Disparitions, prisons secrètes et restitutions extraordinaires : comment perdre la « guerre contre le terrorisme »
En choisissant le registre militaire pour contrer le terrorisme, les États-Unis ont tourné le dos à leur propre tradition juridique, dérogé aux normes internationales et abîmé leur prestige. Ce bilan des procédures d’exception montre que si les principes fondamentaux sont malmenés, leur efficacité n’est pas flagrante pour autant.
Les autorités américaines, suivies par une large part de la population, semblent avoir été séduites par l’admonition du Machiavel des Discours, selon lequel une République, si elle veut éviter la ruine, doit parfois « rompre » avec l’« ordonnancement » de ses propres principes fondamentaux. Pareille idée avait déjà ressurgi au milieu du siècle dernier dans le livre terrifiant de Clinton Rossiter, la Dictature constitutionnelle, qui affirmait :
Aucun sacrifice n’est trop grand pour notre démocratie, en particulier le sacrifice temporaire de la démocratie elle-même.
Je ne peux imaginer idée plus dangereuse dans quelque démocratie constitutionnelle que ce soit. Cette idée retrouve pourtant une certaine faveur de nos jours.
Je ne reviendrai pas ici sur les risques bien connus de désinformation, de tergiversation, d’inclination au mensonge, de fuite devant les responsabilités et d’excès qui accompagnent un pouvoir sans contrôle. J’insisterai en revanche sur la manière dont les États-Unis, parfois avec l’encouragement de leurs alliés, ont trahi leurs valeurs fondamentales. Aujourd’hui les États-Unis tolèrent, voire semblent ordonner directement, des disparitions. Faire disparaître une personne est un crime international.
Le groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires est une des « procédures spéciales » du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Il fut créé pour attirer l’attention du monde sur le fléau continuel des disparitions et permettre que le sort des victimes soit élucidé. Ce panel de cinq experts indépendants a été établi dans les années 1980 essentiellement pour traiter des abus des régimes militaires en Amérique latine. Le comité a ensuite étendu son analyse à l’ensemble de la planète. Les cas que nous recevons actuellement proviennent de pays aussi divers que l’Algérie, la Colombie, l’Inde, le Népal, la Corée du Nord, la Russie, le Rwanda et le Soudan. Selon notre rapport annuel 2004, nous traitons activement 41 909 cas impliquant 79 États. Durant les cinq dernières années, nous avons clarifié 6 270 cas, en ce sens que nous avons, dans chacun de ces cas, découvert le sort ou l’emplacement d’une personne portée disparue.
Trois années de négociations ont permis de conclure en septembre 2005 un nouveau traité sur les disparitions. Bien qu’il n’ait pas encore été formellement approuvé par l’Onu et ne soit donc pas entré en application, il vaut la peine de le citer car il contient la plus récente définition de ce qu’est une disparition :
Art 2. Aux fins de la présente convention, on entend par disparition forcée, l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté commise par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi.
Cette définition est entièrement conforme à la pratique du comité durant le dernier quart de siècle. La disparition est caractérisée lorsqu’à la privation de liberté commise par les agents de l’État ou avec la connivence de l’État s’ajoute le refus de reconnaître cette privation de liberté ou la dissimulation du sort de la personne ainsi disparue. Je ne considère pas la référence au fait de placer la personne hors de la protection de la loi comme un élément s’ajoutant à la définition – il n’est qu’une simple explication de l’effet de ladite disparition.
Le monde obscur des disparitions est soumis à un phénomène émergent, à la fois nouveau et perturbant. Le groupe de travail constate des liens de plus en plus forts entre la prétendue « guerre contre le terrorisme » et les disparitions qui se produisent autour du globe. Ces liens se produisent dans trois contextes différents : 1) la répression justifiée par les campagnes antiterroristes dans nombre d’États en développement et dans les pays en transition ; 2) la pratique américaine des restitutions extraordinaires, dont il semble que les alliés occidentaux aient été les complices ; et 3) l’existence de « prisons fantômes » où il apparaît que les personnes suspectées de terrorisme sont détenues sur l’ordre des autorités de sécurité américaines.
Des « bandits » aux « terroristes »
Il y a quelques années à peine, les gouvernements s’expliquaient sur les cas de disparitions pointés par le groupe de travail que lesdits disparus étaient des « ennemis de l’État », des « éléments criminels » ou encore des « bandits ». Depuis le 11 septembre 2001, il est fréquent qu’une personne portée disparue soit dite « terroriste », ou complice d’un terroriste. Ainsi en va-t-il régulièrement en Algérie, en Chine, en Colombie, en Indonésie, au Népal et en Russie. Les autorités de ces pays évoquent explicitement la « guerre contre la terreur » pour justifier leur besoin d’agir catégoriquement contre « les éléments dangereux » de leur société. Bien que les États aient inévitablement un devoir de protéger leurs citoyens contre les terroristes, la simple invocation de l’épithète « terroriste » n’est bien souvent que le masque de la répression. Il cache aussi la réalité complexe des disparitions. En Colombie par exemple, les soi-disant terroristes sont souvent des syndicalistes ou des paysans qui militent pour le partage des terres. Ils n’ont aucun lien avec un quelconque réseau terroriste international. Tout au contraire, dans ces cas, ce sont les auteurs des disparitions qu’on pourrait relier à des réseaux terroristes dans la mesure où il s’agit souvent de miliciens en relation étroite avec les forces de sécurité de l’État ou bien des narco-cartels.
En outre, quand bien même les personnes saisies par les forces de sécurité auraient entretenu des relations réelles avec des réseaux terroristes, cela ne constituerait pas une justification de leur disparition. Le Conseil de sécurité des Nations unies a explicitement affirmé, dans sa résolution 1566 (2004), que tous les États doivent s’assurer que toutes les mesures prises pour combattre le terrorisme se conforment au droit des droits de l’homme, au droit des réfugiés et au droit humanitaire. Le caractère obligatoire de cette résolution devrait sans cesse être rappelé dans le discours sur la « guerre contre la terreur ». L’article 7 de la Déclaration sur la protection de toute personne contre une disparition forcée stipule d’une façon claire et directe que :
Aucune circonstance de quelque sorte qu’elle soit, qu’il s’agisse d’une menace de guerre, d’un état de guerre, d’une instabilité politique interne ou bien d’une autre sorte d’urgence publique ne peut être invoquée pour justifier une disparition forcée.
