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Dans le même numéro

L'Enfant d'en haut, d'Ursula Meier

juin 2012

#Divers

Quand on aime le cinéma, c’est une satisfaction de voir les promesses d’un premier film devenir, dans un deuxième, des promesses tenues. Ainsi, à Naissance des pieuvres, de Céline Sciamma, qui, en 2007, exposait les comportements contradictoires et même parfois énigmatiques de très jeunes filles, a succédé, en 2011, Tomboy, film plus dépouillé, plus fort, sur une adolescente que les circonstances amènent à se faire passer pour un garçon pendant un été. De façon parallèle (et là aussi des personnages jeunes se heurtent à des problèmes), les promesses faites par Home, d’Ursula Meier, en 2008, se trouvent maintenant amplement confirmées par l’Enfant d’en haut.

Dès les premières images de ce nouveau film (le générique ne sera donné qu’à la fin), les mains d’un adolescent manipulent des vêtements et des objets de skieurs. La qualité des cadrages, la justesse des échanges visuels et sonores (la musique ne viendra que plus tard, et rarement), le rythme des plans successifs établissent dans l’écriture filmique un équivalent à ce que Delacroix, dans une lettre à Baudelaire, appelait « la partie musicale et arabesque » à laquelle devraient être sensibles ceux qui regardent un tableau. On ne s’étonne pas que, dans l’émission de Michel Ciment (sur France Culture), Présence du cinéma, du 28 avril, Ursula Meier ait déclaré que le choc initial à l’origine de sa vocation avait été l’Argent, de Bresson. Son adhésion à la recherche d’une expression spécifique n’a entraîné cependant aucune imitation explicite, même si la présentation des expériences vécues dans l’Enfant d’en haut retrouve assez souvent Pickpocket.

L’écriture est soutenue, chez Ursula Meier, par des sujets qui donnent une part active à l’espace et au temps. Le titre de Home était ironique (comme celui de la pièce de David Storey, où il désignait un asile de fous) : il s’appliquait à une maison dans la campagne, que vient longer une autoroute ; l’inutilisation prolongée de celle-ci crée un espace insolite, renforce la fantaisie qui caractérise la vie de la famille ; mais un jour, l’espace et le temps éclatent, en quelque sorte, en bruit et fureur. Pour ceux du « home », enfermement, puis fuite des enfants et folie de la mère. Dans l’Enfant d’en haut, les situations établies par la trame spatio-temporelle restent plus coutumières : en bas, vivent les habitants permanents de la vallée, notamment dans une petite tour caractéristique de l’urbanisme contemporain, près d’une route passagère ; ils sont plus ou moins démunis, les enfants désirent jeux et plaisirs ; en haut, ce sont les vacances joyeuses d’une station de sports d’hiver cosmopolite (la langue française y est presque minoritaire), des touristes à la fois agités et détendus, comblés et confiants. Entre le monde d’en haut et le monde d’en bas, une communication verticale : les cabines suspendues d’un téléphérique qu’emprunte assidûment Simon, adolescent qui vit avec une sœur aux occupations et fréquentations intermittentes et mal définies, nettement plus âgée. En haut, Simon se livre à des chapardages (sandwiches, objets utilitaires) et à des vols beaucoup plus conséquents (vêtements, casques, skis, grosses lunettes), butin qu’il donne, en bas, à sa sœur ou revend à des copains. Dans la vallée, ni misérabilisme ni revendications révoltées ; dans la montagne, ni outrecuidance caricaturale ni attitudes déplaisantes. Les deux espaces restent étrangers l’un à l’autre, voire étranges l’un pour l’autre. Du côté du temps, à l’explosion du trafic dans Home, longtemps retardée, mais dès l’origine inévitable, correspond ici le relâchement progressif, lui aussi inévitable, à la fin de la saison d’hiver, déclin qui transforme les activités de Simon en incertaines errances.

