Maria Casarès et le cinéma
Le théâtre est une chose très éphémère et l’on est très touché quand quelqu’un vient vous parler d’une image qu’il a gardée en lui-même pendant des années1.
Maria Casarès reconnaissait la fugacité du théâtre. Le cinéma, qui pour elle a peu compté, prend sa revanche. Désormais, selon le titre d’une pièce de Nathalie Sarraute qu’elle a jouée avec humour, Elle est là : dans ses films. Ils gardent son visage, sa voix, sa présence.
Carrière théâtrale, moments de cinéma
Au théâtre, carrière exemplaire, de 1942 à 1996.
J’ai maîtrisé ma carrière dans la mesure où j’ai très rarement joué une pièce que je n’aimais pas […] J’ai tout fait pour être libre de choisir. Est-ce cela qui a appelé des auteurs2 ?
Camus, Sartre, mais aussi Claudel, Gracq et Green, ou encore Béjart, Genet et Copi.
Au cinéma, une non-carrière. Une dizaine de films vers 1945-1950, mais seuls comptent en 1945 Les enfants du paradis de Carné et Les dames du bois de Boulogne de Bresson, en 1948 La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque, en 1950 Orphée de Cocteau. Puis, de loin en loin, des apparitions, dont Le testament d’Orphée (1960), La lectrice de Michel Deville (1988).
D’où, en 1948 déjà, les regrets de Roger Régent :
Après Les dames du bois de Boulogne, Maria Casarès devenait une figure cinématographique ; elle avait eu la chance d’entrer au cinéma sous la conduite de Carné et de Bresson : elle n’aurait su mieux choisir. L’espoir que nous avions mis en elle fut vite déçu. On la vit plus tard se livrer à des sujets et à des auteurs indignes d’elle ; elle montrait ainsi, comme tant d’autres acteurs ou écrivains, qu’elle méprisait le cinéma3.
Mais est-ce bien de mépris qu’il s’agit ?
Recherche ici, (in)soumission là
Je suis née en novembre 1942 au théâtre des Mathurins4 […] Ma patrie est le théâtre.
Vilar note :
Maria me précède dans la recherche soit du personnage, soit du sens général de telle scène ou du sens particulier de tel détail. […] Plus que son talent, c’est ce goût, cette passion comme familière et permanente de la recherche qui en elle me surprend5.
Et Lavelli :
Son jeu me paraît d’une nature rarement trouvée dans le théâtre, d’une certaine manière très proche de l’écriture6.
Genet clôt les Lettres à Roger Blin7 sur Les paravents
par le nom de cette femme admirable qui tout le temps vous a aidé avec sa fougue ibérique : Maria Casarès.
Et le cinéma ?
Mes premiers rapports avec le cinéma […] furent virulents, hagards, hallucinants même, et je plains Marcel Carné d’avoir eu à me supporter8.
Carné écrit à propos des Enfants du paradis :
Tout se déroula sans encombre si l’on excepte la nervosité de Maria Casarès […]. Elle était prise en effet d’un tremblement convulsif dès que je disais « moteur ». Il me fallait arrêter, lui prendre les mains dans les miennes un bon moment9.
À la terreur de la débutante devant le viol de la caméra succéda lors des Dames du bois de Boulogne la révolte de l’actrice (conforme à son rôle !) :
Il me semblait déjà que le seul créateur véritable d’un film devait en être le metteur en scène, une sorte de nouvel écrivain, d’étrange peintre […] Robert Bresson est venu confirmer mes soupçons au-delà de mes espérances […] Je l’ai vu même une fois se promener devant moi pendant vingt minutes, répétant une petite phrase que je devais dire moi, après, spontanément d’ailleurs. Cette phrase, c’était : « Ah, Jean, vous m’avez fait peur », je ne l’oublierai jamais, et cherchant l’intonation juste pour me l’inculquer ensuite avant de tourner. Mais alors que devenait le comédien ? […] Je n’ai jamais haï quelqu’un comme j’ai haï Robert Bresson sur le plateau […] Mais je le comprenais en même temps et même il m’intéressait10.
Conclusion :
Moi, j’ai besoin du théâtre, pas du cinéma […] Le cinéma, oui, si je mettais en scène11.
Propositions pour la Sanseverina
Adorant La Chartreuse de Parme, Maria Casarès a souffert de la déperdition subie par le roman. Malgré un prix pour ce rôle à Locarno, elle disait avoir présenté, non joué, la Sanseverina.