Ceci inclut tous les types de campagnes antiterroristes.
Les activités antiterroristes ne sauraient être un stratagème pour promouvoir des abus systématiques aux droits de l’homme, notamment les disparitions. Les grandes puissances occidentales soutiennent actuellement des États par une aide militaire dont on peut raisonnablement estimer qu’elle contribue aux atteintes contre les droits fondamentaux de la personne humaine, notamment en orchestrant des disparitions. Relier cette assistance aux résultats obtenus dans la « guerre contre la terreur » ne saurait conférer aucun label de légalité. Les gouvernements occidentaux ne peuvent faire semblant d’ignorer ce qui se passe réellement ; leurs propres agences de renseignement et leurs postes diplomatiques leur fournissent une information claire sur les abus qui se produisent continuellement. Il n’y a qu’à se rapporter aux sections du rapport sur les droits de l’homme du U.S. State Department concernant l’Égypte, la Jordanie, le Pakistan, la Syrie et l’Ouzbékistan. Nous autres Occidentaux, nous savons ce qui se passe. Nous détournons les yeux au nom de l’idée fallacieuse selon laquelle ces abus seraient le prix de notre sécurité – avec ce triste espoir que l’abus sera efficace.
Confier à la torture
L’administration Bush ne porte pas seule le blâme des pratiques de restitution puisque l’administration Reagan a commencé à y recourir dans les années 1980. La restitution est un procédé secret, autorisé par une série de directives présidentielles1. Elle ne fut au départ qu’un transfert de prisonniers effectué sans recourir aux procédures légales appropriées telles que l’extradition, le refoulement ou l’expulsion2. Selon Reuel Marc Gerecht, un ancien agent opérationnel de la cia, les comités de contrôle du Congrès furent mis au courant de telles pratiques en 1995 lors de la présidence Clinton3. La restitution fut, dans un premier temps, conçue pour amener les terroristes présumés aux États-Unis, que ce soit avec la coopération d’autres États ou que ce soit, si nécessaire, en recourant à la force. La directive présidentielle n° 39 de 1995 autorise « le retour de suspects par la force… dans la mesure où celle-ci est conforme aux procédures visées dans Nsd-774 ». Cette dernière directive de Sécurité nationale est classée. Durant les années 1990 et dès avant le 11 septembre 2001, le principal problème juridique posé par la restitution concernait donc la portée extraterritoriale du droit américain.
La pratique de la restitution s’est transformée en restitution extraordinaire à partir du moment où un second élément est intervenu : le transfert s’effectuerait « dans les circonstances qui rendent plus probable que l’inverse le fait que la personne soit soumise à la torture, ou bien à un traitement cruel, inhumain et dégradant5 ». La décision de remettre des personnes suspectées d’entretenir des liens avec le terrorisme à des services de sécurité « amis » pour que ces derniers les interrogent de façon musclée a largement résulté de l’incapacité de la Cia, avérée de longue date, de recruter ou de placer des agents dans les organisations du Moyen-Orient. Cette politique fut, au moins initialement, considérée comme un mal nécessaire plutôt que comme un outil utile dans la lutte contre le terrorisme.
Depuis 11 septembre 2001, les pratiques de restitutions extraordinaires ont sensiblement augmenté. Elles seraient même devenues la « procédure opératoire usuelle » et, depuis 2001, environ 150 personnes y auraient été assujetties. Le bénéfice de l’opération pour la Cia viendrait de ce que le « sale boulot » d’interrogation, y compris l’usage de torture, soit fait par des durs et en dehors de la juridiction du droit américain. On y a vu une opération de « contournement de Guantánamo ». Il faut rappeler en effet que la Cia a annoncé la fermeture de son centre de détention secrète dans la baie de Guantánamo en 2004, peu après que les tribunaux américains ont commencé à reconnaître qu’ils avaient juridiction sur ce lieu de détention « public ». Celui-ci, bien entendu, est toujours ouvert même si tout laisse à penser qu’il est sur le point d’être fermé6.
La restitution extraordinaire a donc été conçue pour éviter l’application des garanties constitutionnelles américaines en matière de libertés fondamentales. Elle contrevient en outre au principe bien établi de non-refoulement tel qu’il est défini dans la Convention contre la torture et dans le Pacte sur les droits civils et politiques que les États-Unis ont ratifié et selon lequel un État ne saurait expulser, refouler ou extrader une personne dans un État au sujet duquel on possède des raisons substantielles de croire qu’elle courrait le risque d’être torturée.
Dans leur majorité, les affaires de restitutions extraordinaires sont cachées de la vue du public. Quelques cas flagrants ont néanmoins été mis en lumière, notamment ceux-ci : les autorités italiennes ont autorisé l’arrestation de dix-neuf agents de Cia soupçonnés d’être impliqués dans l’enlèvement et la restitution de Hassan Osama Nasr à l’Égypte. Les autorités allemandes continuent d’examiner la détention par les autorités macédoniennes du citoyen allemand Khaled El-Masri et sa restitution en Afghanistan, dans une prison contrôlée, semble-t-il, par les États-Unis. Le Secrétaire d’État américain a apparemment permis de relâcher El-Masri lorsque la police allemande a pu établir qu’il s’agissait en l’occurence d’une méprise sur son identité. Il est probable que le citoyen australien Mamdouh Habib ait été arrêté au Pakistan en 2002 sur ordre des États-Unis et envoyé en Égypte où il a été torturé. Il devait être transféré à Guantánamo six mois plus tard, puis envoyé en Australie en 2005 sans avoir été inculpé d’une infraction quelconque. Des agents américains auraient été impliqués dans la restitution d’Ahmed Agiza de la Suède vers l’Égypte, où il a été torturé7.