Simon trouve en ses copains des acheteurs, qu’il ne ménage pas, parfois des aides, qui ne sont pas toujours sûrs, par exemple un trop jeune acolyte, dont l’utilisation ne peut que se retourner vite contre lui. En haut, quelques adultes, notamment un jeune cuisinier étranger, deviennent des complices intermittents, qui le repoussent après l’avoir encouragé, voire grugé ; d’autres, après l’avoir découvert, le battent, le chassent. Parmi les riches touristes, il trouve des victimes crédules, faciles, parfois furieuses après une déconvenue ; il découvre aussi une manière de vivre charmante, chez une dame étrangère et ses candides enfants, petite famille avec laquelle il se montre serviable et même généreux ; pour eux, il devient Julien, fils de grands hôteliers. De toute façon, en haut, il est devenu un autre, souvent casqué, masqué par de grosses lunettes noires. Mais tous ses masques tomberont : à la dame, il devra plus tard avouer qu’il n’est pas Julien, mais Simon ; à un prétendant de sa sœur, il fera des révélations qui changeront brutalement les rapports entre eux trois (ne dévoilons pas cette surprise). « Une double vie, ce n’est pas une vie », gémissait déjà Molyneux/Chapel dans Drôle de drame.

Le film ne sollicite pas notre adhésion au comportement de Simon, mais notre sympathie, au sens strict, en nous transmettant sa présence et, conjointement, en préservant son mystère. Rarement film a autant exprimé, avec intensité et réserve, les aspects majeurs de l’adolescence : violence des sentiments profonds, vulnérabilité, facilité d’adaptation, puissance de refus. Dans l’émission Présence du cinéma mentionnée plus haut, Ursula Meier a dit que Courbet était, pour des raisons biographiques et géographiques personnelles, son peintre préféré. Or, un des meilleurs portraits dus à Courbet montre sa petite sœur Juliette âgée de treize ans : elle nous regarde bien en face, indéchiffrable, d’un regard qui nous interroge, sur elle, sur nous, sur tout. De même, dans les meilleurs moments du film, il s’agit pour nous, comme pour Néron dans le Britannicus de Racine, d’entendre des regards muets.

Les passages les plus complexes du film montrent l’attachement de Simon à sa sœur, si indéfectible qu’il entraîne aussi bien toutes ses hardiesses et imprudences de petit chevalier servant que des accès de jalousie, de rancœur. Quelques larmes, quelques sourires ponctuent disputes et réconciliations. Quelle fière pudeur, mais aussi quelle secrète reconnaissance éperdue dans le « merci » qu’il prononce, quand, pour une fois, c’est elle qui lui fait un cadeau : une petite chaîne d’argent qu’elle attache à son cou ! Quelle tension immobile quand, d’une haute fenêtre, il la voit rejoindre un jeune homme sur la route !

Le jeune Kacey Mottet Klein était un des enfants dans Home. La cinéaste l’avait acclimaté, patiemment, et fermement, à tout ce qu’implique un tournage. Elle avait été ensuite étonnée par sa disponibilité, ses trouvailles, par exemple en le voyant ressembler par moments dans son jeu à Isabelle Huppert, sa mère dans le film. Ursula Meier tenait à travailler de nouveau avec lui. Interprète de Simon, il convainc autant dans les moments d’expectative que dans ceux d’extrême activité, autant dans les moments où affleure sa tendresse que dans ceux où il se noue sur lui-même. Léa Seydoux est pour lui une partenaire d’élection, mais c’est lui qu’on suit d’un bout à l’autre du film, comme c’était elle qu’on accompagnait d’un bout à l’autre du film tout récent de Benoît Jacquot, les Adieux à la reine. D’un film à l’autre, elle quitte la cour de Versailles pour un monde d’en bas moderne et instable, précaire, où elle nous semble tout autre, même physiquement, beaucoup moins naïve, moins fragile en apparence, mais peut-être encore plus exposée aux blessures. Elle quitte aussi le rôle de protagoniste pour celui de deutéragoniste, mais non de repoussoir, dans le « couple » insolite qu’elle forme avec Simon. Elle ne le dirige pas, mais c’est, en profondeur, toujours en fonction d’elle qu’il agit et réagit. Plus incertaine et portée aux foucades, elle se comporte parfois plus en enfant que lui. Elle s’extériorise plus que lui, tout en demeurant plus inconnaissable.

Dans l’Enfant d’en haut, la direction d’acteurs nous permet de trouver en ceux-ci des personnes plutôt que des personnages.