
Des damné(e)s de l'Histoire d'Émilie Goudal
Après une sorte de longue traversée du désert, marquée toutefois par quelques expositions ou publications, peu ou pas médiatisées, la question de l’art et des artistes face à la guerre d’Algérie trouve avec l’ouvrage d’Émilie Goudal un éclairage majeur. L’auteure part du constat de cet angle mort, de l’absence des œuvres dans les collections françaises et du faible intérêt qui a longtemps prévalu pour une problématique qui lie art et histoire.
La jeune historienne de l’art veut regarder en face la question coloniale dans toutes ses dimensions, y compris symbolique, et comprendre son influence sur les évolutions de la société française au prisme de l’art. Son travail permet de réintroduire dans l’histoire de l’art des œuvres qu’il était commode de considérer comme « engagées » ou propagandistes, comme si cela autorisait de faire l’économie d’une véritable analyse. Émile Goudal choisit l’expression « d’ensemble hétéroclite » dans son introduction pour présenter l’hétérogénéité et la richesse de ce corpus. Il n’y a pas un style « face à la guerre d’Algérie », comme il y eut un style « retour d’Égypte » au tout début du xixe siècle après l’expédition de Bonaparte. Ces œuvres ne sont justement pas homogènes, car elles ne sont pas des œuvres de propagande comme purent l’être à partir de 1830 les représentations de la conquête de l’Algérie par l’armée française, et qui furent la plupart du temps des œuvres de commande du pouvoir dans une geste visuelle d’autocélébration, si bien analysées par le jeune historien Nicolas Schaub[1]. Au contraire, il y a un véritable renversement de tendance avec les œuvres qui rendent compte de ce que fut la guerre d’Algérie et, avec elle, de ce que l’on appelle « décolonisation », mot qui peine à rendre compte de la violence inouïe de la fin de la période coloniale. Les œuvres qui ont un lien avec la guerre d’Algérie ne délivrent donc pas un message unique et univoque, mais se présentent plutôt comme des éclats dispersés d’une conscience malheureuse et longtemps minoritaire, traces éparses, peu connues, peu montrées, qu’il a fallu recueillir et dont il a fallu comprendre les conditions socio-historiques de production. En pointant la dimension protéiforme de ce corpus, l’auteure attire notre attention sur la variété des approches esthétiques, des courants dont les artistes se réclamaient, autant que sur la diversité de leurs sensibilités politiques face à la guerre ou à la cause algérienne. Elle montre que différentes générations sont à l’œuvre et consacre également une bonne part de son analyse aux artistes algériens qui, venus en France se former avant la guerre, font irruption alors sur la scène artistique. Ces jeunes peintres, issus – comme l’écrivain Kateb Yacine – de la génération née dans les années 1930 (Mohammed Khadda, Choukri Mesli, Abdallah Benanteur, M’hamed Issiakhem), ont vécu le traumatisme des massacres du 8 mai 1945, terrible signal avant-coureur de la violence de la décolonisation en Algérie, et s’insurgeront à leur manière contre la guerre coloniale et, là encore, sans faire de leurs témoignages artistiques des outils de propagande.
Cette hétérogénéité est le signe de la liberté des créateurs qui n’ont pas obéi à des directives de parti et qui ont encore moins cru aux mensonges d’État. Pourtant, des traits communs se dégagent de l’analyse, comme le recours à des référentiels qui les ont inspirés, qu’il s’agisse de l’œuvre de Goya – du Tres de Mayo aux Désastres de la guerre –, du Guernica de Picasso, des œuvres expressionnistes d’Otto Dix, de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, souvent cités ou détournés dans « une continuité de l’histoire visuelle des représentations de guerre pour, semble-t-il, œuvrer pour la dénonciation d’événements euphémisés par l’État », selon « le syndrome du palimpseste ». Émilie Goudal précise d’emblée le contexte de la censure qui a touché textes et images, dans une guerre qui ne disait pas son nom. Appeler une toile Guerre d’Algérie (Jean Vimenet en 1958), oser montrer dans des salons de peinture à Paris les victimes civiles de la guerre (André Fougeron au moment du bombardement de Sakiett en 1958), sont des manières symboliques de s’opposer au déni du pouvoir qui ne parlait que des « événements d’Algérie » et de « pacification ».