Le Comité des Nations unies contre la torture a considéré lors d’une réunion tenue en 2005 que la coopération de la Suède dans cette restitution enfreignait la convention contre la torture. Cette décision est importante, puisque la Suède avait cherché à obtenir des assurances diplomatiques de la part du gouvernement égyptien qu’Ahmed Agiza ne serait pas torturé et qu’elle les avait finalement reçues. Le Comité a conclu que la Suède n’aurait pas dû se satisfaire de telles assurances :
13.4 Le comité considère […] qu’il était connu ou qu’il aurait dû être connu par les autorités suédoises […] que l’Égypte a recours de manière régulière et répandue à l’usage de la torture contre les prisonniers, et que le risque d’un tel traitement est particulièrement élevé dans le cas de prisonniers détenus pour des raisons politiques ou de sécurité […]. La Suède était également au courant de l’intérêt manifesté pour le plaignant par les services secrets des deux États [États-Unis et Égypte] : d’après les éléments soumis par la Suède au présent comité, les États-Unis ont offert, par l’intermédiaire de leurs services secrets, un avion pour transporter le plaignant en Égypte où, à la connaissance de la Suède, il avait été condamné par contumace et où il était recherché sous l’accusation de participation à des activités terroristes. Pour le comité, la conclusion logique de ces éléments […] est que le plaignant courrait un risque réel de torture en Égypte […]. Il s’ensuit que l’expulsion du plaignant par la Suède était contraire à l’article 3 de la convention. La présentation d’assurances diplomatiques, qui n’étaient, en outre, accompagnées d’aucun mécanisme concret de mise en œuvre, n’était pas suffisante pour apporter une garantie contre ce risque manifeste8.
Les assurances diplomatiques ne transforment donc pas une restitution extraordinaire en une expulsion licite. Il faut espérer que les gouvernements américain et anglais sauront apprécier la valeur de ce jugement au moment où ils mettent en place leur politique sur le transfert de détenus vers des États où la pratique de torture est endémique.
En janvier 2005, le président Bush a affirmé dans un entretien au New York Times que la torture ne saurait jamais constituer une façon acceptable d’acquérir des renseignements et que les États-Unis « ne déplaçaient [hand over] jamais des personnes vers des pays qui pratiquent la torture ». Il est navrant de devoir constater que cette déclaration est tout simplement fausse. Durant l’année passée, j’ai servi comme Fact Finder dans le cadre de la Commission canadienne d’enquête sur les actions d’officiers canadiens vis-à-vis de Maher Arar. Bien que Monsieur Arar ait la double nationalité canadienne et syrienne, il a été envoyé par les forces de sécurité américaines depuis son centre de détention new-yorkais vers la Syrie, via la Jordanie. Dans mon rapport à la Commission, j’ai conclu que Monsieur Arar avait été brutalement torturé en Syrie, et que des effets ravageurs pour lui et sa famille s’en étaient suivis. Monsieur Arar, qui n’a jamais été inculpé de quelque infraction que ce soit, vit désormais en liberté au Canada. Le gouvernement lui a présenté ses excuses pour ses actions à son égard et lui a versé une compensation substantielle. Le gouvernement américain connaissait précisément les méthodes d’interrogation syriennes. Monsieur Arar y fut envoyé soit pour être torturé, soit dans l’indifférence volontaire du fait qu’il le serait très probablement et ce malgré la législation américaine de 1998 qui dispose que :
la politique américaine [consiste] à ne pas expulser, extrader, ou autrement conduire au retour involontaire d’une quelconque personne vers un pays dans lequel il y a des motifs substantiels de croire que cette personne serait en danger d’être soumise à la torture…
Il est apparu que nombre de prisonniers placés dans les mains de tortionnaires dans des pays tels que l’Afghanistan, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc et la Syrie ne sont même pas les cibles principales de la campagne contre la terreur. En termes de renseignement, ils sont d’ailleurs confiés à des agents de renseignement de second rang parce que leur valeur est limitée. Pensons au poids moral d’une telle décision qui abandonne les personnes, dont il y a tout lieu de croire qu’ils en savent le moins, à des abus physiques et psychologiques extrêmes dans l’espoir de leur extraire quelques pépites d’information. Je sais d’expérience, par des discussions avec les victimes canadiennes, que ces personnes sont souvent relâchées sans jamais avoir été mises en accusation, précisément parce qu’elles n’ont rien de particulièrement utile à révéler. Le coût humain en est terrible ; le coût moral incalculable.
Les restitutions extraordinaires sont-elles vraiment des « disparitions » ? Elles le sont dans de nombreux cas. Maher Arar, par exemple, littéralement disparu durant quelques jours après son transfert hors du Metropolitan Detention Center de New York. Aucun officier américain n’a informé sa famille de l’endroit où Monsieur Arar avait été emmené. Qui plus est, Jane Mayer a rapporté dans le New Yorker que le général d’armée Paul Kern avait reconnu lors d’une audition devant le Congrès que la Cia pouvait avoir « caché » jusqu’à cent détenus. Un ancien agent du Fbi, désormais critique sur ces pratiques, l’a admis avec une brutale clarté. Selon lui, les agents de la Cia auraient favorisé les restitutions extraordinaires pour la raison simple qu’« ils ont aimé l’idée que ces gars disparaissent des carnets et que l’on en n’entende plus jamais parler ». Malgré le bon travail des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme, nous ne savons pas combien de personnes les restitutions extraordinaires ont affecté. Telle est la nature de la disparition : vous êtes effacé de la société. Mais l’expérience durable du groupe de travail sur les disparitions est qu’on peut certes effacer une personne de la société pour un certain temps – et elle peut alors être torturée – mais la mémoire de cette personne n’est pas effacée pour autant – et cette mémoire incite des familles et des amis à agir, même contre des menaces et des sanctions.
Prisons fantômes
Dans notre rapport à la Commission des droits de l’homme (février 2004), le groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a identifié une autre tendance troublante dans la guerre contre le terrorisme. Nous avions commencé à recevoir des informations crédibles sur l’existence de centres de détention secrets dans plusieurs pays, bien qu’aucun cas individuel n’ait été porté devant nous. Ces centres étaient supposés exister dans les pays en voie de développement mais il semble qu’ils aient été créés sur ordre d’autres gouvernements, et spécialement sur ordre des États-Unis.
Le droit international prohibe la détention secrète. La détention est dite « secrète » quand une personne est détenue dans un lieu qui n’est pas officiellement reconnu comme un lieu de détention et que l’emplacement de la personne n’est pas révélé à la famille, aux amis, à des avocats indépendants ou aux médecins. Les sites secrets incluent des maisons privées, des camps militaires, des prisons secrètes ou une section cachée à l’intérieur d’installations plus importantes. Depuis que les détentions secrètes ont attiré l’attention du public, les preuves de l’existence de « prisons secrètes » se sont multipliées. Les premiers rapports avaient révélé qu’une installation de détention spéciale avait été créée dans la baie de Guantánamo pour des prisonniers non reconnus, et que d’autres installations existaient en Afghanistan, en Égypte, en Jordanie, au Pakistan, en Thaïlande et sur la base américaine de Diego Garcia dans l’océan Indien. Human Rights Watch a montré en détail comment onze personnes avaient disparu dans des centres américains9. Amnesty International a révélé que trois Yéménites avaient disparu de la garde d’agents américains durant plus d’un an et demi. Ces hommes sont supposés avoir été confinés individuellement dans plus d’un lieu inconnu et l’accès à leur famille, à des avocats, à des officiers consulaires ou encore au Comité international de la Croix-Rouge leur a été interdit. Des journalistes tenaces ont commencé à enquêter sur les journaux de bord de divers Jets Gulfstream, apparemment affrétés par la Cia, mettant en évidence des déplacements dans les lieux justement évoqués précédemment.