Tout le personnage de la duchesse Sanseverina est copié du Corrège, c’est-à-dire produit sur mon âme le même effet que le Corrège12.
La Sanseverina du film – coiffures et toilettes élaborées, taille mince, regard profond – évoque plutôt certains portraits de Goya, mais perd-on au change ? Où l’on perd, c’est dans ses rapports avec Fabrice : sa tendresse absolue devient attirance banale, sa jalousie dominée devient revendication suivie de rupture. De même, la disinvoltura qui orchestre ses rapports avec le prince de Parme fait place à des jeux d’éventail ; l’esclandre à rebondissements ouvrant la seconde partie du roman n’est plus qu’une entrevue éclair avec cris méprisants. Préférons des images d’attente, le visage grave encadré par la portière d’une calèche.
Des acteurs nés la même année incarnant la duchesse et son neveu, comment croire, même si Gérard Philipe paraît très juvénile, qu’elle a élevé « cet enfant » ? L’absence de distance d’âge avec Renée Faure est également gênante, mais les moments réunissant les deux actrices sont ceux où passe le plus d’émotion. La Sanseverina est d’abord la meneuse de jeu et pourtant l’obligée de Clélia, dont l’aide est nécessaire pour l’évasion de Fabrice ; puis, Clélia la suppliant d’intervenir pour sauver le jeune homme de nouveau prisonnier, elle se sacrifie, se donne au prince pour obtenir sa grâce.
Stendhal avait voulu une œuvre à deux héroïnes. Or les autres films importants de Maria Casarès la mettent aussi en face d’une rivale victorieuse dans le conflit des sentiments, sinon dans celui des rôles. D’autre part, avec Prévert, Cocteau (dont les dialogues lient Les dames du bois de Boulogne à Orphée) et d’une certaine façon Stendhal, elle a chaque fois des textes à dire. Sa voix frémissante, ses intonations insolites sont inséparables des images. Dans la variété de ses rôles, au cinéma et au théâtre, elle était une interprète, au sens plein, ne se préférait jamais à l’œuvre.
La princesse et la « poésie de cinéma »
Béatrix Dussane apprit avec joie que Cocteau ferait tourner son ex-élève du Conservatoire :
Il saura, lui, la mettre dans un climat poétique, fantastique au besoin, favorable à ses dons personnels13.
Quelle diversité de présence dans Orphée ! Princesse étrangère, elle initie Orphée aux rites qui introduisent le jeune Cégeste dans le monde de la mort. Son ton ? Une ironie qui crépite. Son mode grammatical favori ? L’impératif. Son rythme ? « Ne traînez pas. Je n’aime pas qu’on traîne. » Cheveux tirés, longue robe noire, courte veste claire, longs gants noirs. Elle n’hésite pas, ne recule pas, s’engouffre dans les miroirs. Orphée la suit au long des rues, la perd, demande si l’on a vu « une jeune femme très mince, très élégante, qui marchait très vite ». Image tout opposée à celle de Nathalie dans Les enfants du paradis. Dans Orphée, le rôle de celle qui reste revient à Eurydice. La princesse, plus que la Garance des Enfants, apparaît, disparaît. Orphée, obsédé, écrase un chausson tricoté par Eurydice pour l’enfant à venir, comme Baptiste repoussait Nathalie et passait devant son fils sans le voir.
Plus loin, la voix de Cocteau présente « la Mort d’Orphée » contemplant Orphée endormi. Sommeil et rêve, désir et mort : thèmes des meilleurs poèmes de Cocteau, des images les plus troubles du film. Les draperies de la Mort ne laissent à nu que le visage et les mains. La deuxième fois (selon la voix, elle vient chaque nuit), naissance des cheveux, sourcils, lèvres fardées, tout est noir sous la draperie pâle ; les vrais yeux clairs sont devenus de noirs yeux démesurés (dessinés sur les paupières closes). Méduse sans serpents, Érinnye sans colère, regard irrassasiable.
Interrogée par des juges pour avoir sans ordre emmené Eurydice, elle reste impassible. Elle ne s’émeut que dans sa seule vraie conversation avec Orphée, jure de s’unir à lui pour toujours. (Dans Le testament d’Orphée, la princesse et son aide Heurtebise devront à leur tour juger Cocteau. La princesse retrouvera sa fierté, unie à un tremblement intérieur – le jour où la séquence fut tournée, l’actrice apprit la mort de Gérard Philippe, sans la révéler à Cocteau. Un très gros plan présentera ses yeux, point d’orgue de sa dernière belle présence à l’écran.)
