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Photographie, film, destin. L'étrange affaire Angélica, de Manoel de Oliveira

mai 2011

#Divers

L’étrange affaire Angélica de Manoel de Oliveira

C’est la mort – ou la morte… Ô délice ! ô tourment !

Ce vers de Nerval, tendre et terrible, limpide et hermétique, peut servir de guide pour accéder au dernier film réalisé à ce jour par Manoel de Oliveira, L’étrange affaire Angélica. Il permet de placer d’abord sous le signe de la poésie toute réflexion analytique et critique consacrée à cette œuvre.

Au début du film, l’envoyé d’une riche famille, désireuse de fixer à jamais l’image d’une jeune femme qui vient de mourir, sollicite les services d’Isaac, jeune juif séfarade fixé à Porto, où il se livre à la passion absorbante de photographier changements et survivances dans le monde moderne. Il prend des photographies de la morte, paisible, gracieuse, entourée de fleurs, vêtue de la robe blanche qu’elle avait portée le jour de ses noces. À un moment, elle ouvre les yeux, lui sourit. Hallucination ? Réalité ? Dès lors la vie d’Isaac sera totalement bouleversée par une Chimère, pour reprendre le titre (ou le programme ?) de Nerval.

Oliveira s’attache à ce qu’il nomme (dans un entretien – auquel je me référerai souvent – avec Antonio Preto, en avril 2010) « le destin d’Isaac » d’autant plus qu’il utilise, pour l’épisode de la photo redonnant vie, une expérience personnelle « vécue dans des circonstances complètement différentes », et qu’il avait renoncé à un projet de film conçu sur ce sujet dès 1952 ; il en avait publié, plus tard, le découpage, persuadé que « la caméra est incapable de filmer les rêves et les pensées ». Soixante ans d’attente (et d’entente ?), voilà qui dépasse nettement même les décennies acheminant enfin Dreyer à réaliser Ordet, Bresson à réaliser Lancelot du Lac. Ce prodige renvoie à celui, beaucoup plus étonnant encore, de la longévité créatrice d’un auteur né en 1908, qui a parlé bien avant le cinéma et a profité, au long de sa carrière, de tant d’acquisitions, bien qu’il n’ait jamais considéré le progrès technique comme une fin en soi.

Tout en contant l’aventure individuelle, si particulière, de son héros-photographe, ce patriarche du cinéma (dont la longévité est multipliée par le travail continu, et par la réflexion sur ce travail) nous pousse à nous interroger, de façon générale, sur les possibilités opposées, ou complémentaires, de la création filmique. Selon Bazin (au début de Qu’est-ce que le cinéma ?), il ne faut pas opposer radicalement l’enregistrement du monde, à la suite de Lumière, et la création d’un monde imaginaire, à la suite de Méliès : « L’un est inconcevable sans l’autre. » Même en se mettant à vivre pour une morte, Isaac continue (comme Oliveira lui-même) à photographier les changements du monde réel, à Porto, sur les bords du Douro, fleuve magique pour tant de Portugais. Il a dans sa chambre des photos qu’il a faites d’ânes, emblème du vieux monde méditerranéen ; après son aventure insolite, il fixe des images confrontant des machines agricoles, implacables et bruyantes, et des paysans qui travaillent les vignes avec des bêches en s’accompagnant de chants rythmés (repris au long du générique final). Comme l’auteur des Chimères, Oliveira aime les chants légués par le passé. Dans un moment particulièrement dramatique interviendront des enfants qui chantent un chant sur les oliviers (dans lequel s’implique tout particulièrement… Oliveira).

Cependant ni les photographies du monde réel, ni la sollicitude de sa logeuse, ni l’inquiétude à son sujet des autres pensionnaires ne peuvent distraire Isaac de « l’étrange affaire Angélica  ». Affaire traduit assez mal, avec son relent policier, le portugais caso (qui évoque L’étrange cas du docteur Jekyll de Stevenson). Les cinéphiles penseront aussi à L’étrange aventure de David Gray, sous-titre du Vampyr de Dreyer, et à « l’aventure » qui, dans Pickpocket, « réunira deux âmes », selon le commentaire écrit qui précède le film de Bresson, repris dans la célèbre phrase finale sur le « drôle de chemin ». Comme David Gray, Isaac, qu’Oliveira définit comme « un homme cultivé et spirituel, avec un penchant à la métaphysique », est un être intuitif, prédestiné ; comme Michel le pickpocket dans le vol à la tire, il se livre dans la photographie à des captures, car, dit encore Oliveira, « filmer, photographier est violent ». Jusque dans son apparence physique, ses attitudes, ses vêtements, ce beau jeune homme si correct (malgré un chapeau inhabituel) rappelle les héros quelque peu somnambuliques de Vampyr et de Pickpocket, ces aventuriers volontaires.