En novembre 2005, le Washington Post a publié un article saisissant d’un journaliste d’investigation révélant que des prisons fantômes pourraient avoir existé dans huit pays, incluant plusieurs États membres de l’Union européenne, l’Europe de l’Est et des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne. Ces prisons fantômes sont apparemment connues seulement d’une poignée d’officiers américains, de présidents et d’officiers supérieurs de renseignement des États en question. Ils ont accueilli jusqu’à 30 détenus fantômes. À ceux-là s’ajoutent ceux envoyés dans des États étrangers dans le cadre des restitutions extraordinaires. La détention secrète est une forme de disparition. Comme le notait Dana Priest, du Washington Post :
Les trente prisonniers les plus sensibles du réseau Al-Qaida vivent dans un isolement quasi complet et hors du monde… Nul, hors la Cia, ne peut s’entretenir avec eux ni même les voir.
Des preuves plus sérieuses ont récemment révélé que ces prisons fantômes existaient aussi en Europe de l’Est. Une télécopie du gouvernement égyptien intercepté par les services de renseignement suisses relatait que 23 détenus d’Irak et d’Afghanistan auraient été interrogés par des agents de la Cia sur une base aérienne roumaine située sur la côte de la mer Noire10. Le document en question aurait fait mention d’installations similaires en Ukraine, au Kosovo, en Macédoine et en Bulgarie. Au mois de février 2006, le Sunday Times de Londres a rapporté que les États-Unis construisaient près de Rabat, au Maroc, une nouvelle prison secrète pour les suspects d’Al-Qaida.
Selon le Washington Post, la politique de détentions secrètes conçue dans les suites immédiates du 11 septembre, et qui avait été approuvée par « un petit nombre de conseillers juridiques et d’officiers de la Maison-Blanche et du ministère de la Justice » a été renforcée par la suite. Jane Mayer a révélé dans le New Yorker11 qu’une telle politique s’était faite à l’encontre des fortes objections émises par les conseillers juridiques les plus importants du Pentagone. Plusieurs d’entre eux furent délibérément abusés : alors qu’ils croyaient que leurs objections étaient prises au sérieux, elles furent systématiquement écartées.
Le refus ostensible de prêter une quelconque attention à une vue contradictoire révèle à quel point la crainte peut entraîner une politique publique dangereuse. Cela nous rappelle aussi pourquoi toute politique publique, et en particulier toute politique de sécurité, doit être sujette à un examen minutieux et à une évaluation contradictoire. Le public ne saurait connaître le contenu du « bavardage » conduit par nos forces de sécurité mais il doit savoir comment nos gouvernements proposent d’équilibrer les nécessités de l’antiterrorisme et l’impératif de la liberté humaine et des libertés civiles. On ne peut pas simplement créditer tout gouvernement « d’avoir raison ». Selon les termes d’un ancien officier supérieur du renseignement américain,
tout était très réactif. C’est comme cela que vous obtenez une situation où vous capturez des gens, les envoyez aux enfers sans vous dire « qu’est-ce que nous allons faire avec eux ensuite ? ».
Disparition et torture
La détention secrète ouvre la voie aux abus. Elle conduit à la torture et même aux exécutions extrajudiciaires. Dans un tel contexte, il est inquiétant que le vice-président Cheney et le directeur de la Cia aient milité si énergiquement pour que le Congrès exempte la Cia de la loi promue par le sénateur McCain pour empêcher l’application de traitement cruel et dégradant à tout prisonnier dans un centre de détention américain. Aucune exemption explicite n’a fort heureusement été accordée et la loi votée par le Sénat a recueilli le soutien de plus de 90 des 100 sénateurs12. L’administration Bush prétend néanmoins désormais que l’amendement McCain ne s’applique pas aux détenus de Guantánamo13.
Le Sénat fut bien inspiré de voter cette loi importante. Cacher les gens les rend vulnérables. Le rapporteur spécial de l’Onu sur la torture avait déjà demandé, il y a dix ans, que les interrogatoires aient lieu uniquement dans des centres officiels et que les lieux de détention secrets soient prohibés. Un officier devrait désormais devenir passible de poursuites s’il détient une personne dans un centre de détention secret ou non officiel14.
Bien que les événements d’Abu Ghraib aient montré que les formes officielles de détention n’empêchaient pas la torture, mes propres discussions avec des personnes ayant subi des tortures dans de nombreux endroits du monde m’inclinent à penser que les pires abus prennent place dans l’obscurité des détentions secrètes. C’est pourquoi le contrôle judiciaire sur les détentions est si important et c’est pourquoi l’acte d’habeas corpus, aussi vieux soit-il et malgré son style un peu sec, compte toujours parmi les triomphes de la liberté humaine. Comme l’actuel rapporteur spécial sur la torture (Onu) l’a exprimé de façon si convaincante :
C’est dans la période qui suit juste la privation de liberté que le risque d’intimidation physique et de mauvais traitement est le plus grand15.
C’est dans cette période qu’un prisonnier doit être amené devant un juge impartial. Si ce droit fondamental est perdu, les probabilités d’abus s’accroissent exponentiellement.
Les commissaires militaires et les tribunaux qui contrôlent le statut des combattants, tels que ceux de Guantánamo, ne constituent pas des instances de jugement impartiales. Leur indépendance est limitée puisqu’ils relèvent in fine de l’autorité du président en sa qualité de chef des armées. C’est bien ce que montrent des rapports de presse sérieux et des documents que l’armée américaine a rendus publics le 4 mars 2006 sur ordre d’un juge fédéral. Un tribunal de contrôle du statut de combattant a ainsi affirmé qu’un détenu devait poursuivre sa détention à Guantánamo parce qu’il « a[vait] admis être un terroriste ». Une telle confession s’était produite après une longue interrogation lorsque le détenu a hurlé à ses interrogateurs : « Bon, vous m’avez eu : je suis un terroriste. » Les interrogateurs, qui s’étaient bien rendu compte qu’il ne s’agissait que d’un sarcasme, furent si choqués par la décision du tribunal qu’ils sont d’eux-mêmes allés voir son avocat pour lui dire qu’ils savaient que cette déclaration n’avait pas la valeur d’un aveu.
