
Nouvel an de Juli Zeh
Traduit par Rose Labourie
Cette parabole moderne soulève de nombreuses questions : le poids du passé sur la santé mentale, l’action responsable, le sentiment d’être dépassé par les événements, l’intolérance face à ceux qui ne « fonctionnent » pas.
Le roman Nouvel An, sous l’apparence d’un topos imaginaire et facile d’accès, n’est pas moins une confrontation lucide avec les maux de la société actuelle et avec les fragilités humaines. Juli Zeh, en tant qu’observatrice attentive, pose les yeux sur la misère de l’individu humain qui cherche sa place dans le monde contemporain. Lorsqu’à la surface, l’humain semble « fonctionner », lorsque sa vie de famille, son travail, son rapport aux enfants, son confort de vie semblent « fonctionner », tout autre questionnement apparaît inutile. Les réalités plus profondes, l’essence invisible, l’expérience intériorisée de l’homme passent au second plan, le jugement de valeur se portant à chaque fois sur le critère du fonctionnement en conformité avec les attentes sociales.
Ainsi, Henning semble « fonctionner ». Il est marié à Theresa avec laquelle il a deux jeunes enfants, Bibbi et Jonas. Il partage avec sa femme la tâche de l’éducation, chacun travaillant à mi-temps, elle dans un cabinet d’expertise comptable, lui dans une maison d’édition. Le mieux qu’il le peut, Henning s’acquitte de ses tâches de père qui jongle entre le travail et les enfants, et il n’est pas rare qu’il se sente dépassé. Il n’a pas d’autre choix que de « fonctionner » parfaitement, jour après jour, quitte à faire semblant que ses luttes intérieures, ses fragilités psychologiques et le combat contre son passé n’existent pas… alors qu’ils le taraudent jour et nuit.
C’est la chose qui le tenaille, les crises d’angoisse qui font tellement palpiter son cœur qu’il a l’impression d’en mourir, le souffle court, mais l’impératif de l’apparence s’impose : personne ne doit se rendre compte de ses défaillances humaines. L’homme-machine qui est jugé en fonction de sa capacité à fonctionner est déjà évoqué dans Corpus delicti. Un procès1, lorsque Heinrich Kramer ne comprend pas pourquoi il faudrait remettre en question le bien-fondé de l’idéologie qui élève la santé à l’unique raison d’État, la méthode, puisqu’elle « fonctionne ». Henning a assimilé ce credo et se rassure : « Après tout, dans la vie, on en revient toujours à la même question : est-ce que les choses fonctionnent ? Et tant que c’est le cas, il n’y a rien à faire. Son couple avec Theresa fonctionne plutôt bien. L’organisation familiale fonctionne plus ou moins. Henning fonctionne avec les enfants, du mieux qu’il peut, et il fonctionne pas mal dans son boulot. » Pourtant, à l’abri des regards, Henning ne fonctionne pas si bien, entre sa culpabilisation lorsqu’il a le sentiment de ne pas être à la hauteur des attentes de sa famille et de la société, son désir d’échapper aux obligations sociales, et son impression de ne rien faire pour lui-même : « Sa vie est une fuite, il ne termine rien, ne trouve le temps de rien. »
Henning débute la nouvelle année 2018 à Lanzarote par une sortie en solitaire à vélo sur la route qui monte au volcan Atalaya, laissant femme et enfants dans la maison de vacances afin de se défaire, pour quelques heures, des pressions psychologiques de la chose. Henning défie ses capacités physiques et se concentre sur sa respiration : inspirer, expirer. Le village de Femés apparaît enfin, endormi en ce premier jour de l’an. Henning continue la route jusqu’à la dernière maison, dont la vue lui est étrangement familière. Lisa, la propriétaire du lieu, l’accueille, lui donne à boire et à manger et le guide à travers la maison. C’est alors que Henning revit son expérience traumatisante, celle qu’il a vécue dans cette maison lorsqu’il avait 5 ans. À l’époque, ses parents Ulla et Werner avaient loué cette maison pour les vacances avec sa petite sœur de 2 ans, Luna. Alerté par les enfants paniqués, lorsqu’ils découvrent leur mère sur le canapé avec le jardinier Noah, dont le corps à torse nu semblait l’écraser, Werner quitte sur un coup de tête la maison et se rend avec la voiture de location à l’aéroport. Ulla le suit en pleine nuit, laissant les deux enfants seuls, et se retrouve pendant trois jours dans le coma à l’hôpital après un accident de la route. Restés seuls à la maison, sans eau, sans nourriture, les enfants attendent le retour des parents. Henning se sent responsable de sa petite sœur, mais cette responsabilité pèse trop lourd sur ses jeunes épaules et fait basculer les sentiments de l’amour pour Luna vers la haine, de l’espoir vers le désespoir, du courage vers la panique. Zeh peint avec brio le monde vu avec les yeux de deux enfants qui se trouvent à devoir affronter une situation qui les dépasse, mais à laquelle ils essaient de faire face avec une touchante ingénuité.
Cette parabole moderne soulève de nombreuses questions : le poids du passé sur la santé mentale, l’action responsable, le sentiment d’être dépassé par les événements, l’intolérance face à ceux qui ne « fonctionnent » pas. Les injonctions sociales à la performance relèguent l’âme au dernier plan : seule la satisfaction de l’exigence de « fonctionner » semble lui assurer une place dans la société contemporaine.
- 1. Julie Zeh, Corpus delicti. Un procès, trad. par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus, Arles, Actes Sud, 2010.