
Lectures de Marx par la Nouvelle gauche en 1968
Au milieu des années 1960, alors que la guerre froide semblait figée, l’esprit d’une « nouvelle gauche » émergeait à l’Ouest[1]. Bien qu’il ait été encouragé par des événements dans le tiers-monde, il partait de l’idée que les travaux de Karl Marx, souvent mal compris (ou mal employés), présentaient une théorie capable d’expliquer le malaise face au présent et d’offrir un plan d’action pour l’avenir. À la fois critique et politique, ce sentiment était encouragé par la publication des travaux du jeune Marx ainsi que par ceux de théoriciens et de militants politiques hétérodoxes, réprimés par les partis communistes sous hégémonie soviétique. Ces théories représentaient une « dimension inconnue [2] » qui fit l’objet de vifs débats à la fin des années 1960, mais elles se sont en fin de compte révélées incapables de nourrir la Nouvelle gauche (New Left).
Pendant ce temps, la « vieille taupe » était passée à l’Est, où le mouvement polymorphe de contestation de la société civile contre l’État répressif a entraîné l’effondrement du communisme. Là aussi, l’esprit critique était trop faible, les besoins économiques trop lourds et la force de l’esprit d’utopie s’est développée. Comme dans les années 1960, Marx peut suggérer une raison de persévérer, sinon une recette pour le succès. Dans une note préliminaire à sa thèse, Marx justifiait son refus de tout compromis avec les conditions présentes en invoquant l’exemple de Thémistocle qui, « lorsqu’Athènes fut menacée de destruction, a convaincu les Athéniens de prendre la mer afin de fonder une nouvelle Athènes sur un élément différent [3] ». Il ne s’agit pas là uniquement d’un signe annonciateur du tournant de Marx vers l’économie politique. Comme la Nouvelle gauche, Marx cherchait à formuler la critique d’un présent « désastreux » laissant la perspective d’un avenir politique ouverte.
Je m’appuierai sur cet idéal de la Nouvelle gauche pour identifier l’unité sous-jacente à diverses expériences politiques de la deuxième moitié du siècle dernier. Bien que Marx ne soit pas l’objet principal de ma reconstitution, son spectre revient à des « points nodaux », ces moments où il devient nécessaire de partir « sur un élément différent », où l’esprit qui a animé un mouvement ne peut plus progresser, se heurtant à de nouveaux obstacles, qui peuvent être auto-induits. Je ferai l’analyse, en tant que protagoniste, du développement de la Nouvelle gauche aux États-Unis, en France et en Allemagne de l’Ouest, dans sa tentative de formuler ce que j’appelle « la dimension inconnue » du projet théorique de Marx.
Les commencements innocents
Tandis que le mouvement des droits civiques prenait de l’ampleur et, plus encore, qu’il fusionnait avec les manifestations contre la guerre du Vietnam, il devenait nécessaire de proposer une théorie politique qui explique à la fois la situation contre laquelle s’élevait la contestation et les projets et objectifs futurs du mouvement. Une discipline universitaire, comme la sociologie ou l’économie, ne pouvait pas répondre seule à ce double impératif d’analyse critique du présent et d’ouverture de perspectives d’avenir. L’analyse critique du présent, alliée à une réflexion normative sur les opportunités positives latentes, a toujours relevé du domaine de la philosophie politique. L’hégémonie de la philosophie analytique dans la majorité des grands départements de philosophie a conduit à estimer que les préoccupations relatives à l’histoire ou à la politique étaient purement spéculatives[4]. Il était (à peine) légitime de faire appel au volontariat existentialiste de Jean-Paul Sartre ; mais sa démonstration du marxisme comme « l’horizon indépassable de notre temps », développée dans sa Critique de la raison dialectique (1960), ne fut traduite qu’en 1976. Il était plus acceptable de se tourner vers le concept phénoménologique du monde vécu (et de l’expérience vécue comme son « horizon ») chez Husserl ou Heidegger, bien que ce dernier ait été politiquement discrédité, et que seul le premier tome des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl ait été traduit. Quel qu’ait été leur degré d’intérêt, la plupart des Américains n’avaient pas les compétences linguistiques leur permettant de poursuivre dans cette voie.