Le cas de la montre Casio est tout aussi éclairant. Neuf personnes furent apparemment détenues au motif qu’elles avaient des montres Casio car ces montres ressemblaient à un modèle de montre Casio dont le cadran avait été utilisé par les membres du réseau Al-Qaida pour faire exploser des bombes. Le problème est que ces montres Casio de bon marché sont vendues dans le monde entier16 ! L’idée que ce genre de pseudo-preuves puisse justifier une détention indéfinie dans des conditions difficiles est pour le moins gênante.
Désormais, on connaît bien les abus commis à Abu Ghraib. Malgré tous les efforts de l’administration pour empêcher la diffusion des photos de torture et de meurtres, chacun peut les voir sur internet. Les photos récemment publiées en Australie sont d’un réalisme autrement plus dérangeant que les photos relativement aseptisées diffusées aux États-Unis. Neuf soldats du bas de la hiérarchie militaire ont été condamnés pour des abus sans qu’aucun officier supérieur ne le soit17. Il est moins connu que les abus d’Abu Ghraib participaient d’une entreprise plus générale incluant Guantánamo, la base aérienne de Bagram en Afghanistan et très probablement les prisons fantômes précédemment mentionnées. Les meilleurs juristes de l’Armée, de la Navy et du corps des Marines n’ont révélé au Congrès qu’à la mi-mars 2006 que les techniques « agressives » utilisées par les interrogateurs militaires de Guantánamo n’étaient pas conformes aux lignes directrices concernant les interrogations intégrées dans l’Army Field Manual. Cette affirmation contraste singulièrement avec le rapport fait au Congrès par le général Craddock, chef du US Southern Command, et qui a affirmé catégoriquement au sénateur McCain que les pratiques d’interrogation n’étaient « contrevenues ni au droit ni à la stratégie américaine18 ».
Il est troublant de noter que c’est à Guantánamo que ces techniques d’interrogation ont été perfectionnées avant d’être transférées à Abu Ghraib et ailleurs. Le général Miller, un temps commandant à Guantánamo, a été mis entièrement au courant des décisions de l’administration d’utiliser des techniques d’interrogation plus dures. Il a alors été envoyé en Irak avec un groupe d’interrogateurs de Guantánamo, surnommé l’équipe Tigre, afin de former le personnel militaire américain. Miller a par la suite surveillé toutes les prisons américaines en Irak, notamment Abu Ghraib19.
Il est certain que les pratiques de Guantánamo, qui furent ensuite exportées, ont choqué les agents du Fbi qui les ont observées. De 2002 à 2004, ces derniers ont envoyé 54 courriers électroniques de plaintes à leurs supérieurs, protestant contre la dureté excessive des interrogatoires de Guantánamo. L’exemple suivant devrait suffire : dans le cadre d’interrogatoires qui pouvaient durer jusqu’à 18 heures de suite sous la lumière de projecteurs, des détenus étaient enroulés dans des drapeaux israéliens et forcés à regarder des films pornographiques homosexuels20.
Il faut se rappeler que les prisonniers de Guantánamo ne sont pas nécessairement des « terroristes à haute valeur opérationnelle ». L’ancien chef de la Taskforce Ben Laden de l’administration, qui a démissionné en 2004, a indiqué que les détenus de « haute valeur » ne dépassaient pas les 10 % à Guantánamo21. La plupart ne furent pas capturés en Afghanistan, comme cela fut initialement suggéré, mais livrés par les forces de sécurité pakistanaises, souvent après le paiement d’une rançon.
Au moment où l’administration cherche à fermer Guantánamo, il faut se rappeler que d’autres prisons ont les mêmes pratiques, certaines contrôlées par les États-Unis, beaucoup d’autres par les régimes qui pratiquent la torture de façon routinière. Près de 500 détenus sont actuellement gardés à Bagram dans des conditions que l’on dit pires que celles de Guantánamo. Des rapports de presse suggèrent que les hommes y seraient détenus par douzaines dans des cages de fils barbelés. Ils dorment sur des tapis en mousse posés à même le sol ; jusqu’à récemment, ils n’avaient pas d’autres toilettes que des seaux22. Les États-Unis ont exhorté les autres pays de l’Otan à envoyer des troupes pour pacifier l’Afghanistan, au-delà de la région de Kaboul où les ordres du gouvernement national n’ont qu’un pouvoir sporadique. Ces alliés sont à ce point soucieux du traitement des détenus afghans par les États-Unis que les gouvernements du Canada et des Pays-Bas ont tous deux conclu des accords spéciaux pour éviter de devoir livrer aux forces américaines les suspects qu’ils capturent en Afghanistan23. Ils préfèrent les livrer au gouvernement afghan qui est supposé traiter les prisonniers d’une façon plus conforme aux normes du droit international. Quelle preuve de défiance de la part des alliés de la « guerre contre le terrorisme » !
Des rapports crédibles suggèrent que les forces de sécurité américaines ont pratiqué la torture en Irak à l’extérieur d’Abu Ghraib. Des soldats, qui ont servi au centre de détention temporaire dit de Blacksmith Hotel (à Al Qa’im, à l’ouest de l’Irak), ont rapporté que des agents de la Cia y ont battu des détenus avec des tuyaux et des masses. Un officier subalterne, Lewis Welshofer, a été reconnu coupable d’avoir tué le général iraquien Abed Hamed Mowhoush en l’étouffant dans un sac de couchage au cours d’un interrogatoire. Welshofer a été condamné à deux mois d’astreinte, à une retenue sur salaire de 6 000 dollars et une lettre de réprimande. Aucune enquête n’a été ouverte contre un gradé. Ces derniers auraient même évité d’apparaître au Blacksmith Hotel24.
