvoirs.

  • 13.

    B. Barret-Kriegel, l’État et ses esclaves…, op. cit., p. 135.

  • 14.

    Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1951, 2 vol. p. 1.

  • 15.

    Sophie Boissard, conclusions sous CE, ass., 12 avril 2002, Papon, n° 238689.

  • 16.

    Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir. Le renouveau (1958-1962), Paris, Plon, 1999,

  • 17.

    Ibid., p. 121-122.

  • 18.

    Conseil d’État, Rapport public 1999. Réflexions sur l’intérêt général, Paris, La Documentation française, 2000.

  • 19.

    Conseil d’État, Rapport public 2011. Consulter autrement, participer effectivement, Paris, La Documentation française, 2012.

  • 20.

    Selon la lettre de mission adressée par Jean-Marc Ayrault aux chefs de service de l’Inspection générale de l’administration, de l’Inspection générale des finances et de l’Inspection générale des affaires sociales, reproduite dans le rapport intitulé Bilan de la Rgpp et conditions de réussite d’une nouvelle politique de réforme de l’État, op. cit.