Le marxisme, sous les formes adultérées du matérialisme dialectique, ne représentait pas une alternative philosophique ou politique sérieuse. Après les ravages du maccartisme, le marché politique ne lui laissait aucune place. J’ai acheté mes premiers exemplaires du Capital, pendant l’été 1965, à un vieux communiste originaire de San Antonio, et qui faisait route vers l’université du Texas à Austin le coffre rempli de livres publiés par les éditions du Progrès à Moscou. Le contrôle de Marx par le Parti était également assuré par la filiale américaine, International Publishers, qui m’a convoqué à un entretien pour la traduction des travaux de jeunesse de Marx à la veille de Noël, en 1970. Lorsque j’ai laissé entendre qu’il y aurait de toute évidence un appareil critique de notes du traducteur, l’entretien prit fin ! Il restait une possibilité ; notre Nouvelle gauche n’était pas la première nouvelle gauche, pas plus que l’Amérique n’avait toujours été une société du statu quo. Cette intuition donna naissance au courant de l’histoire par le bas (history from below) pratiquée dans les pages de la revue Radical America. Bien que l’initiative soit venue des historiens (conduits par Paul Buhle), les colonnes de cette revue ronéotypée étaient également ouvertes aux théories philosophiques et critiques. Le jeune Marx y trouva sa place, ainsi que certaines théories françaises contemporaines.
Parmi les revues théoriques politiquement engagées qui fleurissaient à la fin des années 1960, Telos était la plus provocatrice. Son histoire était marquée par les discordes, les contestations et les ruptures, justifiées par les conséquences pratiques des choix théoriques. Les questions intellectuelles, politiques et personnelles divisaient et rassemblaient la rédaction. En me repenchant aujourd’hui sur les anciens numéros, je suis assez stupéfait de l’ampleur et de la profondeur des sujets traités. Y sont juxtaposés une archéologie du marxisme critique et un intérêt pour le débat politique français (André Gorz et Serge Mallet, le retour de Hegel face au défi du structuralisme). On y trouve aussi des lectures critiques des tentatives en Europe de l’Est pour relancer le marxisme critique (par exemple, l’école de Budapest, le philosophe pragois Karel Kosík, T. W. Adorno et Ernst Bloch, les philosophes de la revue yougoslave interdite Praxis et l’impénitent Karl Korsch). La diversité des contributions est le reflet de la curiosité avide des auteurs. Mais cet esprit enthousiaste d’ouverture et de libre pensée critique n’a pas duré.
J’ai officiellement quitté Telos à l’été 1978, après être entré en dissidence en 1974. Pendant les premières années de Telos, la guerre du Vietnam se prolongeait, en même temps que continuait l’opposition à son insensée poursuite. Il devenait d’autant plus urgent de s’initier aux divers courants de la théorie marxienne et aux subtilités de sa pratique ; tandis que les éditeurs travaillaient sur des textes rédigés en français et en allemand, qu’ils les traduisaient et les commentaient, ils affirmaient être restés « clairement en dehors du courant dominant ». Mais un problème survint lorsque la théorie de Marx fut identifiée comme la clé d’une révolution dont le besoin se faisait d’autant plus pressant que la guerre continuait et que la répression gouvernementale s’intensifiait dans le pays. À la répression devait s’opposer la résistance, sur tous les fronts, y compris celui de la théorie. Une illustration de ce dogmatisme de la théorie était que la rédaction était réticente à publier des textes de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis ; leurs critiques sans équivoque de Marx étaient difficilement acceptables. La revue publiait des critiques des représentants hétérodoxes de la « dimension inconnue », dont l’aura avait attiré les premiers rédacteurs vers le projet, mais qui n’étaient plus « clairement en dehors » du système.