En mars 2006, un soldat des forces spéciales d’élite a quitté l’armée britannique pour protester contre les pratiques américaines en Irak ; un fait largement commenté par la presse conservatrice britannique. On aurait pu s’attendre à le voir porté devant un tribunal martial ou être réprimandé, mais sa crédibilité était telle qu’il fut disculpé par un témoignage le décrivant comme « équilibré, honnête, loyal » et « déterminé25 ». Le gouvernement britannique n’a pas souhaité mettre au défi la parole de cet homme contre celle de l’administration américaine. Telles sont les évaluations politiques du plus proche allié du président Bush.
Je laisse au lecteur le soin d’évaluer les responsabilités des actions répréhensibles commises par les forces américaines et recommande à cet égard l’article minutieux de Jane Mayer dans le New Yorker du 27 février 200626. Elle y détaille les messages envoyés par des hauts fonctionnaires civils à l’armée. Je laisse également à l’appréciation du lecteur la plaisanterie du Secrétaire à la défense Rumsfeld selon lequel obliger des personnes à se tenir debout des heures durant n’a rien d’abusif car lui aussi doit se tenir debout des heures durant. Ou encore l’infâme « note sur la torture » de John Yoo, désormais répudiée, qui soutenait qu’on pouvait infliger douleur et souffrance jusqu’au « point de rupture des organes ».
Un rayon de lumière dans l’enfer des disparitions
La noirceur de ces pratiques laisse, malgré tout, passer un rayon de lumière fin mais brillant. Plusieurs anciens agents du Fbi et de la Cia, des militaires gradés à la retraite, quelques membres des services juridiques du gouvernement et de l’armée ont pu s’exprimer contre les restitutions extraordinaires et la détention secrète, ainsi que sur les liens entre ces pratiques et la torture. Un officier du renseignement américain a déploré que l’incapacité où était l’administration américaine de tirer des conséquences à long terme des détentions secrètes faisait peser un « terrible fardeau » sur ses officiers. Un autre ancien agent du Fbi a averti qu’on « perdrait son âme » à s’engager dans de telles pratiques brutales. L’impératif moral de ne pas traiter quiconque comme un simple instrument et à ne jamais trahir notre engagement pour la dignité humaine reste la raison essentielle pour refuser la détention secrète et les restitutions extraordinaires. On peut cependant aussi répertorier quelques raisons plus instrumentales de les refuser.
Certains officiers du renseignement ont ainsi refusé, au nom de raisons professionnelles, que la technique de la restitution puisse jamais être admise. Selon les termes d’un ancien agent de la Cia : « Une règle cardinale du renseignement… est de maintenir sous contrôle les individus que l’on interroge. » L’information donnée par d’autres sources, même des alliés proches, est supposée corrompue. Pour le dire brutalement : pourquoi la Cia devrait-elle se fier à ce qu’elle apprend d’agents du renseignement syriens ? Les Syriens sont officiellement des ennemis, non des amis.
De même, des officiers militaires expérimentés savent qu’autoriser des abus en matière de techniques d’interrogation cruelles conduit à la destruction de toute discipline. Les soldats professionnels sont souvent les premiers à s’y opposer. Ce sont les généraux civils de seconde classe qui veulent prendre des risques que les véritables généraux ne prennent pas volontiers en considération. Selon la formule d’un général trois étoiles à la retraite :
Une fois que vous ouvrez la porte à tout, il n’y a plus de contrôle. Il faut admettre qu’un faible nombre de soldats apprécie en fait… la brutalité, mais si nous les y autorisons, il deviendra impossible de les contrôler.
Si la coopération militaire et les soutiens apportés à des régimes répressifs, tout comme la restitution extraordinaire ou la détention secrète conduisent à la torture, les effets sont politiquement et moralement problématiques. Comment l’affirmation d’un combat pour la promotion de la démocratie et des droits de l’homme peut-elle demeurer crédible quand elle est complaisante vis-à-vis de la torture, voire en a une pratique active et revendiquée ? Dans les Vices ordinaires, Judith Shklar écrivait que la cruauté est le pire des vices ordinaires parce qu’elle produit la crainte et que la crainte détruit la liberté27. Une réflexion identique semble avoir conduit le conseiller général de l’U.S. Navy à se battre bec et ongles contre les tentatives, finalement fructueuses, de l’administration de limiter les contraintes portant sur les techniques d’interrogation agressives. Selon les mots d’Alberto J. Mora :
Si la cruauté n’est plus déclarée illégale mais peut au contraire être mise en œuvre pour une question de politique, c’est la relation fondamentale de l’homme à son gouvernement qui s’en trouve altérée. Cela détruit l’idée même de droits individuels.
Fils d’exilés hongrois et cubains, Mora ajoute d’une façon poignante :
Aucun Hongrois après le communisme, ou aucun Cubain après Castro, n’ignore que les droits de l’homme sont incompatibles avec la cruauté28.
Toute question morale exceptée, d’un simple point de vue utilitaire, la torture va probablement produire des résultats indésirables et des effets pervers. Les déclarations de personnes torturées sont notoirement peu fiables. Intervenant devant la Commission Arar au Canada, un des meilleurs experts mondiaux des aveux, le professeur Richard Ofshe de l’université de Californie à Berkeley, a rappelé combien la torture était un « moteur puissant de l’aveu » ; ce qui ne surprend pas. Ce qui peut surprendre davantage est que :
Si les individus sont déjà convaincus que l’interrogateur est inflexible, alors il ne fait aucun sens pour eux de résister à la torture. La seule chose qui leur importe est de minimiser la torture. C’est la seule option qu’il leur reste. Ils ne peuvent la satisfaire qu’en s’y conformant. Et s’ils peuvent l’empêcher en divulguant une fausse information, l’alternative peut devenir très attrayante…
Pour cette seule raison, la torture a tendance à produire une « information » qui n’est absolument pas fiable. Elle revient à gaspiller les rares ressources de renseignements pour des progrès illusoires.
Le professeur Ofshe a aussi affirmé qu’un individu est d’autant plus enclin à faire un faux témoignage qu’il ne sait pas pourquoi il est interrogé. Une telle personne n’a rien à perdre en faisant une fausse déclaration ; la torture continuera si elle n’offre rien qui a de la « valeur ». En revanche, celui qui croit réellement en sa cause (le vrai terroriste) a un sens profond de l’engagement et un réseau de loyautés personnelles qui peuvent lui donner la force de résister à des abus physiques et psychologiques d’une façon plus efficace que ne le pourrait une personne innocente.