La première partie de l’ouvrage est autant l’étude des œuvres qu’un travail de sociologie des artistes. L’auteure prend en compte leurs appartenances à divers courants esthétiques, les débats de l’époque entre figuration et abstraction en lien avec les questionnements sur la portée sociale et politique de l’art, et les phénomènes générationnels. Ainsi, certains jeunes artistes furent appelés comme soldats du contingent (ce fut le cas d’Ernest Pignon-Ernest) pour aller se battre en Algérie, d’autres, plus âgés, virent leur fils partir aussi comme toute leur génération (ce fut le cas d’Alfred Manessier) ou encore un autre grand artiste comme André Masson vit son fils condamné et emprisonné pour avoir aidé le Front de libération nationale (Fln) en France. Dans tous les cas, ils ont refusé de cautionner la guerre coloniale, en faisant face par leur art. Les modalités de leurs mobilisations furent aussi protéiformes, inventives comme Les Anti-procès au cours desquels se retrouvaient des artistes pour dire leur condamnation du racisme et du colonialisme. Ces actions montrent le cheminement d’intellectuels et d’artistes face aux menées guerrières et aux violences d’État, qui aboutissent en septembre 1960, après six ans de guerre, à la signature collective du manifeste dit des 121, appelant à l’insoumission les jeunes sommés d’aller se battre en Algérie pour sauver la domination coloniale. À ce titre, on pourrait voir ici un véritable changement de paradigme dans le statut des images et des artistes, car à côté des mobilisations plus classiques des grands partis politiques, les artistes militants ont su inventer des formes qui préfigurent les mobilisations libertaires de Mai 68. L’auteure le remarque justement à propos de Jean-Jacques Lebel qui, avec d’autres peintres, réalise une œuvre collective, Le Grand Tableau antifasciste collectif, montré à Milan et séquestré plus de vingt ans par la justice italienne.
Peut-on représenter la guerre, la torture ? Peut-on en témoigner par l’abstraction ? La représentation est-elle en quelque sorte une suppléance de l’indicible ? Ces questions ne se posent pas seulement parce que les artistes sont loin du conflit, mais surtout parce qu’ils se heurtent à une sorte de limite symbolique, morale et esthétique. S’appuyant sur de solides références (Philippe Dagen, Laurence Bertrand-Dorléac, Harald Feldmann), Émilie Goudal montre que le choix de l’abstraction, ou plutôt de la non-figuration, n’empêche pas ces œuvres d’être des témoignages des « désordres de la guerre », de traduire à leur manière une terrible réalité comme celle de l’usage de la torture, de brouiller l’image du territoire et in fine de se présenter en quelque sorte comme des héritières des peintures d’histoire. Ce constat vaut évidemment aussi pour les surréalistes tels que Masson et ses représentations de la prison ou encore Roberto Matta avec les œuvres magistrales qu’il consacre à la torture. Leur force montre bien, s’il fallait le rappeler, que la valeur esthétique de l’œuvre n’est pas diminuée par sa part éminemment politique.
Émilie Goudal prend également en charge les questions de mémoire dans la deuxième partie de l’ouvrage. Question de mémoire essentielle dans le cas de ce conflit, comme l’a souvent écrit Benjamin Stora. Conflit qui n’a pas dit, pendant plus de quarante ans, son nom de guerre coloniale, car l’ancienne puissance coloniale ne commence que depuis très peu de temps à reconnaître ses crimes, particulièrement celui de l’usage systématique de la torture. Cette forme de déshumanisation et de violence qu’est la torture continue à hanter la mémoire et à resurgir de façon symbolique dans le travail des artistes de nouvelles générations. Témoignage « évident » de ce passé qui ne passe pas et qui nécessite, justement, cette mise à jour distancée que l’art contribue, comme la recherche historique, mais selon d’autres modalités, à faire advenir. Émilie Goudal met en perspective aussi bien le travail d’Ernest Pignon-Ernest que celui de l’artiste irlandais Malachi Farell, ou encore les interventions répétées de l’artiste nord-américain Dennis Adams. Elle montre également que des artistes algérien.ne.s contemporain.e.s reviennent sur ces questions pour pouvoir se situer et avancer en interrogeant le passé et pour ne pas laisser au seul récit officiel la légitimité de ce retour sur soi, là aussi avec ses parts d’ombre et de lacunes. L’auteure analyse la posture artistique de Dalila Dalléas Bouzar, de Mustapha Sedjal, comme de Zineb Sedira qui mêlent interrogations sur l’histoire de la guerre et récit familial, ou encore privilégient le récit et l’archive comme point d’appui pour se confronter à la grande histoire et, à terme, se l’approprier.