Ce qui m’avait poussé à rejoindre Telos, et qui m’a conduit à réintégrer la revue en 1983, était l’attention qu’elle portait à l’émergence d’une révolte de la société civile, dont le coup d’envoi avait été donné par Solidarnosc en Pologne. Le temps ne se prêtait pas à une nouvelle grande théorie ; il était plus pertinent de chercher à comprendre la nouveauté de ces mouvements totalement inattendus, d’abord à l’Est et ensuite (espérions-nous) à l’Ouest[5]. Les promoteurs de la grande théorie occupant de plus en plus le devant de la scène, j’ai à nouveau quitté la revue en 1987. Je n’ai pas été pas surpris de découvrir que le numéro suivant mon départ était consacré au travail de Carl Schmitt. Mon erreur d’interprétation venait du fait que, avec Lefort et Castoriadis, je distinguais le politique, qui définit le cadre dans lequel se fait la politique, et la politique elle-même. Ma conception du politique était radicalement différente de la version conservatrice et décisionniste de Schmitt qui finit par dominer la revue.
La French Connection
Il existait une alternative pour le sympathisant de la Nouvelle gauche dans les années 1960 : la France. Pays dans lequel le Parti communiste avait remporté un quart des votes dans les années d’après-guerre, la France semblait faire la démonstration de la légitimité culturelle d’un certain discours marxiste. De plus, elle abritait de nombreux critiques de Marx qui se considéraient de gauche, dont beaucoup d’entre eux étaient philosophes. Le plus connu était « l’existentialiste » Jean-Paul Sartre (dont le refus d’accepter le prix Nobel de littérature en 1964, parce qu’il aurait alors été perçu comme adhérent aux valeurs « bourgeoises », plut à nombre de jeunes bourgeois américains iconoclastes). Un Américain avait une raison supplémentaire de choisir la France : sa tradition révolutionnaire aspirait à l’égalité, alors que la tradition américaine de la révolution de 1776 mettait l’accent sur la liberté individuelle. En effet, le mouvement des droits civiques réclamait avant tout la protection des droits individuels. Ce choix n’était pas une erreur tactique ; mais il devait être interprété comme la première étape vers un changement révolutionnaire.
Entre 1966 et 1968, la France offrait à la fois une initiation à Marx et une critique du marxisme. À la Fête de l’Humanité, on me refusa l’entrée gratuite alors que j’étais un camarade titulaire d’une bourse d’études. Ceux qui participaient aux réunions (plus petites et plus ouvertes) des trotskystes devaient s’inscrire sous un pseudonyme, ce qui renforçait le sentiment d’exaltation et le caractère exclusif d’une telle participation. La justification de cette pratique trotskyste tenait à l’idée que la révolution pouvait arriver à tout moment et que, sans une direction organisée et avertie pour donner le cap au prolétariat, elle pourrait échouer, ou être usurpée et détournée (comme cela avait été le cas, disait-on, en Union soviétique). Il en avait été pris bonne note : la théorie était nécessaire. Je me suis installé sur le campus de Nanterre, où je passais la majeure partie de mes journées à lire le Capital de Marx en observant une vilaine fumée jaunâtre s’échapper des bidonvilles avoisinants.
Entre 1966 et 1968, la France offrait à la fois une initiation à Marx et une critique du marxisme.