Parce que la torture est brutale et souvent inefficace, elle peut aussi entraîner une profonde colère de la part des victimes, de leurs familles, de leurs amis et de leurs soutiens. Cette sagesse commune est probablement vraie : la torture peut radicaliser les personnes qu’elle est précisément censée décourager ou réprimer. Répondre à la crainte de la terreur en utilisant les instruments de la terreur, c’est prendre un risque incalculable ; les gouvernements qui ont choisi ce chemin peuvent récolter un tourbillon de colère et un engagement à « la résistance » plus grand. Ce n’est pas grâce à leur répression vigoureuse que les autorités britanniques ont commencé à faire des progrès contre l’Ira en Ulster. Les techniques d’interrogation de l’armée britannique et les règles de détention draconiennes qui ont été critiquées par la Cour européenne des droits de l’homme ont servi de cri de ralliement pour leurs adversaires. Un modèle identique répété au Sri Lanka dans les années 1980 et 1990 est à l’œuvre aujourd’hui en Tchétchénie.
Une ultime raison instrumentale pour rejeter la torture est qu’il n’y a pas de stratégie de sortie de la torture dans une société démocratique fondée sur la règle de droit. En détenant secrètement des suspects, en les torturant ou en permettant qu’ils soient torturés par procuration, l’État démocratique élimine toute possibilité de procès pénal. L’Américain Jamie Gorelick, ancien ministre adjoint de la Justice le dit ainsi dans le New Yorker :
Dans la justice pénale, ou vous poursuivez les suspects ou vous les laissez partir. Mais si vous les avez traités d’une manière qui ne vous permettra pas de les juger, alors vous êtes dans un no man’s land. Que faites-vous de ces personnes ?
Qu’arrivera-t-il en effet aux personnes détenues dans les prisons de fantôme ? Pourront-elles jamais être relâchées ?
Ces observations mènent à une question ultime et cruciale concernant les raisons instrumentales de la restitution extraordinaire, de la détention secrète et de la torture : ces agissements aident-ils à gagner la guerre contre la terreur ? Ma réponse sera sans surprise : non. Il y a des myriades de raisons à cela. D’une part, bien que la stratégie de Sécurité nationale (2006) ait affirmé le contraire, la métaphore même de « la guerre » contre le terrorisme global est déroutante et dangereuse. Comme Terry Nardin et Dan Sherman l’ont écrit :
Quand une société est en guerre, ses divers éléments – ses arts populaires comme ses pratiques de commémoration, ses justifications morales comme ses codes légaux, ses standards journalistiques comme ses normes de responsabilité administrative – sont compressés dans une unité nouvelle et factice répondant aux exigences perçues de la lutte et imposées en partie pour apaiser le débat politique ordinaire. Que l’on considère le terrorisme ou le contre-terrorisme, il se produira dans les deux cas la même réduction de l’imagination et des possibilités éthiques, la même répression des différences culturelles et politiques, la même crainte et haine de l’individualité29.
Quand la suspension intentionnelle de la politique ordinaire et la suppression de la différence éthique ne sont pas contraintes par le temps, comme c’est le cas dans la lutte contre le terrorisme, le coût en termes de liberté est potentiellement colossal. Judith Shklar nous a avertis : il est peu probable que crainte et liberté s’accompagnent jamais.
Des données plus banales suggèrent aussi que la restitution extraordinaire, la détention secrète et la torture n’aident pas à combattre le terrorisme. Dans son Rapport contre le terrorisme, le Département d’État américain a reconnu en 2004 que le nombre de personnes blessées par des actes de terrorisme avait augmenté d’une façon spectaculaire, passant de 2 013 pour l’année 2002 à 3 646 pour l’année 2003. On a préféré ne pas prolonger ces statistiques dans le rapport 2005 ! Le nombre de sites web de groupes terroristes est passé de 12 en 1998 à 4 400 en 2005 : même s’ils ne sont pas à dénombrer parmi les actes terroristes, ces sites indiquent la tendance croissante de la diffusion d’idéologies violentes. Aucune surprise, non plus, dans l’augmentation dramatique des attaques-suicides depuis le 11 septembre 200130.
La répression n’a pas produit d’importants résultats aux États-Unis non plus. Après les attaques du 11 septembre, 80 000 étrangers arabes ou musulmans ont dû se faire enregistrer, 8 000 d’entre eux ont dû se rendre à des entretiens du Fbi et plus de 5 000 ont été mis en détention préventive. Pas un n’a été reconnu coupable d’un crime apparenté au terrorisme. Et pour ceux qui le furent, la sentence moyenne fut de 14 jours de prison. Pourquoi ? Parce que ces crimes « terroristes » sont presque tous des variantes d’infractions à l’immigration. Si ces personnes étaient des terroristes, c’est peu dire qu’elles ne sont pas tenues à l’écart des rues31.
Pendant ce temps, comme je l’ai déjà noté, le gouvernement des États-Unis perd la confiance et le respect de ses plus proches alliés. Des pays comme la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Canada essaient de se distancier autant que possible des pratiques d’interrogation américaines. L’Union européenne enquête sur l’éventualité que certains de ses États membres aient pratiqué les restitutions extraordinaires et menace de les punir. Que l’on considère le récent vote fait à l’Onu à propos de la création d’un nouveau Conseil des droits de l’homme : seulement quatre États s’y sont opposés (les États-Unis, Israël, les îles Marshall et Palaos). Le gouvernement américain perd sa force de persuasion.
Depuis 2002, l’attitude internationale envers les États-Unis s’est durcie. En 2003, le Pew Global Attitudes Project a révélé que seulement 45 % des Allemands et 38 % des Espagnols ont une opinion favorable des États-Unis. Le taux était de 15 % en Indonésie et en Turquie. Seulement 1 % des Palestiniens et des Jordaniens avait une opinion favorable des États-Unis32. Plus dramatique encore, selon un sondage réalisé en 2003 sur l’ensemble de la planète, une faible majorité des personnes interrogées est en désaccord avec la déclaration anodine selon laquelle « les États-Unis sont une force pour le bien sur la planète ». Il n’y a guère que les Australiens, les Britanniques, les Canadiens et les Israéliens qui voient l’influence américaine comme largement bénigne33. Et comment ne pas soupçonner que depuis Abu Ghraib, depuis l’échec désastreux de la reconstruction de l’Irak, depuis les révélations de restitutions extraordinaires, ces opinions n’ont fait que croître davantage encore ?
