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Greta Thunberg, photo Anders Hellberg | Wikimédia
Greta Thunberg, photo Anders Hellberg | Wikimédia
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Intermède

Le développement des adolescents souffre d’un effacement de la notion d’intermédiaire. La figure de Greta Thunberg pourrait, de ce point de vue nuire à l’aptitude des jeunes à penser et agir en connaissance de cause.

À l’heure où l’hôpital, pour lequel j’ai l’honneur de travailler, compte de plus en plus sur des subsides issus du mécénat privé pour bénéficier des moyens nécessaires à sa vocation, à l’heure où diverses bonnes volontés s’arrogent des droits sur des programmes pédopsychiatriques précédemment établis par la théorisation collégiale et prudente des praticiens, voici qu’émerge la notion d’activité thérapeutique «  citoyenne  », engageant les jeunes vers la sensibilisation et la lutte contre le réchauffement climatique. Cela reflète la subversion d’espaces traditionnels de discussion et d’élaboration. Il s’agit de pointer une complaisance dans l’audience de Greta Thunberg, moins accordée à son combat qu’à sa personne et à ce que l’adolescence représente dans notre société (friande d’idoles, sachant très bien recycler l’ambivalence qu’elle éprouve vis-à-vis de sa jeunesse et n’offrant probablement pas le cadre le plus épanouissant aux vrais besoins des enfants) et surtout, de relever comment cet «  effet Greta  » indique une dynamique générale de dérèglement au moins aussi préoccupante que celle du climat.

Il se trouve là une manière d’envisager la responsabilisation précoce de l’individu, assez analogue à ces bouleversements de l’organisation scolaire, où l’adolescent est contraint à préciser de plus en plus tôt la matière de son parcours en marche forcée, négatrice d’une latence utile à l’exploration. La «  guerre écologique  » évoquée procède ainsi d’une torsion entre l’intime affolant de ce qu’est l’adolescence, un temps en principe «  gratuit  » d’indétermination, et le regard que la société porte sur elle : l’ancien «  il leur faudrait une bonne guerre  » se transmue en «  il leur faut une guerre qui soit bonne  ».

Les thuriféraires de l’«  effet Greta  », usant d’un ton en prise avec le marketing, procèdent régulièrement à un découpage très critiquable de la réalité de l’engagement. En général, ils insistent sur la segmentation générationnelle, selon laquelle les «  Y  » ou «  milléniaux  » s’opposent à la passivité des «  X  » et sur la préoccupation pour le climat partagée par les adolescents. Ces «  états de fait  » sont contestables et visent avant tout de nouveaux consommateurs, dont le souhait «  post-matériel  » s’intègre au langage d’entreprise réclamant la flexibilité de l’individu, le primat de la fraîcheur sur la formation coûteuse et la sous-traitance des problèmes aux plus jeunes. La mobilisation des jeunes garde ensuite l’empreinte de celle des parents avec, davantage qu’une faille générationnelle, un clivage social où se note l’investissement moindre des classes peu qualifiées. De plus, la préoccupation des adolescents pour la sauvegarde de la planète reste souvent pétrie de contradictions entre la félicité individuelle et l’exigence collective.

Le climato-scepticisme serait même plus élevé chez les jeunes que dans la moyenne nationale. L’écart entre l’élément de langage et la complexité des faits crée probablement les conditions d’épanouissement de fake news puisque, lorsque la réalité des aspirations rencontre une histoire insuffisamment ajustée, elle attise vivement le besoin d’histoires. L’inflexion sceptique semble ainsi désigner que la fabrication d’un discours centré sur le Bien et le Juste, trop totalisant, négateur de l’individualité et à prétention autoréalisatrice, ne manque pas de stimuler une contre-réaction. Politiquement, c’est bien l’oubli des contradictions du terrain qui apparaît contre-productif, ravale l’individu au manque de reconnaissance jusqu’à, possiblement, susciter la violence d’apparence «  bête  ». N’allons donc pas trop vite, ni ne soyons péremptoires – quelles que soient les urgences du Réel climatique (le Réel, disait Lacan, c’est « ce à quoi on se cogne »).

Si l’adolescence est une période intermédiaire de développement, avec ses tâtonnements, ce qui me soucie beaucoup, en tant que pédopsychiatre, c’est de relever combien, malgré l’apparent crédit porté sur cet âge, la notion d’intermédiaire voit son importance pour l’individu et la collectivité de plus en plus effacée. La précarisation des classes dites «  intermédiaires  » s’inscrit en effet dans un climat d’agression par le libéralisme de toutes les catégories intermédiaires : le détricotage des amortisseurs classiques du salariat pris dans l’extension de l’ubérisation, le renvoi de zones géographiques à des non-lieux interchangeables (cette «  France moche  » où les gens ne se reconnaissent plus chez eux), l’abandon de la dialectique de plus en plus entériné par le discrédit de la dissertation à l’école.

La notion d’intermédiaire voit son importance pour l’individu et la collectivité de plus en plus effacée.

Le psychiatre travaille évidemment avec la société qui l’environne mais, comme tout intellectuel, il a un choix à faire : suivre le nerf excité du temps ou rester dans l’air de ce temps en marquant son humble singularité, une capacité souple de résistance (ce qui renvoie vers «  l’intermédiaire  » au sens psychanalytique : l’objet transitionnel, le «  doudou  », dont les qualités de souplesse et de résistance doivent être intériorisées pour amener souplesse et résistance à l’individu – au lieu de quoi sera la dictature de la pulsion, de l’excitation et/ou le total asservissement au monde extérieur). Le nerf du temps étant justement du côté d’une accélération provocatrice d’aliénation, le travail du pédopsychiatre n’est certainement pas de déplorer la perte d’une autorité ou d’encourager, de manière tout aussi réactionnaire, sa restauration par une cause faisant autorité (le climat, par exemple).

Il est, je crois, d’étudier la force des stimuli pénétrant les surfaces sensibles de l’être en formation, en continuant d’aménager des asiles, des «  peaux sociales  », des possibilités d’intermédiaires, sans réduire l’activité thérapeutique au moralisme de la bonne action qui provoque le sentiment d’exclusion et, par là, majore l’instabilité, la terreur et, je le crains, la destructivité.

Yoann Loisel

Yoann Loisel est psychanalyste, pédopsychiatre et responsable d’une unité de soins pour adolescents. Il est l'auteur de La bobine de Louis Ferdinand : Louis-Ferdinand Céline, le négatif et le trait d'union (MJW Fédition, 2018). 

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