Plus tard, ce qui s’est cristallisé autour du Mouvement du 22 mars à Nanterre, avant de s’étendre à toute la France (et au-delà) n’avait pas grand-chose à voir avec Marx. Rétrospectivement, à gauche, les perdants étaient ceux que j’appelle les marxistes : les maoïstes, qui insistaient sur le fait qu’une véritable révolution ne pouvait être menée par des étudiants – avec cohérence, leurs disciples délaissèrent les campus et se tournèrent plutôt vers les banlieues ouvrières, où ils ne rencontrèrent aucun écho – et le Parti communiste (et ses syndicats) qui faisait de son mieux pour contenir ce mouvement inattendu. Pour ma part, toute la période des rassemblements précédant Mai 68 à Nanterre me donnait l’impression de me retrouver dans une réunion de la Nouvelle gauche aux États-Unis. C’était comme si tous ces étudiants surpolitisés qui s’étaient mutuellement échauffés sur le besoin d’apporter un soutien aux « paysans et ouvriers de X » plutôt qu’aux « ouvriers et paysans de X » s’exprimaient en anglais. Je n’avais plus besoin d’un petit dictionnaire marxiste-léniniste… J’étais venu en France à la recherche d’une théorie capable de donner un sens politique à mon expérience de la Nouvelle gauche, et non pour la réitérer dans une autre langue.
Une première réflexion à la suite des événements de Mai 68 me ramena à Marx. Quel était le lien entre les explorations philosophiques du jeune hégélien, dont l’analyse du capitalisme faisait l’examen des diverses ramifications de l’aliénation (à la fois Entfremdung et Entäusserung), et l’auteur du Capital, faisant la démonstration des contradictions internes et de l’effondrement nécessaire du capitalisme ? Le reflux de l’esprit de Mai semblait corroborer les arguments structuralistes de Louis Althusser, qui faisait une nette distinction entre l’œuvre « scientifique » de Marx et ses explorations philosophiques de jeunesse. La publication simultanée, en 1965, de son Pour Marx et des deux volumes de l’ouvrage collectif Lire le Capital semblaient apporter un fondement matériel à l’expérience de la Nouvelle gauche que j’étais venu chercher en France. D’aucuns ne réalisaient pas le prix politique qu’ils auraient à payer[6]. La dénonciation générale de l’idéologie au nom de la « science » ne laissait aucune place à la subjectivité propre à la Nouvelle gauche et au mouvement de Mai 68 ; le résultat éliminait le pôle de négativité caractéristique de la dialectique[7].
La voie allemande
Que les réflexes politiques soient similaires chez les partisans de la Nouvelle gauche n’annulait en rien la diversité de leurs héritages culturels ou historiques. À la différence de leurs homologues américains, les Allemands avaient accès aux textes originaux allemands. Cela pouvait conduire à des débats scolastiques sur l’interprétation de textes ou à des affirmations dogmatiques de supériorité par rapport aux simples militants. Dans les deux cas, l’attention était détournée de la créativité des interventions pratiques qui étaient en train de transformer rapidement le mandarinat qui avait survécu à la chute du nazisme dans le confort de l’Université.
La Nouvelle gauche allemande était sûrement plus intellectuelle que sa cousine américaine. Elle était aussi plus préoccupée par le passé. Elle n’avait pas seulement Marx ; elle avait en son sein des antifascistes rentrés d’exil qui avaient résisté aux tentations des deux totalitarismes. Cependant, dans le cas de l’École de Francfort, lorsque Horkheimer et Adorno rentrèrent, ils ne se considéraient plus comme des théoriciens critiques appartenant à la tradition marxienne. Ils s’opposèrent à ce que soient republiés les volumes de la Zeitschrift für Sozialforschung de 1932 à 1941. Horkheimer devint un universitaire reconnu, pendant qu’Adorno se taillait une vaste renommée grâce à ses interventions de critique culturelle à la radio. Mais leur réputation de radicaux les avait précédé. Les étudiants de gauche commencèrent à publier des éditions pirates, en photocopiant les textes originaux sur du papier grossier, reliées à la va-vite, souvent avec une couverture rouge, comme une sorte de samizdat !
Que leurs livres portent sur Marx ou l’École de Francfort, la Nouvelle gauche allemande était constituée d’une génération de lecteurs. Comme l’étaient, d’une certaine façon, toutes les Nouvelles gauches. Un aspect culturel qui distinguait les Allemands était l’idée d’un monde vécu (Lebenswelt) qu’il faut protéger de son instrumentalisation par le « système ». Le refus de traiter comme un moyen ce qui devrait être une fin en soi, que ce soit l’hégémonie capitaliste ou une science obtenue au détriment de sa propre humanité, est une tradition qui remonte aux Lumières allemandes et à Kant. Au plus fort de leur pessimisme, Adorno et Horkheimer ont élaboré une « dialectique des Lumières » ontologique et historique qui apparaît quand la raison se retourne contre elle-même et que la déraison vient à dominer, comme cela avait été le cas après 1933.