Je le dis avec tristesse, comme un ami peut le faire. Je sais que les États-Unis ne sont pas monolithiques ; il y a des forces fantastiques pour le bien dans la société américaine. Une Amérique démunie de son pouvoir d’influence n’aura pour elle que la force brute ; et le besoin d’intimider. Cela ne saurait être sain pour la politique mondiale ni le droit international. Le pouvoir d’attraction des États-Unis doit être ravivé mais seuls les Américains peuvent le faire.
*
Le fait de faire disparaître quelqu’un est un crime continu jusqu’à ce que le sort ou l’emplacement de la personne disparue soit connu. Malheureusement le plus souvent, une affaire n’est élucidée que lorsque l’on apprend que la personne portée disparue est décédée. Même cette fin sinistre est un soulagement pour les familles qui ont dû vivre dans un crépuscule durant des années et ne connaissent pas le destin de l’être aimé.
Mais il est des victimes vivantes aujourd’hui qui méritent notre inquiétude et notre action. En combattant le fléau du terrorisme, nous devons combattre aussi trois nouvelles formes de disparition : les disparitions d’activistes de l’opposition que l’on nomme « terroristes » par rhétorique comme c’est le cas dans les pays en développement et dans les pays en transition ; les disparitions du fait des restitutions extraordinaires ; et les disparitions dans les prisons fantômes. Il y a actuellement certainement des centaines, peut-être même des milliers de personnes détenues au secret dans de nombreux pays de par le monde.
- *.
Juriste, président et vice-chancelier, université de Colombie britannique, Canada. Président du groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires. Ce texte est issu d’une rencontre à la Yale Law School (“9/11 Clinic”).
- 1.
Center for Human Rights and Global Justice, Beyond Guantánamo: Transfers to Torture One Year After Rasul v. Bush, New York, Nyu School of Law, 2005, p. 9.
- 2.
United Kingdom. All Party Parliamentary Group on Restitution Extraordinaire, Briefing. Torture by Proxy: International Law Applicable to “Restitution Extraordinaires” (préparé par le New York University Center for Human Rights and Global Justice), décembre 2005, p. 6.
- 3.
Reuel Marc Gerecht, “Against Rendition”, The Weekly Standard, 16 mai 2005, vol. 10, issue 33.
- 4.
Presidential Directive 39, U.S. Policy on Counterterrorism, 21 juin 1995 : http://www.fas.org/irp/offdocs/pdd39.htm
- 5.
Presidential Directive 39, U.S. Policy on Counterterrorism, op. cit.
- 6.
Voir Severin Carrell, “Britain and US in talks over closing Guantánamo Bay”, The Independent, 12 mars 2006, http://news.independent.co.uk/world/politics/article350765.ece
- 7.
Tous les exemples sont pris du Royaume-Uni, voir supra note 1, p. 7-8.
- 8.
Agiza v. Sweden, Communication n° 233/2003, U.N. Doc. Cat/C/34/D/233/2003 (2005).
- 9.
Human Rights Watch, The United States “Disappeared”. The Cia’s Long-Term “Ghost Detainees”, 2004.
- 10.
David Rennie, “Leaked Fax ‘Shows Romania Helped Cia interrogators’”, The (London) Telegraph, 10 janvier 2006, http://news.telegraph.uk.co/news/main.jhtml?xml=/news/2006/01/10/wcia10.xml
- 11.
Jane Mayer, “The Memo: How an Internal Effort to Ban the Abuse and Torture of Detainees was Thwarted”, The New Yorker, 27 février 2006.
- 12.
“Bush Arm-Twisted into a Torture Ban”, The Economist Global Agenda, 16 décembre 2005.
- 13.
Josh White et Carol D. Leonnig, “U.S. Cites Exception to Torture Ban”, The Washington Post, 3 mars 2006, A04.
- 14.
UN Doc. E/CN.4/1995/34, paras 923, 926(b) et (d).
- 15.
UN Doc.E/CN.4/2004/56/Add.2, § 60.
- 16.
Exemples tirés de http://nationaljournal.com/about/njweekly/stories/2006/0203nj2.htm et http://nationaljournal.com/about/njweekly/stories/2006/0203nj4.htm
- 17.
Robert F. Worth, “U.S. Military Plans to Move Detainees out of Abu Ghraib”, The New York Times, 9 mars 2006.
- 18.
Josh White, “Military Lawyers Say Tactics Broke Rules”, The Washington Post, 16 mars 2006, A13.
- 19.
J. Mayer, “The Memo…”, voir supra note 11, p. 12.
- 20.
Drew Brown, “Fbi blasts Guantánamo Interrogators”, Houston Chronicle, 24 février 2006.
- 21.
Dahlia Lithwick, “Invisible Men: The Not-People we’re not Holding at Guantánamo Bay”, Slate, 16 février 2006, p. 2.
- 22.
Tim Golden et Eric Schmitt, “An Afghan Prison Expands, Filling Guantánamo’s Role”, New York Times, 26 février 2006.
- 23.
James Travers, “Smart Mover to Sidestep Afghanistan Prison Controversy”, The Toronto Star, 4 mars 2006.
- 24.
Matthew D. LaPlante, “The Salt Lake Trib Talks to a Couple of Soldiers who Worked in the Prison where Iraqi Ge. Abed Hamed Mowhoush was Killed”, The Salt Lake Tribune, 25 janvier 2006.
- 25.
Sean Rayment, “Sas Soldier Quits Army in Disgust at ‘Illegal’American Tactics in Iraq”, Sunday Telegraph, 12 mars 2006.
- 26.
J. Mayer, “The Memo…”, voir supra note 11.
- 27.
Judith Shklar, les Vices ordinaires, Paris, Puf, 1992.
- 28.
J. Mayer, “The Memo…”, supra, note 11, p. 5.
- 29.
Daniel J. Sherman et Terry Nardin, “Introduction”, dans Daniel J. Sherman et Terry Nardin (eds), Terror, Culture, Politics : Rethinking 9/11, 2006, 1, p. 11.
- 30.
David Cole, “Are We Safer?”, New York Review of Books, février 2006, http://www.nybooks.com/articles/18752
- 31.
Ibid.
- 32.
“The World out there”, The Economist, 7 juin 2003, 26.
- 33.
“What the World Thinks of America”, Cbc News, 17 juin 2003, http://www.cbc.ca/news/america/finaldata.pdf