À la fin, plus de cheveux tirés : libres ondulations sur les épaules. Plus de robe étroite, de draperies serrées : cascades d’étoffes moirées, telles celles que Bérard, à qui le film est dédié, aimait chez les princesses de Pisanello. Comme d’autres créatures de Cocteau usaient de magie pour ensorceler un mortel avant de le sauver en se sacrifiant, l’enchanteresse dans Renaud et Armide, le Sphinx dans La machine infernale, la princesse, les yeux pleins de larmes, livre le corps d’Orphée au travail de Cégeste et Heurtebise, dans la zone entre deux mondes : « Courez ! Volez ! Renversez les obstacles. » Elle remonte le temps, remet Orphée et Eurydice dans leur passé. Cocteau a écrit à Maria Casarès :
Vous êtes la seule au monde qui puisse jouer ces rôles au-dessus des rôles14.
Sa création dans Orphée est exceptionnelle, mais cette abstraction enflammée n’a pas la richesse humaine de ses deux premiers rôles, donc gardés pour finir.
Nathalie et les Funambules
Dans Les enfants du paradis, les héros masculins apparaissent dans le sillage de Garance, puis gravitent autour d’elle. Nathalie, liée au seul Baptiste, dessine avec Garance et lui des rapports plus simples : dès son premier dialogue avec Baptiste, la rose qu’il tient, lancée par Garance, fait de la jeune fille celle dont l’offrande est repoussée. Les autres, même Garance, sont partagés entre ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Nathalie adhère à elle-même, persévère dans son être. Ils évoluent dans des lieux divers, parfois dans un éclairage nocturne, « poétique ». Nathalie, toujours exposée à la lumière, ne paraît, sauf à la fin, qu’à l’intérieur du théâtre des Funambules : Colombine ingénue, lavandière accorte, enfin mondaine savamment coiffée pour Marchand d’habits, portant une robe à dessins ton sur ton.
Pendant la première pantomine, la douleur fige Baptiste, qui voit Garance en coulisse avec Frédérick. Nathalie crie son nom, le fait revenir à lui-même, à elle-même, au théâtre qui les unit. D’où son intervention dans la loge de Garance, quand celle-ci va répondre aux aveux de Baptiste. Dans la deuxième époque du film, Baptiste, au lieu de danser avec elle, quitte la scène pour rejoindre Garance (Frédérick lui a dit qu’elle est dans une loge, mais elle est partie, car Nathalie lui a envoyé son jeune fils en messager). Il fuit à la fois sa femme et le théâtre, seul lieu pourtant où, pour ce vrai funambule, l’action est la sœur du rêve.
Sortant enfin du théâtre pour l’hôtel de Mme Hermine où Baptiste occupe une chambre, Nathalie remercie celle-ci de l’avoir prévenue. Le jour du Carnaval, elle vient avec leur petit garçon, qu’elle laisse en bas. Portant chapeau et gants, endimanchée, elle détonne dans l’intimité des amants. Elle s’excuse : elle croyait trouver Baptiste seul. Si Garance, déjà résolue à repartir, se comporte dignement, Baptiste n’oppose à Nathalie qu’un piteux embarras et fuit en appelant Garance. Comment la blâmer de supplier : « Et moi, Baptiste, et moi ? »
Hélène et le cinématographe
Bresson aimait Diderot : « De temps en temps il trouve une chose étonnante15. » Dans Jacques le fataliste l’histoire de Mme de La Pommeraye l’a séduit par sa construction serrée. Il a modernisé l’intrigue, dépouillé les données extérieures pour creuser cette chose étonnante : les rapports noués entre quelques êtres, leurs divisions intérieures.
Hélène occupe tout le début des Dames du bois de Boulogne, rapide, prenant, qui exprime et n’explique pas. En manteau de fourrure et robe du soir, cheveux sur les épaules, elle écoute les larmes aux yeux l’ami qui la raccompagne en taxi, mais elle affirme que Jean l’adore. Chez elle, elle trouve Jean, lui dit ne plus l’aimer, il avoue avoir été coupable le premier. Déjà elle simule et dissimule.
La vengeance singulière à laquelle elle se consacre la boucle encore plus sur elle-même. Maria Casarès a défini la progression du personnage :
À la fin, elle se laisse prendre à son propre jeu ; elle devient vraiment dure. Il faut qu’elle soit effroyablement inconsciente pour faire ça à cette petite : la douleur et l’orgueil16.