Les nouveaux radicaux allemands ne souhaitaient pas uniquement faire la critique du monde tel qu’il est ; ils voulaient le changer. Cherchant leur voie, ils sont remontés aux origines de la théorie critique. Ils ont découvert l’essai révolutionnaire de Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique et, ayant lu l’Homme unidimensionnel de Marcuse, ils se sont plongés avec passion dans la lecture des échanges entre Marcuse et Horkheimer, publiés la même année sous le titre Philosophie et théorie critique[8]. Puis ils sont remontés encore plus loin, jusqu’à Marx, à ses travaux de jeunesse en particulier. Leurs découvertes ont apporté une dimension supplémentaire à la théorie critique.
Ceux qui ont lu les œuvres en question ont dû être frappés par deux passages en particulier. Le premier, dans « Échanges de correspondance » qui était l’introduction du Deutsch-Französischen Jahrbücher, insiste sur le fait que : « Nous ne nous présentons pas en doctrinaires armés d’un nouveau principe : “Voici la vérité, agenouille-toi !” Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : “Renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c’est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat.” Tout ce que nous faisons, c’est de montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu’il doit faire sienne, même contre son gré [9]. » L’idée de critique immanente est ici clairement formulée. Mais cela n’était pas suffisant. Marx mit ensuite sa théorie critique en œuvre dans son introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L’homme, c’est le monde des hommes, c’est l’État, c’est la société [10]. » La tâche de la critique immanente est de « forcer ces conditions fossilisées à entrer en danse, en chantant leurs propres airs [11] ! », autrement dit, de révéler le monde vécu sous le système instrumental du capitalisme. Tandis que l’analyse se poursuit de façon plus concrète, par étapes immanentes, « l’homme » dont est parti Marx devient alors « le prolétariat », qui est à la fois le produit du capitalisme, mais aussi le sujet capable de changer le cours de l’histoire. Dans cette incarnation, le « monde des hommes » est un objet produit par un type de société réflexive ; néanmoins, il continue d’être un sujet capable de praxis et de compréhension, capable de faire la révolution !
Le problème pour la Nouvelle gauche était que le prolétariat conceptualisé par Marx n’existait plus. Cela semblait laisser deux possibilités pour une conception révolutionnaire de critique immanente. La première poursuivrait le projet sur le terrain de la culture, qui avait été jalonné par Adorno et Walter Benjamin, de plus en plus apprécié. La seconde fut proposée par les militants radicaux de la faction Praxis qui pensaient pouvoir « forcer ces conditions fossilisées à entrer en danse, en chantant leurs propres airs ». Mais les airs qu’ils chantèrent opposaient leur propre violence à celle d’une société injuste, et ce n’était pas assez. Certes, l’année 1968 avait vu les événements de Mai en France, suivis des violences policières à la convention du Parti démocrate à Chicago, la poursuite de la guerre au Vietnam et l’écrasement du Printemps de Prague par les chars de l’Union soviétique et de ses alliés. Chez chacune de ces nouvelles gauches, ce qu’on pourrait appeler la faction Praxis a fait valoir qu’en provoquant la violence de l’État, leurs actions contraignaient la classe dirigeante à révéler la main de fer dans le gant de velours. Cette possibilité superficielle et antipolitique a été dénoncée comme « fascisme de gauche » par Jürgen Habermas, l’héritier de l’école de Francfort, devant une assemblée de 2 000 militants, le 2 juin 1968. Bien qu’ultérieurement il ait concédé que ces mots avaient été mal choisis, il a continué de défendre ce jugement éloquent[12].