Le développement qu’elle consacre à la représentation des femmes en guerre d’Algérie, comme victimes des violences de guerre, et comme icônes de la résistance, était absolument nécessaire tant la question des femmes a été instrumentalisée par la propagande pendant le conflit. Citant Fanon et ses célèbres passages de L’An V de la révolution algérienne consacrés aux femmes où il revient sur le voile qui, en contexte colonial, peut revêtir le sens d’une résistance opposée au regard du colonisateur, et rappelant le rôle important joué par les femmes dans la lutte, aussi bien au maquis que dans les villes, Émilie Goudal examine les multiples représentations des femmes algériennes dans la guerre d’indépendance, de Renato Guttuso, ou Robert Lapoujade, à Picasso avec le portrait de Djamila Boupacha, devenue sous le crayon de Picasso une icône de la révolution, mais aussi les œuvres de Myriam Ben, elle-même moudjahida ou encore d’Issiakhem. Le détour par l’œuvre emblématique de Delacroix, Femmes d’Alger, revisitée par Picasso justement en 1954, quand la guerre d’Algérie commence, n’est pas un anachronisme, mais un moyen de s’interroger, comme l’ont fait écrivain.e.s et artistes plasticien.ne.s, sur la résonance qu’a toujours cette œuvre au moment de la décolonisation et dans le moment postcolonial.
L’ouvrage accorde une place importante à la réception des œuvres et ce que l’auteure en dit est très révélateur de l’impensé colonial, de la difficulté qu’a la France à regarder en face son histoire coloniale. Ce déni prend en quelque sorte le relais de la censure au moment de la guerre. La question de la mémoire, des nœuds de mémoire, est d’autant plus complexe à apaiser que les images existantes n’ont pas toujours été mises à la disposition des publics, en France et en Algérie. En France, au moment de la guerre d’Algérie, la censure a perturbé la création in situ et obligé les peintres à de difficiles stratégies de monstration ou à ne pas montrer les œuvres et à les laisser au fond des ateliers. Depuis la fin de la guerre, le manque d’empathie des lieux susceptibles de patrimonialiser des œuvres de cette période, principalement les musées, qui les ont très longtemps ignorés, ressort très bien de la chronologie que fait l’auteure des premières expositions. Elle note que les institutions ont commencé il y a peu à les faire entrer dans les collections. Elle s’interroge également sur le manque de visibilité à Alger du fonds « art et révolution » constitué en 1964 par l’extraordinaire élan de générosité et de solidarité d’artistes qui vivaient à Paris, offrant un ensemble très conséquent d’œuvres au peuple algérien. Toujours conservées au Musée des beaux-arts d’Alger, alors qu’elles auraient dû rejoindre en 2008 le nouveau Musée national d’art moderne et contemporain d’Alger (étrangement inachevé), elles restent peu valorisées.
Cet ouvrage érudit mais sans aucune préciosité, que l’auteure prend soin en conclusion de donner comme une étape ouvrant la voie à d’autres recherches, devrait aussi inciter les institutions à patrimonialiser les œuvres qui peuvent contribuer à décoloniser le regard et à déconstruire les stéréotypes coloniaux.
[1] - Nicolas Schaub, Représenter l’Algérie. Images et conquête au xixe siècle, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2015.