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Photo : Christian Lue via Unsplash
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Le projet européen face au printemps arabe

L’inaction des décideurs face à la recrudescence des printemps arabes est peut-être un autre signe de l’enlisement du projet européen. La demande citoyenne des révolutionnaires n’a reçu que des réactions opportunistes, cantonnées aux questions sécuritaire et migratoire au détriment des valeurs démocratiques.

Dans un monde arabe en ébullition, la passivité des Européens laisse place aux ambitions d’autres puissances, parrains déclarés de projets contre-révolutionnaires. Soutenir les aspirations démocratiques des peuples de la région ne semble pas la priorité des décideurs européens, qui développent plutôt une stratégie d’endiguement des conflits et de limitation de leurs effets sur le plan sécuritaire et migratoire. Que peuvent réellement les Européens ? Les circonstances géopolitiques actuelles favorisent-elles la promotion des valeurs européennes dans les pays secoués par la seconde vague du printemps arabe ?

Timides réactions européennes

À l’instar des réactions constatées lors de la première vague révolutionnaire, l’Union européenne semble hésitante et sans réelle stratégie pour accompagner la dynamique en cours dans le monde arabe. En réaction aux récentes mobilisations en Algérie, au Soudan, en Irak et au Liban, elle adopte les mêmes réflexes et tient le même discours : la condamnation des violations des droits de l’homme, l’accompagnement des réformes politiques et des financements sous forme de prêts pour remettre la machine économique en marche.

La diplomatie européenne dans le monde arabe, rattrapée par la Realpolitik, se concentre sur les enjeux sécuritaires, en particulier la gestion des migrations. Un rapport du Parlement européen, paru en 2019, souligne que « l’Union n’a pas réussi à acquérir une réelle et concrète influence politique et économique1 » dans la région. Le moment de crise que traverse le projet européen, la nature des relations qu’entretiennent certaines capitales européennes avec les pays concernés par les derniers soulèvements et la complexité des enjeux stratégiques de la région expliquent la fébrilité des Européens. Pourtant, les engagements avec la plupart des pays arabes accordent la priorité aux réformes politiques. Les Européens auront-ils l’audace de mobiliser les autres outils dont ils disposent (le mécanisme « Facilité pour la société civile », l’Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme et le Fonds européen pour la démocratie) ? La question reste ouverte.

En dépit des multiples résolutions du Parlement européen sur la situation des droits de l’homme en Algérie, par exemple, l’Europe se montre peu exigeante envers ce pays du Maghreb. Dans ses rapports avec Alger, Bruxelles développe un certain pragmatisme et s’adapte aux mutations de la scène régionale. Cherchant à garantir sa sécurité par la coopération avec un pays partageant des frontières avec la Libye et certains pays du Sahel, les Européens n’hésitent pas à sacrifier les questions démocratiques. Dans un rapport sur l’état des relations entre l’Union européenne et l’Algérie, la Commission européenne souligne la place importante qu’occupent la stabilité régionale et la coopération en matière de migration et de mobilité2. Écartelée entre le défi démocratique et le sécuritaire, la politique algérienne de Bruxelles est prise dans des contradictions.

Au lieu de traiter les causes de l’instabilité, à travers le soutien à une véritable transformation politique des sociétés arabes, comparable à celle expérimentée dans le sud et l’est de l’Union européenne, l’action européenne s’est réduite à la recherche de solutions immédiates à des problèmes profonds. Il s’agit d’une vision à court terme, répondant aux calendriers électoraux locaux, plutôt qu’une approche mutuellement bénéfique s’inscrivant dans la durée.

Vers la diplomatie des valeurs ?

Dans un contexte de ralentissement économique qui réduit sa puissance, l’Union européenne traverse un moment difficile. Au nom du souverainisme, les populistes appellent à l’abandon du projet humaniste et universaliste porté par les pères fondateurs de l’Union. Un « moment réactionnaire » de l’Europe fragilise la légitimité et la capacité d’action de l’Union européenne à l’intérieur comme à l’extérieur3. Le retrait du Royaume-Uni, qui connaît bien la scène moyen-orientale, accroît les difficultés des Européens à se faire entendre.

Hormis le Royaume-Uni, les autres pays européens modulent leurs attitudes en fonction de leurs préoccupations nationales. La Grèce, l’Allemagne et l’Italie s’intéressent davantage à la gestion de l’équation migratoire, devenue un enjeu majeur de politique intérieure pour ces pays. Les relations historiques et culturelles que la France entretient avec la région, les intérêts économiques qu’elle y détient et les positions médianes qu’elle a prises dans les conflits du Proche-Orient la prédisposent à jouer un rôle de premier plan. Toutefois, la question des réformes politiques demeure sensible. Indépendamment des pressions exercées récemment par Paris pour une refonte du système politique libanais, la diplomatie française se montre prudente. Lors de sa visite à Bagdad, début septembre 2020, le président Macron a évoqué les questions sécuritaires et les réformes économiques en ménageant ses interlocuteurs, malgré des manifestations populaires réclamant un changement de régime politique.

Les décideurs à Bruxelles restent fidèles à l’idée selon laquelle le soutien aux régimes en place reste le seul moyen de garantir les intérêts économiques et sécuritaires.

Face aux revendications légitimes des peuples arabes, les décideurs à Bruxelles restent fidèles à l’idée selon laquelle le soutien aux régimes en place reste le seul moyen de garantir les intérêts économiques et sécuritaires. Les révolutions survenues depuis 2010 ne semblent pas infléchir cette tendance. Les Européens doivent-ils renoncer à promouvoir la démocratie au sud et à l’est de la Méditerranée ? Dans le monde arabe, les ambitions déclarées des pays de la région, l’hégémonie américaine, le retour des Russes et la percée économique chinoise réduisent considérablement la marge d’action de l’Europe. Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, se demande comment l’Union européenne peut transformer sa force auparavant portée par la puissance économique, en une force fondée sur l’influence de ses valeurs4.

La réponse à cette question devra être une priorité pour les Européens s’ils souhaitent garder un certain crédit dans une région qui connaît un sursaut citoyen depuis une décennie. Les revendications citoyennes portées par les mouvements sociaux arabes s’inscrivent en faux contre le déterminisme culturaliste, avancé par tant de chancelleries occidentales pour ajourner les réformes et composer avec les autocrates arabes. Certes, les compromis peuvent assurer momentanément certains intérêts mercantiles. Néanmoins, ils ne peuvent que desservir l’idéal démocratique dont rêvent les peuples arabes.

  • 1.Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, « Sur l’après-printemps arabe : la voie à suivre pour la région MENA », février 2019.
  • 2.Commission européenne, Rapport sur l’état des relations Union européenne-Algérie dans le cadre de la politique européenne de voisinage rénovée, mars 2018.
  • 3.Voir Bastien Nivet, « L’union européenne à l’heure du “moment réactionnaire” », Revue internationale et stratégique, no 106, 2017, p. 101-110.
  • 4.Enrico Letta, avec Sébastien Maillard, Faire l’Europe dans un monde de brutes, Paris, Fayard, 2017.

Smail Kouttroub

Smail Kouttroub est professeur de relations internationales et de géopolitique à l'Université Mohammed V-Souissi Rabat.

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