Le basculement dans la violence mit fin à ce que j’appelais le temps de l’innocence de la Nouvelle gauche. Même si cela n’a pas duré longtemps, la Nouvelle gauche américaine et son homologue française furent elles aussi atteintes par cette maladie, et aucune ne s’en est remise. La recherche d’une « dimension inconnue », capable d’inspirer une nouvelle Nouvelle gauche a continué, bien que l’on ait cessé de considérer Marx comme son instigateur. Dans la France du milieu des années 1970, comme pour expier les orthodoxies passées, l’antitotalitarisme est devenu une source d’inspiration pour les anciens partisans de la Nouvelle gauche. En Europe de l’Est, l’antitotalitarisme est devenu une réalité pratique : le mur de Berlin est tombé en 1989 et l’Union soviétique a disparu en 1991. Comme l’illustre le cas précédent de Telos, nombreux étaient ceux qui considéraient qu’une nouvelle Nouvelle gauche pouvait prendre corps autour du concept de « société civile ». Les héritiers de l’ancienne Nouvelle gauche qui avaient lu les travaux du jeune Marx en étaient familiers. Cependant, ceux qui l’adoptèrent ne prêtèrent pas suffisamment attention à l’origine du concept chez Hegel, qui considérait la société civile comme n’étant qu’une certaine forme de médiation entre l’immédiateté de la vie familiale et l’universalité de l’État politique. Une société civile autonome ne peut pas tenir par elle-même. Le renouvellement politique des médiations entre ce que Hegel a appelé la famille et l’État constitue aujourd’hui la « dimension inconnue » qui pourrait animer une nouvelle Nouvelle gauche.
Traduit par Alexandra Lalo
[1] - Cet article reprend un texte paru dans la Zeitschrift für Ideengeschichte (automne 2012). Une version augmentée en anglais paraîtra dans la revue en ligne Logos à l’été 2018 (logosjournal.com).
[2] - Voir Dick Howard et Karl E. Klare, The Unknown Dimension. European Marxism since Lenin, New York, Basic Books, 1972. Le sous-titre révèle notre intention politique.
[3] - Voir Karl Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure [1841], édition de Jacques Pommier, Paris, Ducros, 1970.
[4] - La Théorie de la justice de John Rawls, seulement publiée en 1971, ne joue aucun rôle dans cette histoire. Chez les Britanniques, l’existence d’une tradition syndicale toujours dynamique contribue à expliquer qu’une orientation orthodoxe du marxisme ait persisté parmi les sympathisants de la gauche.
[5] - Mon antitotalitarisme était influencé par le temps passé avec des étudiants dissidents à Prague pendant les étés 1967 et 1968. Plus tard, j’ai utilisé mon pseudonyme pour un article sur les étudiants dissidents tchèques qui s’appuyait sur des informations qui auraient pu nuire à des amis sur place…
[6] - Je faisais partie de la foule venue assister à la conférence d’Althusser, « Lénine et la philosophie », donnée à la Société française de philosophie le 24 février 1968. Althusser, qui restait membre du Parti, pouvait s’appuyer sur la science des structures pour critiquer des formes d’« idéologie » qui n’étaient pas conformes aux conceptions du Parti.
[7] - J’ai essayé d’éviter cette impasse dans la version révisée de ma thèse sur le développement de la dialectique marxienne. Le qualificatif de « marxien » plutôt que « marxiste » cherchait à montrer que le tournant vers l’économie politique était fondé sur l’élaboration dialectique des intuitions philosophiques du jeune Marx.
[8] - Les trois essais paraissaient dans le 6e volume de la Zeitschrift für Sozialforschung (1937). Voir Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1996.
[9] - Karl Marx, Œuvres III, édition de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 345.
[10] - Ibid., p. 382.
[11] - Ibid., p. 386.
[12] - Voir Dick Howard, « Habermas citoyen. Les “Petits écrits politiques” du philosophe allemand », Esprit, juillet-août 2015.