Autour d’Isaac, choses et êtres, ville, campagne, fleuve, riches propriétaires, ingénieurs très modernes, cultivateurs, animaux, sont bien authentiques, quotidiens, Oliveira l’établit avec insistance. Pourtant son aventure s’inscrit dans la lignée d’œuvres où l’amour transcende surnaturellement la mort, telles que La morte amoureuse de Gautier (« forme svelte et blonde ») ou Véra de Villiers de l’Isle-Adam (« présence flottant dans l’air », « magnétisme exquis »). En fait, les apparitions d’Angélica venant hanter rêves et rêveries d’Isaac ne seront pas données comme des intrusions du merveilleux, mais comme les manifestations d’une obsession. Pour l’essentiel, Oliveira maintient une ambiguïté qui, selon Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, caractérise le fantastique (faut-il expliquer certains faits par le surnaturel ou par le rationnel ?) : les photos réalisées par Isaac et suspendues dans sa chambre « ne confirment ni ne dénient le sourire d’Angélica ». Ce dernier film est beaucoup plus subtil et convaincant que Le couvent, de 1995.

Isaac est lié comme par un sacrement à la jeune femme après l’avoir photographiée dans sa robe de mariée (de même que le jeune époux de La Vénus d’Ille s’unit à la statue en lui passant son anneau de mariage au doigt). Les séquences où la forme d’Angélica vient inviter Isaac au voyage, lui fait quitter la terre pour flotter dans les airs et plonger dans les eaux du Douro évoquent les transparences et les surimpressions facétieuses de Méliès ou les passages les plus réussis de La nuit fantastique, dans lesquels L’Herbier rendait hommage au vieux maître. Pourtant Isaac sort brisé de ces charmants rêves et de ces fantasmes enfantins, voué à des obsessions de plus en plus torturantes. L’effroi ne réside pas dans les escapades nocturnes, mais dans les réveils, dans les bruits parfois puissants qui sonnent « comme un départ » (dirait Baudelaire), dans une foule de présences qui cessent d’être anodines pour devenir déstabilisantes.

Comme dans le film précédent (lui aussi histoire d’une double possession), Singularités d’une jeune fille blonde, Oliveira multiplie cadrages soignés et constructions d’images symétriques qui authentifient et enracinent. Mais cette fois tout devient signe : la statue qui sur la route menant à la grande propriété indique du bras une direction ; dans la grande maison, la décoration présentant ici une colombe, là l’étoile juive ; le gros poisson rouge tournant prisonnier dans un bocal étroit ; l’oiseau chéri de la logeuse, trouvé mort dans sa cage ; les grilles fermant le cimetière ; et même, de façon plus détendue, voire humoristique, la sécheresse prétentieuse d’une servante-cerbère et les demandes trop réitérées d’un mendiant. Tout particulièrement, les photos de paysans brandissant une bêche changent de portée et de valeur quand, au grand scandale de la logeuse, elles entourent et cernent celles du visage « angélique » de la jeune morte. Comme le remarque Jean Mitry, dans son Esthétique et psychologie du cinéma, « toute image prend un sens », « l’image signifie autre chose que ce qu’elle montre ».

Au bout du chemin, Isaac, éperdu, traqué, anéanti, est aussi libéré. Il est significatif et émouvant que ce soit un créateur chargé d’ans et d’expérience, au point de sembler défier le temps, qui formule ce diagnostic :

Le destin [d’Isaac] pourrait signifier que la seule vraie libération de l’homme est la mort, comme nous le montre Dreyer dans Gertrud : la recherche d’un amour absolu qui ne se trouve que dans la mort.

Un vers de Nerval ouvrait cette approche du film d’Oliveira, un vers de Mallarmé la conclura :

Ô Mort le seul baiser aux bouches taciturnes !