La rigueur du rythme, la brièveté des séquences, les liaisons elliptiques renvoient à la volonté d’Hélène, qui devient un double du réalisateur en demandant : « Elles vous plaisent, mes dames du bois de Boulogne ? », en jouant au piano le thème principal de la musique du film. Mais, avant même que sa victoire soit transformée en échec par Jean et Agnès (qu’elle conduit en fait à se dépasser), son aride maîtrise la renvoie à sa solitude, sa blessure. Quand Jean, à qui elle a laissé connaître l’adresse d’Agnès, la quitte en disant « À demain », elle répond à une femme de chambre projetant de remettre demain à Monsieur ses gants oubliés : « Il ne viendra pas demain. » Quand Jean s’enthousiasme pour la lettre qu’elle a dictée à Agnès, elle murmure, accoudée à sa cheminée : « Comme vous l’aimez ! » et retourne à son piano pour dérober ses larmes. Vulnérable, elle porte, dans ces scènes d’intérieur, et d’intériorité, de longues robes gracieuses, accordées à ses cheveux annelés. Inflexible, elle arbore de longs manteaux, de vastes manchons, une chevelure stricte sous des toques de fourrure lors des luttes décisives : rencontre au bois, découverte d’Agnès portant des boucles d’oreille, révélations lors du grand mariage par elle organisé.
Nulle violence, même pour jouir de sa vengeance, mais une constante intensité, minée et nourrie par la détresse. Maria Casarès, en intériorisant son énergie passionnée, devint selon Bresson, « admirable de non-tragédie17 ». Cet équilibre entre chaleur et réserve annonce les Notes sur le cinématographe18 :
Production de l’émotion obtenue par une résistance à l’émotion.
À chaque vision des Dames du bois de Boulogne, Maria Casarès mérite l’éloge de son partenaire :
J’aime l’or. Il vous ressemble. Chaud, froid. Clair, sombre. Incorruptible.
- 1.
Propos recueillis par Gilles Costaz, Le Matin de Paris, mars 1987. Du moins restent filmées l’image de lady Macbeth somnambule dans le court-métrage de Franju Le Théâtre national populaire (1956) et une représentation du Triomphe de l’amour de Marivaux par la troupe de Vilar.
- 2.
Ibid.
- 3.
Roger Régent, Cinéma de France. De « La fille du puisatier » aux « Enfants du paradis », Paris, Bellefaye, 1948. Écrit avant Orphée.
- 4.
Dirigé par Marcel Herrand et Jean Marchat. Elle avait vingt ans. Résidente privilégiée, Paris, Fayard, 1980.
- 5.
Jean Vilar, Memento, « 3 juin 1955 », Paris, Gallimard, 1981.
- 6.
Le Songe de Maria, par Olivier Poivre d’Arvor. L’Avant-Scène théâtre, no 773, juillet 1985.
- 7.
Paris, Gallimard, 1966.
- 8.
Gros plan pour la télévision, par Pierre Cardinal. Radio-télévision-cinéma, no 426, 16 mars 1958.
- 9.
Marcel Carné, la Vie à belles dents. Souvenirs, Paris, Jean-Pierre Ollivier, 1975.
- 10.
Voir note 8. Le tournage d’Orphée fut heureux : Cocteau, selon Maria Casarès, avait le goût ou la ruse de faire croire aux acteurs qu’ils créaient avec lui. Même bonheur (mais il s’agit de théâtre) pour Les bonnes de Genet, téléfilm de Michel Dumoulin (1985).
- 11.
Voir note 6.
- 12.
Stendhal, projet de lettre à Balzac, octobre 1840.
- 13.
Béatrix Dussane, Maria Casarès, Paris, Calmann-Lévy, 1953 (journal tenu par le professeur, la spectatrice, l’amie).
- 14.
Lettre reproduite dans Berthe Judet, Maria Casarès. Photobiographie, Montrouge, Atelier des Bruges, 1984. Autre rôle au-dessus des rôles : La reine verte, de Béjart en 1963. Ce spectacle a été filmé et a restitué une image éblouissante de l’actrice à la fin d’un hommage rendu par Lavelli, Béjart, Chéreau, Sobel et de nombreux comédiens le 20 janvier 1997 au théâtre de la Colline.
- 15.
Paul Guth, Autour des Dames du bois de Boulogne, chap. XVI, Paris, Julliard, 1945.
- 16.
Ibid., chap. XII.
- 17.
Souvenirs recueillis par Les Nouvelles littéraires, 26 mai 1966.
- 18.
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.